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Karl Marx

Le Capital - Livre 1er
7e°section : Accumulation du capital

Chapitre 23 : La loi générale de l'accumulation capitaliste
Sous-chapitres 1 à 4

 

 

Source:

Le Capital - Livre premier
Paris, Messidor/Éditions sociales, 1983, p. 686‑727 [1]

 

 

 

 

 

 

 

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Textes de Karl Marx ‑ Sommaire

 

 

 

 

 

 

1. Demande croissante en force de travail au fur et à mesure de l'accumulation, à composition constante du capital

Nous traiterons dans ce chapitre de l'influence qu'exerce la croissance du capital sur les destinées de la classe ouvrière. Dans l'étude de cet aspect, le facteur le plus important est la composition du capital avec les modifications qu'elle subit tout au long du procès d'accumulation.

La composition du capital doit être prise en un double sens. Du côté de la valeur, elle se détermine par la proportion selon laquelle il se divise en capital constant, ou valeur des moyens de production, et capital variable, ou valeur de la force de travail, somme globale des salaires. Du côté de la matière, telle qu'elle fonctionne dans le procès de production, tout capital se divise en moyens de production et force de travail vivante. Cette composition se détermine par le rapport entre la masse des moyens de production employés, d'un côté, et la quantité de travail requise pour employer ceux-ci, de l'autre. La première composition, je l'appelle composition-valeur du capital, la seconde, composition technique du capital. Il existe entre les deux une étroite corrélation; et pour exprimer cette corrélation, je donne à la composition-valeur du capital, dans la mesure où elle est déterminée par sa composition technique et reflète les modifications de cette dernière, le nom de: composition organique du capital. Chaque fois qu'il sera question de composition du capital sans autre précision, il faudra toujours comprendre composition organique du capital.

Les très nombreux capitaux singuliers placés dans une branche de production déterminée ont, d'un capital à l'autre, des compositions plus ou moins différentes. La moyenne de ces compositions singulières nous donne la composition du capital global de cette branche de production. Enfin, la moyenne globale des compositions moyennes de l'ensemble des branches de production nous donne la composition du capital social d'un pays, et c'est de celle-ci exclusivement, en dernière instance, qu'il sera question maintenant.

La croissance du capital inclut la croissance de sa composante variable, celle qui est convertie en force de travail. Une partie de la survaleur transformée en capital supplémentaire doit en permanence être retransformée en capital variable, en fonds de travail supplémentaire. Si nous supposons que la composition du capital, tous autres facteurs demeurant identiques par ailleurs, demeure elle-même inchangée, c'est-à-dire qu'une masse déterminée de moyens de production ou de capital constant requiert en permanence la même masse de force de travail pour être mise en mouvement, il est clair que la demande en travail et le fonds de subsistance des travailleurs s'accroîtront proportionnellement à la croissance du capital, et ce d'autant plus rapidement que celle-ci sera plus rapide. Comme le capital produit chaque année une survaleur dont chaque année une partie est annexée au capital original, comme cet incrément s'accroît lui-même chaque année avec le volume en augmentation du capital déjà en fonction, et comme enfin, sous l'effet d'une excitation particulière de la pulsion d'enrichissement, l'ouverture, par exemple, de nouveaux marchés, de nouvelles zones de placement pour le capital dues au développement de nouveaux besoins sociaux, etc. l'échelle de l'accumulation est rendue soudain extensible par une simple modification du partage de la survaleur ou du surproduit, en capital et revenu, il se peut alors que les besoins d'accumulation du capital dépassent la croissance de la force de travail ou du nombre de travailleurs, que l'offre en travailleurs dépasse la demande, et que, par conséquent, les salaires montent. C'est même en fin de compte nécessairement le cas quand perdure sans variation notre hypothèse ci-dessus. Comme il y a chaque année plus de travailleurs rendus actifs que l'année précédente, il faut bien qu'un jour ou l'autre on en vienne au point où les besoins de l'accumulation commencent à déborder l'offre habituelle en travail, et où intervient, donc, la hausse des salaires. Pendant tout le XVe siècle et toute la première moitié du XVIIIe, on entend des gens se plaindre de cela en Angleterre. Toutefois, les circonstances plus ou moins favorables dans lesquelles les travailleurs salariés se maintiennent en vie et s'accroissent ne changent rien au caractère fondamental de la production capitaliste. De la même façon que la reproduction simple reproduit en permanence le rapport capitaliste, capitalistes d'un côté, travailleurs salariés de l'autre, la reproduction à une échelle élargie, l'accumulation, reproduit le rapport capitaliste à une échelle élargie, plus de capitalistes ‑ ou de plus gros capitalistes ‑ à ce pôle-ci, plus de salariés à ce pôle-là. La reproduction de la force de travail, qui doit sans cesse s'incorporer au capital comme moyen de valorisation, qui ne peut pas se séparer de lui, et dont l'appartenance au capital n'est que masquée par les changements individuels de capitalistes auxquels elle se vend, constitue en fait un moment de la reproduction du capital lui-même. L'accumulation du capital est donc en même temps augmentation du prolétariat[2].

L'économie classique a tellement bien compris cette proposition qu'Adam Smith, Ricardo, etc., comme nous l'avons déjà mentionné, ont même faussement assimilé l'accumulation à la consommation de toute la partie capitalisée du surproduit par des travailleurs productifs, à sa transformation en salariés supplémentaires. Dès 1796 John Bellers déclare:

Imaginons que quelqu'un possède 100.000 acres de terre, et autant de livres sterling et autant de têtes de bétail, que serait donc ce riche propriétaire, s'il n'avait pas de travailleur, sinon un travailleur lui-même? Et de même que ce sont les travailleurs qui font que les gens sont riches, plus il y aura de travailleurs, plus il y aura de riches... Le travail du pauvre est la mine d'or du riche?[3]

-

Écoutons encore Bernard de Mandeville au début du XVIIIe siècle:

Là où la propriété est suffisamment protégée, il serait plus aisé de vivre sans argent que sans pauvres, car sinon, qui ferait le travail. De même qu'il faut garder les travailleurs de la famine, il faudrait aussi qu'ils ne reçoivent rien qui vaille d'être épargné. S'il arrive ici ou là qu'un homme des classes les plus basses parvienne, au prix d'un courage exceptionnel et en se serrant la ceinture, à s'élever au-dessus de sa condition première, il ne faut pas que quiconque l'en empêche: la frugalité est certes la ligne de conduite la plus sage pour toute personne privée, et pour toute famille privée au sein de la société; mais c'est aussi l'intérêt de toutes les nations aisées que la majeure partie de la population pauvre ne demeure pas inactive et qu'elle dépense toujours néanmoins ce qu'elle gagne... Ceux qui gagnent leur vie en travaillant tous les jours n'ont rien qui les aiguillonne à se rendre serviables que leurs besoins, qu'il est avisé de vouloir soulager, mais qu'il serait insensé de guérir. La seule chose qui donne à un homme de l'ardeur au travail, c'est un salaire modéré. Si le salaire est trop faible, selon les tempéraments, il lui fera perdre tout courage ou tout espoir, et s'il est trop élevé, il le rendra insolent et paresseux... Il découle de tout cela que dans une nation libre où l'esclavage est interdit, la richesse la plus sûre consiste en une masse de pauvres de mentalité travailleuse. Outre le fait qu'ils constituent une source intarissable pour l'approvisionnement de la flotte et de l'armée, il n'y aurait pas sans eux de jouissance possible et l'on ne pourrait nulle part mettre en valeur le produit du pays. Pour rendre la société [laquelle est faite naturellement de non-travailleurs (K. M.)] heureuse et satisfaire le peuple, malgré le besoin dans lequel il se trouve, il faut que la grande majorité demeure à la fois dans l'ignorance et la pauvreté. Le savoir élargit et multiplie nos désirs, et moins un homme désire, plus on peut facilement satisfaire ses besoins[4].

Ce que Mandeville ne conçoit pas encore, bien qu'il soit un homme honnête et une tête lucide, c'est que le mécanisme du procès d'accumulation lui-même accroît, en même temps que le capital, la masse des "pauvres de mentalité travailleuse", c'est-à-dire de salariés qui doivent transformer leur force de travail en une force de valorisation croissante du capital en accroissement, et perpétuer par là même leur rapport de dépendance à l'égard de leur propre produit, tel qu'il est personnifié dans le capitaliste. Dans sa Situation des pauvres, ou histoire de la classe laborieuse en Angleterre, Sir F. M. Eden remarque à propos de ce rapport de dépendance:

« Dans la zone où nous sommes, il faut du travail pour satisfaire les besoins, et c'est pour cette raison qu'une partie au moins de la société doit travailler sans relâche... Un petit nombre de gens qui ne travaillent pas disposent néanmoins des produits du courage des autres. Mais ces propriétaires ne doivent cette situation qu'à la civilisation et à l'ordre en vigueur; ils sont de pures créatures des institutions civiles[5] Celles-ci en effet ont reconnu et avalisé le fait qu'on puisse s'approprier les fruits du travail autrement que par le travail. Les gens qui ont une fortune indépendante doivent presque entièrement celle-ci au travail d'autres personnes, et non à leurs propres capacités, qui ne sont en rien meilleures que celles des autres; ce n'est pas la possession de terre et d'argent, mais le fait de commander du travail (the command of labour) qui distingue les riches des pauvres... Ce qui conviendrait au pauvre, ce n'est pas une situation de servilité ou d'abjection, mais un rapport de dépendance aisée et libérale (a state of easy and liberal dependance), et à ceux qui ont des biens, une influence et une autorité suffisante sur les gens qui travaillent pour eux... Tous ceux qui connaissent la nature humaine savent que ce rapport de dépendance est une nécessité pour le bien-être même ses travailleurs[6].

Sir F. M. Eden, soit dit en passant, est le seul disciple d'Adam Smith qui ait produit quelque chose d'intéressant au XVIIIe siècle[7].

Dans les conditions d'accumulation, dont nous avons fait l'hypothèse jusqu'à présent et qui sont les plus favorables qui puissent exister pour les travailleurs, leur rapport de dépendance à l'égard du capital revêt des formes supportables, ou comme dit Eden, "aisées et libérales". Au lieu de devenir plus intensif à mesure que croît le capital, il devient simplement plus extensif, c'est-à-dire que la sphère d'exploitation et de domination du capital ne s'étend qu'à proportion de l'augmentation de sa propre dimension et du nombre de ses sujets. Il reflue vers eux, sous la forme de moyens de paiement, une plus grande partie de leur propre surproduit, qui va grossissant et est toujours plus largement transformé en capital supplémentaire, si bien qu'ils peuvent élargir le cercle des choses dont ils jouissent, qu'ils peuvent mieux équiper leur fonds de consommation de vêtements, de meubles, etc. et constituer de petits fonds de réserve financière. Mais pas plus qu'une amélioration de l'habillement, de la nourriture, de leur traitement et l'augmentation de leur peculium[8]* n'abolissaient le rapport de dépendance et l'exploitation de l'esclave, elles n'abolissent la situation du travailleur salarié. La hausse du prix du travail consécutive à l'accumulation du capital signifie en fait simplement que l'ampleur et le poids de la chaîne d'or que le salarié s'est lui-même déjà forgée, permettent qu'on la serre un peu moins fort. Dans toutes les controverses sur ce sujet on a le plus souvent négligé le principal, la differentia specifica de la production capitaliste. On n'y achète pas la force de travail pour que son service ou son produit satisfasse les besoins personnels de l'acheteur. Le but de celui-ci est la valorisation de son capital, la production de marchandises qui contiennent plus de travail qu'il n'en paie, qui contiennent donc une portion de valeur qui ne lui coûte rien et qui sera néanmoins réalisée par la vente des marchandises. Produire de la survaleur, faire du plus et du plus, telle est la loi absolue de ce mode de production. La force de travail n'est vendable que dans la mesure où elle conserve les moyens de production comme capital, reproduit sa propre valeur comme capital et fournit dans un travail non payé une source de capital supplémentaire[9]. Les conditions de sa vente, qu'elles soient plus ou moins favorables pour le travailleur, impliquent donc nécessairement qu'elle soit en permanence revendue et que la richesse se reproduise en permanence à une échelle élargie comme capital. Le salaire, comme nous l'avons vu, entraîne toujours, par sa nature même, la fourniture par l'ouvrier d'un quantum déterminé de travail non payé. Indépendamment du cas où la hausse du salaire va de pair avec une baisse du prix du travail, son augmentation ne signifie dans le meilleur des cas qu'une diminution quantitative du travail non payé que l'ouvrier doit fournir. Cette diminution ne peut jamais se poursuivre jusqu'au point où elle menacerait le système lui-même. Si l'on met à part les conflits violents qui surgissent à propos du taux du salaire ‑ et Adam Smith a déjà montré qu'en gros, dans ce genre de conflit, c'est toujours le maître qui a le dernier mot ‑ une hausse du prix du travail, issue de l'accumulation du capital, implique toujours l'alternative suivante:

Ou bien le prix du travail continue de grimper parce que son élévation ne perturbe pas le progrès de l'accumulation; rien de merveilleux à cela étant donné, nous dit A. Smith, que

même avec des profits en baisse les capitaux augmentent; ils s'accroissent même plus rapidement qu'avant... Un capital de dimension importante s'accroît en général plus rapidement, même avec un profit plus faible qu'un petit capital avec un profit élevé[10].

Il est manifeste dans ce cas qu'une diminution du travail non payé ne compromet en rien l'expansion de la domination du capital. ‑ Ou bien, c'est l'autre terme de l'alternative, l'accumulation mollit du fait d'une hausse du prix du travail, parce que l'aiguillon du gain s'émousse. L'accumulation diminue. Mais à mesure qu'elle diminue, disparaît aussi la cause de sa diminution, savoir, la disproportion entre capital et force de travail exploitable. Le mécanisme du procès de production capitaliste élimine donc de lui-même les obstacles qu'il se crée temporairement. Le prix du travail retombe à un niveau correspondant aux besoins de valorisation du capital, que celui-ci soit désormais inférieur, supérieur ou égal au niveau qui était considéré comme normal avant qu'entre en jeu l'accroissement des salaires: comme on le voit, dans le premier cas ce n'est pas la diminution de la croissance absolue ou proportionnelle de la force de travail ou de la population ouvrière qui rend le capital excédentaire, mais à l'inverse l'augmentation du capital qui rend insuffisante la force de travail exploitable. Dans le deuxième cas, ce n'est pas l'augmentation de la croissance absolue ou proportionnelle de la force de travail ou de la population ouvrière qui rend le capital insuffisant, mais à l'inverse la diminution du capital qui rend excédentaire la force de travail exploitable, ou plus exactement son prix. Ce sont ces mouvements absolus dans l'accumulation du capital qui se reflètent comme mouvements relatifs dans la masse de la force de travail exploitable et semblent par conséquent être dus aux mouvements de cette dernière. Ou, pour formuler les choses mathématiquement: c'est la grandeur de l'accumulation qui est la variable indépendante, et la grandeur du salaire la grandeur dépendante, et non l'inverse. C'est ainsi que dans la phase de crise du cycle industriel, la chute générale des prix des marchandises s'exprime comme une hausse de la valeur relative de l'argent, et que dans les phases de prospérité, la hausse générale des prix des marchandises s'exprime comme chute de la valeur relative de l'argent. L'École dite des currencistes en déduit que lorsque les prix sont élevés c'est qu'il circule trop d'argent, et inversement, qu'il en circule trop peu lorsque les prix sont bas[11]*. Leur ignorance et leur méconnaissance totale des faits[12] ont un pendant digne d'elles chez les économistes qui tirent l'interprétation de ces phénomènes de l'accumulation du côté du nombre des salariés existants, trop nombreux dans un cas, trop peu dans l'autre.

La loi de la production capitaliste, qui est à la base de ce qu'on appelle prétendument la "loi naturelle de population", revient tout simplement à ceci: le rapport entre capital, accumulation et taux du salaire n'est autre que le rapport entre le travail non payé, transformé en capital, et le surplus de travail requis pour la mise en mouvement du capital supplémentaire. Ce n'est en aucune façon un rapport entre deux grandeurs indépendantes, grandeur du capital d'un côté, chiffre de la population ouvrière de l'autre, mais c'est au contraire et en dernière instance uniquement le rapport entre le travail payé et le travail non payé de cette population ouvrière. Si la quantité de travail non payé fourni par la classe ouvrière et accumulée par la classe capitaliste croît suffisamment vite pour pouvoir se transformer en capital par une simple adjonction exceptionnelle de travail payé, le salaire montera, et, toutes choses égales par ailleurs, le travail non payé diminuera proportionnellement. Mais dès que cette diminution atteint le point où le surtravail qui alimente le capital n'est plus offert en quantité normale, il se produit une réaction: une part moindre du revenu est capitalisée, l'accumulation est paralysée et le mouvement ascensionnel des salaires subit un contrecoup. L'élévation du prix du travail est donc condamnée à rester dans des limites qui non seulement laissent intacts les fondements du système capitaliste, mais également garantissent sa reproduction à une échelle croissante. La loi de l'accumulation mystifiée en loi naturelle n'exprime donc en fait que ceci: que la nature de l'accumulation exclut toute diminution du taux d'exploitation du travail ou toute augmentation du prix du travail qui pourrait mettre sérieusement en péril la reproduction permanente du rapport capitaliste et sa reproduction à une échelle toujours élargie. Il ne peut en être autrement dans un mode de production où le travailleur n'est là que pour les besoins de valorisation de valeurs déjà existantes, au Heu qu'à l'inverse ce soit la richesse matérielle qui existe pour les besoins du développement du travailleur. De la même façon que dans la religion l'homme est dominé par une fabrication de son propre cerveau, dans la production capitaliste il est dominé par une fabrication de sa propre main[13].

2. Diminution relative de la part de capital variable à mesure des progrès de l'accumulation et de la concentration qui l'accompagne

Les économistes eux-mêmes considèrent que ce n'est ni Je volume existant de la richesse sociale, ni la grandeur du capital déjà acquis qui entraînent une hausse des salaires, mais unique­ment la croissance continue de l'accumulation et le degré de vitesse de cette croissance. (A. Smith, Livre I, chap. 8). Nous n'avons considéré jusqu'ici qu'une phase particulière de ce procès, celle où l'accroissement du capital a lieu alors que la composition technique du capital reste la même. Mais le procès va au-delà de cette phase.

Une fois données les bases générales du système capitaliste, il arrive toujours au cours de l'accumulation un moment où le développement de la productivité du travail social devient le levier le plus puissant de l'accumulation.

La même cause, [dit A. Smith,] qui hausse les salaires, à savoir l'augmentation du capital, tend à l'élévation des capacités productives du travail et met une plus petite quantité de travail en état d'engendrer une plus grande quantité de produits[14]*.

Si l'on fait abstraction des conditions naturelles, telle que la fertilité du sol, etc., et de l'habileté de producteurs indépendants travaillant de façon isolée, qui se manifeste quand même plus dans la qualité de l'ouvrage bien fait que quantitativement dans sa masse, le degré social de la productivité du travail s'exprime dans le volume relatif des moyens de production qu'un travailleur transforme en produits en un temps donné avec la même intensité de force de travail. La masse des moyens de production avec lesquels il fonctionne croît avec la productivité de son travail. Ces moyens de production jouent ici un double rôle. La croissance des uns est la conséquence de la productivité croissante du travail, celle des autres en est la condition. Par exemple, avec la division du travail propre aux manufactures et à l'emploi de la machinerie, il y a plus de matières premières transformées en même temps, et c'est donc une masse plus grande de matières premières et de matières auxiliaires qui entre dans le procès de travail. Ceci est la conséquence de la productivité croissante du travail. D'un autre côté, la masse de la machinerie, des animaux de labeur, des engrais minéraux, des canaux de drainage, etc. qui sont utilisés, est la condition de la productivité croissante du travail. Tout comme la masse des moyens de production concentrés dans des bâtiments, des fours géants, des moyens de transports, etc. Mais qu'il soit condition ou conséquence, le volume croissant des moyens de production exprime, comparé à la force de travail qui lui est incorporée, la productivité croissante du travail. L'augmentation de cette dernière apparaît ainsi dans la diminution de la masse de travail proportionnellement à la masse de moyens de production qu'elle met en mouvement, ou encore dans la diminution de la grandeur du facteur subjectif du procès de travail comparé à ses facteurs objectifs.

Cette modification dans la composition technique du capital, la croissance dans la masse des moyens de production comparée à la masse de la force de travail qui l'anime, se reflète dans la composition de sa valeur, dans l'augmentation de la composante constante de la valeur-capital aux dépens de sa composante variable. Admettons par exemple, et si l'on calcule en pourcentages, qu'un capital soit originellement investi à 50 % en moyens de production et à 50 %  en force de travail, puis ultérieurement, avec le développement du degré de productivité du travail, à 80 % en moyens de production et à 20 % en force de travail, etc. Cette loi de la croissance ascensionnelle de la part du capital constant par rapport à la part de capital variable se trouve (ainsi que nous l'avons précédemment développé) confirmée à chaque pas par l'analyse comparative des prix des marchandises, que nous comparions des époques économiques différentes dans une même nation ou différentes nations à la même époque. La grandeur relative de l'élément du prix ne représente que la valeur des moyens de production consommés, ou la part du capital constant, sera directement proportionnelle au progrès de l'accumulation, et la grandeur relative de l'autre élément du prix, qui paie le travail ou représente la part du capital variable, sera en général inversement proportionnelle à cette même progression.

La diminution de la part de capital variable par rapport à la part de capital constant, ou la modification de la composition de la valeur-capital, n'indiquent cependant que de manière approximative le changement dans la composition de ses composantes matérielles. Si, par exemple, la valeur-capital investie à l'heure actuelle dans la filature est pour 7/8 constante et pour 1/8 variable, alors qu'elle était à 1/2 constante et à 1/2 variable au début du XVIIIe siècle, en revanche, la masse des matières premières, des moyens de travail, etc. que consomme aujourd'hui de façon productive un quantum déterminé de travail de filature est plusieurs centaines de fois plus grande qu'au début du XVIIIe siècle. La raison en est tout simplement qu'avec la productivité croissante du travail, ce n'est pas seulement le volume des moyens de production qu'elle utilise qui s'élève, mais aussi leur valeur qui baisse, comparée à leur volume. Leur valeur s'élève donc de façon absolue, mais non proportionnellement à leur volume. L'accroissement de la différence entre capital constant et capital variable est, par conséquent, beaucoup plus faible que celui de la différence entre la masse des moyens de production en laquelle le capital constant est converti, et la masse de force de travail en laquelle le capital variable est converti. La première différence augmente avec la dernière. mais à un degré moindre.

Par ailleurs, quand le progrès de l'accumulation amoindrit la grandeur relative de la part de capital variable, il n'exclut par là aucunement l'élévation de sa grandeur absolue. Supposons qu'une valeur-capital se divise au début à 50 % en capital variable, puis passe ultérieurement à 80 % de capital constant et 20 % de capital variable. Si le capital initial, disons de 6.000 l. st., est passé entre-temps à 18.000 l. st., sa composante variable a elle aussi grandi de 1/5. Elle était de 3.000 l. st., elle s'élève maintenant à 3.600 l. st. Mais là où un accroissement de capital de 20 % eût suffi auparavant à faire monter la demande de travail de 20 %, il faut maintenant que le capital initial triple pour y parvenir.

Nous avons montré dans la quatrième section comment le développement de la force productive sociale du travail présupposait la coopération à une grande échelle, et comment c'était seulement à partir de cette condition préalable que la division et la combinaison du travail pouvaient être organisées, que des moyens de production pouvaient être économisés par une concentration massive, que des moyens de travail qui n'étaient jusqu'alors matériellement utilisables que de façon conjuguée, comme le système de la machinerie par exemple, etc. pouvaient être conçus, que des forces naturelles gigantesques pouvaient être comprimées et mises au service de la production, et que la transformation du procès de production en application technologique de la science pouvait être accomplie. Sur la base de la production marchande, où les moyens de production sont la propriété de personnes privées, et où le travailleur manuel produit par conséquent ses marchandises, soit de façon isolée et autonome, soit en vendant sa force de travail comme marchandise, parce que les moyens pour avoir une entreprise personnelle lui font défaut, cette condition préalable se réalise seulement par la croissance des capitaux individuels, ou dans la mesure où les moyens sociaux de production et de subsistance sont transformés en propriété privée des capitalistes. Le sol de la production marchande ne peut soutenir la production à une grande échelle que sous une forme capitaliste. La condition préalable du mode de production spécifiquement capitaliste est donc une certaine accumulation de capital entre les mains de producteurs individuels de marchandise. C'est pourquoi nous avons dû sous-entendre son existence dans le passage de l'artisanat à l'entreprise capitaliste. On peut l'appeler accumulation initiale, parce qu'au lieu d'être le résultat historique de la production spécifiquement capitaliste, elle en est le fondement historique. Nous n'avons pas encore besoin d'analyser ici la façon dont elle-même survient. Il suffit de dire qu'elle constitue le point de départ. Mais toutes les méthodes qui visent à élever la force productive sociale du travail et qui grandissent sur cette base sont en même temps des méthodes de production accrue de survaleur, ou de surproduit, qui est de son côté l'élément constitutif de l'accumulation. Ce sont donc en même temps des méthodes de production de capital par du capital, des méthodes d'accumulation accélérée de celui-ci. La reconversion continuelle de survaleur en capital se présente comme grandeur croissante de capital entrant dans le procès de production. Cette grandeur devient à son tour la base d'un élargissement de l'échelle de la production, des méthodes qui vont de pair pour faire monter la force productive du travail, et d'une accélération de la production de survaleur. Si un certain degré d'accumulation du capital apparaît ainsi comme condition du mode de production spécifiquement capitaliste, celui-ci provoque en retour une accumulation accélérée du capital. Le mode de production spécifiquement capitaliste se développe par conséquent avec l'accumulation du capital, et l'accumulation du capital avec le mode de production spécifiquement capitaliste. Ces deux facteurs économiques créent, selon le rapport composé de l'impulsion qu'ils se donnent réciproquement, le changement dans la composition technique du capital, qui fait que la composante variable du capital devient de plus en plus petite comparée à sa partie constante.

Chaque capital individuel est une concentration plus ou moins grande de moyens de production, à laquelle correspond le commandement d'une armée plus ou moins grande de travailleurs. Chaque accumulation devient le moyen d'une accumulation nouvelle. À mesure que s'accroît la masse de la richesse fonctionnant en tant que capital, elle étend la concentration de cette richesse entre les mains de capitalistes individuels, et par là même la base de la production à grande échelle et des méthodes de production spécifiquement capitalistes. La croissance du capital social s'effectue au sein même de l'accroissement des nombreux capitaux individuels. En supposant que tous les autres facteurs restent les mêmes par ailleurs, les capitaux individuels, et avec eux la concentration des moyens de production, croissent dans la proportion des moyens de production, croissent dans la proportion où ils constituent des parts aliquotes du capital social dans son ensemble. Dans le même temps, des capitaux dissidents essaiment loin des capitaux originaux et fonctionnent comme nouveaux capitaux autonomes. La distribution de la fortune entre familles de capitalistes joue ici, entre autres, un rôle important. C'est pourquoi, avec l'accumulation du capital, le nombre des capitalistes croît plus ou moins. Deux aspects caractérisent ce type de concentration qui repose immédiatement sur l'accumulation ou plutôt qui lui est identique. Premièrement: la concentration croissante des moyens sociaux de production entre les mains de capitalistes individuels est limitée, si tous les autres facteurs restent par ailleurs les mêmes, par le degré de croissance de la richesse sociale. Deuxièmement: la part de capital social ancrée dans chacune des phases particulières de la production est répartie entre de nombreux capitalistes qui s'affrontent comme autant de producteurs indépendants, en concurrence les uns avec les autres. L'accumulation et la concentration qui l'accompagnent ne sont donc pas seulement éparpillées en de nombreux points; la croissance des capitaux en fonction est en outre traversée de part en part par la formation de nouveaux capitaux et l'éclatement de capitaux anciens. Si l'accumulation se présente donc, d'un côté, comme la concentration croissante des moyens de production et du commandement du travail, elle se présente aussi, d'autre part, comme la répulsion réciproque d'un grand nombre de capitaux individuels.

À cet éparpillement du capital social global en une multitude de capitaux individuels, à cette répulsion qui éloigne ses fractions les unes des autres, s'oppose l'effet inverse de leur attraction. Il ne s'agit plus de la concentration simple des moyens de production et du commandement du travail, qui est identique à l'accumulation. Il s'agit de la concentration de capitaux déjà constitués, de l'abolition de leur autonomie individuelle, de l'expropriation du capitaliste par le capitaliste, de la transformation de nombreux capitaux de petite taille en un nombre moindre de capitaux plus grands. Ce procès se distingue du premier en ce qu'il présuppose seulement une répartition modifiée des capitaux déjà existants et en fonction, et donc que son champ d'action ne soit pas borné par la croissance absolue de la richesse sociale ou les limites absolues de l'accumulation. Le capital grossit en un lieu entre les mains d'une seule personne et atteint de grandes proportions, parce qu'il est perdu en un autre lieu, par de nombreux autres détenteurs. C'est la centralisation proprement dite, par opposition à l'accumulation et à la concentration.

Nous ne pouvons développer ici les lois de cette centralisation des capitaux, ou de l'attraction du capital par le capital. Nous nous contenterons d'une brève évocation factuelle. La bataille de la concurrence se mène par l'abaissement du prix des marchandises. Le bas prix des marchandises dépend, caeteris paribus, de la productivité du travail, mais celle-ci dépend de l'échelle de la production. Il s'ensuit que les capitaux plus grands battent les plus petits. On se souvient, par ailleurs, qu'avec le développement du mode de production capitaliste, s'accroît le volume minimum du capital individuel requis pour gérer une affaire dans ses conditions normales. C'est pourquoi les capitaux plus petits affluent vers des sphères de la production dont la grande industrie ne s'est jusqu'alors emparée que de façon sporadique ou imparfaite. La concurrence y fait rage en raison directe du nombre, et en raison inverse de la grandeur des capitaux qui rivalisent entre eux. Elle se termine toujours par la ruine de nombreux petits capitalistes, dont les capitaux passent, pour une part, entre les mains du vainqueur et, pour l'autre, trépassent. Indépendamment de cela, il se constitue avec la production capitaliste une puissance toute nouvelle, le système de crédit, qui s'installe au début en catimini, comme modeste assistant de l'accumulation, puis attire par d'invisibles fils, que tiennent des capitalistes individuels ou associés, les moyens de paiement éparpillés en masses plus ou moins grandes à la surface de la société, mais devient bientôt une nouvelle arme redoutable dans la bataille de la concurrence, et se transforme enfin en un monstrueux mécanisme social de centralisation des capitaux.

Dans la mesure même où se développent la production et l'accumulation capitalistes, se développent aussi la concurrence et le crédit, ces deux leviers les plus puissants de la centralisation. Parallèlement, le progrès de l'accumulation augmente la matière centralisable, c'est-à-dire les capitaux individuels, tandis que l'extension de la production capitaliste crée en un lieu le besoin social et en un autre les moyens techniques de ces formidables entreprises industrielles, dont l'accomplissement est lié à une centralisation préalable du capital. La force d'attraction mutuelle des capitaux singuliers et la tendance à la centralisation n'ont donc jamais été aussi fortes qu'aujourd'hui. Mais bien que l'extension et l'énergie relatives du mouvement centralisateur soient déterminées, dans une certaine mesure, par la grandeur déjà acquise de la richesse capitaliste et par la supériorité du mécanisme économique, il ne s'ensuit nullement pour autant que le progrès de la centralisation dépende de la croissance positive dans l'ordre de grandeur du capital social. Et c'est ceci en particulier qui distingue la centralisation de la concentration, qui n'est qu'une autre expression pour désigner la reproduction à une échelle élargie. La centralisation peut survenir d'une simple modification dans la répartition des capitaux déjà existants, d'un simple changement dans le regroupement quantitatif des composantes du capital social. Le capital peut croître en un lieu entre les mains d'une seule personne pour atteindre des masses considérables, parce qu'il est soustrait en un autre des mains de nombreuses personnes. Dans une branche d'activité donnée, la centralisation aurait atteint ses limites extrêmes si tous les capitaux qui y avaient été investis s'étaient fondus en un capital singulier[15]. Dans une société donnée, cette limite ne serait atteinte qu'au moment où l'ensemble du capital social serait réuni entre les mains d'un seul, qu'il s'agisse d'un capitaliste ou d'une société de capitalistes.

La centralisation complète l'oeuvre de l'accumulation en ce qu'elle met les capitalistes industriels à même d'étendre l'échelle de leurs opérations. Que ce dernier résultat soit la conséquence de l'accumulation ou de la centralisation; que la centralisation s'effectue par la voie violente de l'annexion, où certains capitaux deviennent des centres de gravité si prépondérants pour d'autres capitaux qu'ils en brisent la cohésion individuelle et attirent ensuite à eux leurs morceaux épars, ou que la fusion d'une foule de capitaux, déjà constitués ou en train de le faire, s'effectue par le procédé plus souple de la formation de société par actions, l'effet économique reste le même. L'extension croissante des établissements* industriels constitue partout le point de départ d'une organisation plus englobante de l'ensemble du travail d'un grand nombre de personnes, d'un développement plus large de ses forces motrices matérielles, c'est-à-dire de la transformation progressive de procès de production isolés et menés de manière traditionnelle en procès de production combinés socialement et selon des dispositifs scientifiques.

Mais il est évident que l'accumulation, l'accroissement progressif du capital par la reproduction, qui passe de la forme circulaire à la spirale, est un procédé passablement lent en comparaison de la centralisation qui n'a besoin que de changer le groupement quantitatif des parties intégrantes du capital social. Le monde n'aurait pas encore de chemins de fer s'il avait dû attendre que l'accumulation ait permis à quelques capitaux singuliers d'être de taille à se charger de la construction d'une voie ferrée. La centralisation en revanche y est parvenue en un tour de main au moyen des sociétés par actions. Et tandis que la centralisation élève et accélère ainsi les effets de l'accumulation, elle élargit et accélère en même temps les bouleversements dans la composition technique du capital qui augmentent sa partie constante aux dépens de sa partie variable et diminuent ainsi la demande relative de travail.

Les masses de capitaux qui, du jour au lendemain, se sont retrouvés soudés les uns aux autres par la centralisation, se reproduisent et se multiplient comme les autres, simplement plus vite qu'eux, et deviennent ainsi de nouveaux leviers puissants de l'accumulation sociale. Et donc, quand on parle du progrès de l'accumulation sociale, on y inclut implicitement ‑ de nos jours ‑ les effets de la centralisation.

Ce sont les capitaux supplémentaires formés au cours de l'accumulation normale (voir chap. XXII, 1 [16]) qui servent de préférence de véhicules à l'exploitation d'inventions et de découvertes nouvelles, aux perfectionnements industriels en général. Mais l'ancien capital atteint lui aussi avec le temps le moment où il se renouvelle, change de tête et de membres, fait peau neuve et renaît à son tour sous la figure technique perfectionnée où une moindre quantité de travail suffit pour mettre en mouvement une plus grande masse de machinerie et de matières premières. La diminution absolue de la demande de travail qui s'ensuit nécessairement devient, il va sans dire, d'autant plus grande que les capitaux qui effectuent ce procès de renouvellement sont déjà amassés grâce au mouvement centralisateur.

D'un côté donc, le supplément de capital constitué tout au long de l'accumulation, attire, proportionnellement à sa grandeur, de moins en moins de travailleurs. De l'autre, l'ancien capital, qui est périodiquement reproduit avec une nouvelle composition, repousse un nombre de plus en plus élevé de travailleurs occupés par lui auparavant.

3. Production progressive d'une surpopulation relative ou d'une armée industrielle de réserve

L'accumulation du capital, qui n'apparaissait à l'origine que comme l'élargissement quantitatif de celui-ci, s'accomplit, ainsi que nous l'avons vu, dans un changement qualitatif continuel de sa composition, dans une augmentation permanente de sa composante constante aux dépens de sa composante variable[17].

Le mode de production capitaliste spécifique, le développement de la force productive du travail qui lui correspond, et les changements dans la composition organique du capital qui se trouvent ainsi occasionnés ne se contentent pas de marcher au même pas que le progrès de l'accumulation ou que la croissance de la richesse sociale. Ils marchent incomparablement plus vite que ceux-ci, parce que l'accumulation simple, l'extension absolue de l'ensemble du capital, s'accompagnent de la centralisation de ses éléments individuels, et que le bouleversement du capital supplémentaire s'accompagne du bouleversement technique du capital original. Ainsi, à mesure que progresse l'accumulation, le rapport entre capital constant et capital variable se modifie; s'il était originellement de 1 : 1, il est désormais de 2 : 1, 3 : 1, 4 : 1, 5 : 1, 6 : 1, 7 : 1, etc., si bien que selon la façon dont croît le capital, c'est progressivement 1/3, 1/4, 1/5, 1/6, 1/8, etc. de l'ensemble de sa valeur qui est converti en force de travail au lieu de 1/2, contre 2/3, 3/4, 4/5, 5/6, 7/8, etc. en moyens de production. Comme la demande de travail n'est pas déterminée par le volume du capital global, mais par celui de sa composante variable, elle chute ainsi progressivement à mesure que s'accroît le capital global, au lieu de croître proportionnellement à lui selon notre hypothèse précédente. Elle chute relativement à la grandeur du capital global et selon une progression accélérée, à mesure que s'accroît cette grandeur. Avec la croissance du capital global, sa composante variable, la force de travail qui lui est incorporée, s'accroît bien sûr aussi, mais dans une proportion qui diminue constamment. Les pauses intermédiaires, où l'accumulation agit comme simple élargissement de la production sur une base technique donnée, raccourcissent. Il ne faut pas seulement une accumulation accélérée du capital global selon une progression croissante pour absorber un nombre supplémentaire de travailleurs, de grandeur donnée, ou même, à cause de la métamorphose constante de l'ancien capital, pour occuper le nombre de travailleurs déjà en fonction. Cette accumulation et cette centralisation croissantes se renversent elles-mêmes bientôt de leur côté en une source de changements nouveaux dans la composition du capital, de diminution de nouveau accélérée de sa composante variable par rapport à sa composante constante. Cette diminution relative de sa composante variable, accélérée par la croissance du capital global, et accélérée plus rapidement que sa propre croissance, se présente, d'un autre côté, inversement sous l'apparence d'une croissance absolue de la population ouvrière toujours plus rapide que celle du capital variable, ou des moyens de mettre cette population au travail. Alors qu'au contraire l'accumulation capitaliste produit en permanence, et proportionnellement à son énergie et à son ampleur, une population ouvrière excédentaire relative, excédentaire par rapport aux besoins moyens de valorisation du capital et donc superflue.

Si l'on considère le capital social, global, on s'aperçoit que tantôt le mouvement de son accumulation provoque un changement périodique, et que tantôt ses moments se répartissent en même temps dans les différentes sphères de la production. Dans quelques sphères de production, la modification intervient dans la composition du capital sans qu'il y ait croissance de sa grandeur absolue à la suite d'une simple concentration[18]*; dans d'autres sphères, la croissance absolue du capital est liée à la diminution absolue de sa composante variable, de la force de travail qu'il a absorbée; dans d'autres sphères encore, tantôt le capital continue à croître sur ses bases techniques antérieures et attire une force de travail d'appoint proportionnelle à sa croissance, tantôt c'est un changement organique qui intervient et sa composante variable se contracte; dans toutes les sphères, la croissance de la partie variable du capital, et par conséquent du nombre de travailleurs qui ont du travail, s'accompagne constamment de violentes fluctuations et d'une production passagère de surpopulation, que celle-ci revête la forme, plus spectaculaire, du rejet de travailleurs qui avaient déjà du travail, ou celle, moins éclatante, mais non moins efficiente, de l'absorption rendue difficile du supplément de population ouvrière dans ses canaux d'écoulement habituels[19]. Corrélativement à la grandeur du capital social qui fonctionne déjà, et au degré de sa croissance, à l'extension de l'échelle de la production et de la masse des travailleurs mise en mouvement, au développement de la force productive de leur travail, à mesure que le courant issu de toutes les sources de la richesse plus large se fait plus large et plus puissant, s'étend aussi l'échelle de la corrélation entre une plus grande attraction des travailleurs par le capital et une plus grande répulsion de ceux-ci; le rythme des changements dans la composition organique du capital et dans sa forme technique est de plus en plus rapide, le volume des sphères de production touchées tantôt simultanément, tantôt alternativement, se dilate. Avec l'accumulation du capital qu'elle produit elle-même, la population ouvrière produit donc en un volume croissant les moyens de sa propre surnumérisation relative[20]. C'est là une loi de population propre au mode de production capitaliste, de la même façon que chaque mode de production historique particulier a effectivement ses lois de populations particulières, dont la validité est historiquement déterminée. Il n'y a de loi de population abstraite que pour les plantes et les animaux, et encore, pour autant que l'homme n'intervienne pas historiquement.

Mais si ce surplus de population ouvrière est le produit nécessaire de l'accumulation, du développement de la richesse sur des bases capitalistes, cette surpopulation devient inversement un levier de l'accumulation capitaliste, et, même, une condition d'existence du mode de production capitaliste. Elle constitue une armée industrielle de réserve disponible qui appartient de façon si entière et absolue au capital, qu'on pourrait croire qu'il l'a élevée au biberon, à ses propres frais. Elle crée le matériau humain constamment prêt et exploitable* pour les besoins changeants de sa valorisation, indépendamment des barrières que dresse l'augmentation effective de la population. Avec l'accumulation et le développement de la force productive du travail qui l'accompagne, la capacité et la force d'expansion soudaine du capital croissent, et ce n'est pas seulement parce que s'accroît l'élasticité du capital en fonctionnement, ainsi que la richesse absolue dont le capital ne constitue qu'une partie élastique, ni parce que le crédit, sous l'effet de la moindre stimulation particulière, met en un clin d'oeil une partie inhabituelle de cette richesse à la disposition de la production, comme supplément de capital. Les conditions techniques du procès de production lui-même, machines, moyens de transport, etc. rendent possibles, à l'échelle la plus grande, la transformation la plus rapide de surproduit en moyens de production supplémentaire. La masse de la richesse sociale qui enfle jusqu'à déborder avec le progrès de l'accumulation et qui est convertible en capital supplémentaire s'engouffre avec frénésie dans d'anciennes branches de production, dont le marché s'élargit tout à coup, ou dans des branches nouvellement ouvertes, comme les chemins de fer, etc. dont le besoin prend sa source dans le développement des anciennes. Dans tous les cas de ce type, de grandes masses humaines doivent pouvoir être jetées tout à coup sur les points les plus décisifs et sans toucher à l'échelle de production dans d'autres sphères. La surpopulation les fournit. Le curriculum vitae caractéristique de l'industrie moderne, la forme d'un cycle décennal, interrompu par de légères fluctuations, de périodes de vivacité moyenne, de phases de presse productive, de crise et de stagnation, repose sur la constitution permanente, l'absorption plus ou moins grande et la reconstitution de l'armée industrielle de réserve ou surpopulation. De leur côté, les aléas du cycle industriel se chargent du recrutement de cette surpopulation et deviennent un de ses agents de reproduction les plus énergiques.

Il faut dire que ce schéma d'existence spécifique de l'industrie moderne, que nous n'avons connu à aucune époque antérieure de l'humanité, était impossible dans la période d'enfance de la production capitaliste. La composition du capital ne s'est transformée que de façon très progressive. À son accumulation a donc correspondu en gros une croissance proportionnelle de la demande de travail. Aussi lent que les progrès de son accumulation, en comparaison de l'époque moderne, il s'est heurté aux limites naturelles de la population ouvrière exploitable*, limites qui ne pouvaient être écartées que par les procédés violents dont nous parlerons ultérieurement. L'expansion par à-coups soudains de l'échelle de production est la condition préalable de sa contraction soudaine; celle-ci provoque à son tour celle-là, mais la première est impossible sans un matériau humain disponible, sans une multiplication du nombre des travailleurs indépendants de la croissance absolue de la population. Celle-ci se crée, dans le processus simple qui "libère" constamment une partie des travailleurs, par des méthodes qui diminuent le nombre des travailleurs occupés proportionnellement à l'accroissement de la production. Toute la forme prise par le mouvement de l'industrie moderne résulte donc de la transformation permanente d'une partie de la population ouvrière en bras inoccupés ou à demi occupés. Le caractère superficiel de l'économie politique se manifeste entre autres en ce qu'elle fait de l'expansion et de la contraction du crédit les causes des phases de changement dans le cycle industriel, alors qu'elles n'en sont que les symptômes. Tout comme un corps céleste, une fois lancé dans un mouvement déterminé, répète constamment ce même mouvement, la production sociale, une fois lancée dans ce mouvement alterné d'expansion et de contraction, le répète constamment. Les effets deviennent à leur tour des causes, et les alternances dans l'ensemble du procès, qui reproduit constamment ses propres conditions, prennent la forme de la périodicité[21]*. Et une fois que cette dernière s'est consolidée, l'économie politique elle-même est alors capable de concevoir la production d'une population relative, c'est-à-dire d'une population excédentaire par rapport aux besoins moyens de valorisation du capital, comme la condition d'existence de l'industrie moderne.

Supposons, ‑ dit H. Merivale, qui fut d'abord professeur d'économie politique à Oxford, puis fonctionnaire au ministère des Colonies de sa Majesté, ‑ supposons qu'à l'occasion d'une crise, la nation fasse un grand effort et se débarrasse par l'émigration de quelque cent mille bras superflus, quelle en serait la conséquence? Dès la première réapparition de la demande de travail, il y aurait un manque. Si rapide que puisse être la reproduction humaine, il lui faut de toute façon l'intervalle d'une génération pour remplacer des travailleurs adultes. Or les profits de nos fabricants dépendent principalement du pouvoir qu'ils ont d'exploiter le moment favorable où la demande est vive et de se dédommager ainsi pour la période de ralentissement. Ce pouvoir ne leur est assuré que par le commandement qu'ils exercent sur les machines et le travail manuel. Ils doivent pouvoir trouver sur place des bras disponibles; ils doivent être capables de régler en hausse en ou baisse le niveau d'activité de leurs opérations, quand cela est nécessaire, selon l'état du marché, sinon ils ne pourraient jamais maintenir, dans cette vraie chasse à courre qu'est la concurrence, la prépondérance qui est la leur et sur laquelle est fondée la richesse de ce pays[22].

Malthus lui-même reconnaît que la surpopulation, qu'il explique, avec sa manière bornée d'envisager les choses, par une surcroissance absolue de la population ouvrière et non par sa surnumérisation relative, est une nécessité de l'industrie moderne. Il dit:

Certaines habitudes de prudence en ce qui concerne le mariage, répandues jusqu'à un certain point parmi la classe ouvrière d'un pays principalement tributaire de la manufacture et du commerce, lui seraient nuisibles... La nature même de la population fait qu'aucun surcroît d'ouvriers ne peut être fourni sur le marché à la suite d'une demande particulière avant un laps de 16 ou 18 ans; or la transformation de revenus en capital par l'épargne peut se faire beaucoup plus rapidement. Tout pays est constamment exposé à ce que son fonds de travail croisse plus rapidement que sa population[23].

Après avoir ainsi défini la production permanente d'une surpopulation ouvrière relative de travailleurs comme une nécessité de l'accumulation capitaliste, l'économie politique, avec la candeur tout à fait adéquate d'une vieille fille, peut mettre dans la bouche de son beau idéal* de capitaliste parlant aux "surnuméraires" jetés sur le pavé par l'excédent de capital qu'ils ont eux-mêmes créé, les belles phrases que voici:

Nous faisons nous, fabricants tout ce que nous pouvons pour vous, en accroissant le capital dont vous devez vivre; c'est à vous de faire le reste en adaptant votre nombre aux moyens de subsistance[24].

La quantité de force de travail disponible que fournit l'accroissement naturel de la population ne suffit en aucun cas à la production capitaliste. Il lui faut, pour jouer librement et à plein, une armée industrielle de réserve indépendante de cette limitation naturelle.

Nous avons jusqu'à présent toujours sous-entendu qu'à l'augmentation ou à la diminution du capital correspondait exactement l'augmentation ou la diminution du nombre de travailleurs occupés.

À nombre égal, voire inférieur, de travailleurs qu'il commande, le capital variable croît malgré tout quand le travailleur individuel fournit plus de travail, et que son salaire s'accroît par conséquent, bien que le prix du travail reste le même, ou même baisse éventuellement, mais simplement plus lentement que la masse de travail ne croît de son côté. L'accroissement du capital variable devient alors l'indicateur de plus de travail, mais non d'un plus grand nombre de travailleurs occupés. Tout capitaliste a absolument intérêt à extorquer une quantité de travail déterminée d'un nombre plus restreint de travailleurs, plutôt qu'une quantité de travail aussi bon marché, voire meilleur marché d'un nombre de travailleurs plus important. Dans le dernier cas, l'avance de capital constant croît proportionnellement à la masse de travail mise en mouvement, dans le premier cas, elle croît beaucoup plus lentement. Plus l'échelle de la production est vaste et plus ce motif est décisif. Son importance et son poids grandissent avec l'accumulation du capital.

Nous avons vu que le développement du mode de production capitaliste et de la force productive du travail, à la fois cause et effet de l'accumulation, permettait au capitaliste de mobiliser plus de travail avec la même avance de capital variable, par une exploitation extensive ou intensive plus grande des forces de travail individuelles. Nous avons vu par ailleurs qu'il achetait plus de forces de travail avec la même valeur-capital, en substituant progressivement à des travailleurs plus qualifiés d'autres moins qualifiés, à des travailleurs mûrs d'autres pas mûrs, à des travailleurs masculins, des travailleurs féminins, à de la force de travail adulte, de la force de travail adolescente ou enfantine.

D'un côté donc, à mesure que l'accumulation progresse, un capital variable plus grand mobilise plus de travail sans embaucher plus de travailleurs, de l'autre un capital variable de même grandeur mobilise plus de travail avec la même masse de force de travail, et enfin mobilise plus de forces de travail d'espèce inférieure en refoulant des forces de travail de niveau supérieur.

La production d'une surpopulation relative, le dégagement d'un certain nombre de travailleurs, progresse donc encore plus rapidement que le bouleversement technique du procès de production, qui de toutes façons se trouve accéléré par le progrès de l'accumulation, et que la diminution proportionnelle correspondante de la part du capital variable par rapport à celle du capital constant. Si les moyens de production, à mesure qu'ils augmentent de volume et d'efficacité, deviennent à un degré moindre des moyens d'occupation des travailleurs, ce rapport est à son tour de nouveau modifié par le fait que le capital fait monter plus rapidement son offre de travail que sa demande en travailleurs, dans la mesure de l'accroissement de la force de travail. Le surcroît de travail de la partie occupée de la classe des travailleurs gonfle en même temps les rangs de la réserve ouvrière, tandis qu'à l'inverse, la pression accrue que cette dernière exerce sur la première par la concurrence qu'elle lui fait, la contraint au surcroît de travail et à la soumission aux diktats du capital. La condamnation d'une partie de la classe ouvrière à une oisiveté forcée par le surcroît de travail de l'autre, et inversement, devient un moyen d'enrichissement du capitaliste individuel[25], en même temps qu'elle accélère la production d'une armée industrielle de réserve à une échelle adéquate aux progrès de l'accumulation sociale. L'exemple de l'Angleterre montre à quel point ce moment est important dans la constitution d'une surpopulation relative. Les moyens techniques dont elle dispose pour "épargner" du travail sont colossaux. Cependant, si demain le travail était partout limité à des propositions rationnelles, et redistribué dans les différentes couches de la classe ouvrière, selon l'âge et le sexe, la population ouvrière actuelle serait absolument insuffisante pour la continuation de la production nationale à son échelle présente. La grande majorité des travailleurs actuellement "improductifs" devrait être transformée en travailleurs "productifs".

Les mouvements généraux du salaire sont en gros exclusivement régulés par les phases d'expansion et de contraction de l'armée industrielle de réserve, qui correspondent aux changements de périodes du cycle industriel. Ils ne sont donc pas déterminés par les évolutions de l'effectif absolu de la population ouvrière, mais par le rapport changeant selon lequel la classe ouvrière se divise en armée active et armée de réserve, par l'augmentation et la diminution du volume relatif de la surpopulation, par le degré où cette population est tantôt absorbée, tantôt de nouveau libérée. Pour l'industrie moderne avec ses cycles décennaux et ses phases périodiques, qui sont par ailleurs traversés tout au long de la progression de l'accumulation par des oscillations irrégulières qui se succèdent à un rythme toujours plus rapide, ce serait effectivement une belle loi que celle qui ne réglerait pas l'offre et la demande en travail par l'expansion et la contraction du capital, et donc en fonction de ses besoins de valorisation du moment, de sorte que le marché du travail apparaisse tantôt relativement sous-rempli parce que le capital est en expansion, tantôt de nouveau trop plein parce que le capital se contracte, mais qui ferait dépendre au contraire le mouvement du capital du mouvement absolu de la masse de la population. Tel est pourtant le dogme des économistes. Toujours selon ce même dogme, le salaire s'élève à la suite de l'accumulation du capital. L'élévation du salaire pousse à un accroissement plus rapide de la population ouvrière, lequel se poursuit jusqu'à ce que le marché du travail soit saturé, et donc que le capital soit ainsi devenu relativement insuffisant par rapport à l'offre en travailleurs. Le salaire chute, et voilà le revers de la médaille. Sous l'effet de la chute du salaire, la population ouvrière est peu à peu décimée, si bien que face à elle le capital redevient excédentaire; ou encore, comme l'affirment d'autres, la chute du salaire et l'exploitation accentuée du travailleur qui s'ensuit réaccélèrent l'accumulation, tandis que simultanément le salaire plus bas fait échec à la croissance de la classe ouvrière. Et revoilà le rapport où l'offre en travail est plus basse que la demande en travail, le salaire monte, et ainsi de suite. Que voilà une belle méthode d'évolution pour la production capitaliste développée! Avant qu'à la suite de la hausse des salaires il puisse se produire une quelconque croissance positive de la population effectivement capable de travailler, le délai pendant lequel la campagne industrielle doit être menée, la bataille livrée, et la victoire remportée, aurait été trente-six fois dépassé.

Entre 1849 et 1859, il y eut une hausse des salaires seulement nominale, si on la considère sous l'angle pratique, en même temps qu'une chute des prix céréaliers dans les districts agricoles anglais; dans le Witshire, par exemple, le salaire hebdomadaire s'éleva de 7 à 8 sh., dans le Dorsetshire de 7 ou 8 à 9 sh., etc. C'était la conséquence d'un écoulement inhabituel de population agricole, causé par la demande des guerres[26]*, par une extension massive des constructions de chemins de fer, des fabriques, des mines, etc. Toute hausse, même insignifiante, du salaire s'exprime dans un pourcentage qui sera d'autant plus élevé que ce salaire était bas. Si, par exemple, le salaire hebdomadaire est de 20 sh. et qu'il monte à 22 sh., cela fait une hausse de 10 %; si, par contre, il est de 7 sh. et qu'il monte à 9 sh. la hausse est alors de 28 4/7 % ce qui donne l'impression de n'être pas grand-chose. Quoi qu'il en soit, les fermiers poussèrent des hurlements, et même l'Economist de Londres[27] parla tout à fait sérieusement d'une hausse générale considérable** à propos de ces salaires de famine. Que firent alors les fermiers? Attendirent-ils que cette paie faramineuse ait fait se multiplier les travailleurs agricoles, jusqu'à ce que leurs salaires dussent à nouveau s'effondrer, ainsi que la chose est censée se dérouler dans la cervelle dogmatique des économistes? Ils introduisirent davantage de machines, et en un clin d'oeil les travailleurs se retrouvèrent en "surnombre", dans des proportions qui étaient même satisfaisantes pour les fermiers. Il y avait alors "plus de capital" investi dans l'agriculture qu'auparavant, et sous une forme plus productive. Du coup, la demande de travail s'effondra, non seulement de façon relative, mais de façon absolue.

Cette fiction économique confond, d'une part, les lois qui régissent le mouvement général du salaire ou le rapport entre la classe ouvrière, c'est-à-dire l'ensemble de la force de travail, et le capital social global, et, d'autre part, les lois qui répartissent la population ouvrière dans les sphères de production particulières. Quand, par exemple, du fait d'une conjoncture favorable, l'accumulation est particulièrement vive dans une sphère de production déterminée, les profits plus grands que les profits moyens, et que le capital supplémentaire y afflue, la demande de travail et le salaire montent tout naturellement. Ce salaire plus élevé attire une plus grande partie de la population ouvrière dans la sphère favorisée, jusqu'à ce que celle-ci soit saturée de force de travail et que le salaire retombe à la longue à son niveau moyen antérieur, voire en deçà de ce niveau quand l'afflux a été trop grand. Non seulement, alors, l'immigration des travailleurs dans la branche d'affaires incriminée va cesser, mais elle va faire place à leur émigration. L'économiste politique croit observer ici "où et comment" une augmentation absolue du nombre de travailleurs va de pair avec une augmentation du salaire et, inversement, une diminution du salaire qui va de pair avec l'augmentation absolue du nombre de travailleurs; mais il ne voit en fait que l'oscillation locale du marché du travail dans une sphère particulière de la production, il ne voit que des phénomènes de la répartition de la population ouvrière dans les différentes sphères d'investissement du capital, au gré de ses besoins changeants.

L'armée industrielle de réserve exerce une pression sur l'armée ouvrière active pendant les périodes de stagnation et de prospérité moyenne et tient en bride ses exigences pendant la période de surproduction et de paroxysme. La surpopulation relative est ainsi l'arrière-plan sur lequel évolue la loi de l'offre et de la demande en travail. Elle restreint le champ d'activité de cette loi et ne lui permet de fonctionner qu'entre les bornes qui conviennent absolument à la soif d'exploitation et de domination du capital. C'est ici qu'il faut revenir à l'un des exploits de l'apologétique économiste. On se souvient que, lorsqu'un morceau de capital variable est transformé en capital constant par l'introduction d'une machinerie nouvelle ou l'extension de la machinerie ancienne, l'apologète de l'économie politique interprète complètement à l'envers cette opération qui "lie" du capital et "libère" justement, ce faisant, des travailleurs, en expliquant que cette opération libère du capital pour le travailleur. C'est seulement ici qu'on peut enfin apprécier pleinement le culot de l'apologète. Ce qui est libéré, ce n'est pas seulement les travailleurs immédiatement supplantés par la machine, mais tout autant leur équipe de remplacement et le contingent d'appoint régulièrement absorbé lors des phases habituelles d'extension de l'affaire sur ses anciennes bases. Désormais ils sont tous "libérés", et tout nouveau capital qui aurait envie de fonctionner peut en disposer. Qu'il les attire eux ou qu'il en attire d'autres, l'effet sur la demande générale en travail sera nul tant que ce capital suffira tout juste à libérer le marché d'un nombre de travailleurs égal à celui que les machines y ont jeté. S'il en occupe un nombre moindre, la masse des surnuméraires s'accroît; s'il en occupe un nombre supérieur, la demande générale de travail ne croît que de l'excédent de bras occupés par rapport aux bras "libérés". L'impulsion que des capitaux supplémentaires en quête d'investissement auraient donnée autrement à la demande générale de travail est ainsi neutralisée dans chaque cas, dans la mesure où les travailleurs jetés par la machine sur le pavé sont en nombre suffisant. Cela veut dire, par conséquent, que le mécanisme de la production capitaliste pourvoit à ce que l'accroissement absolu du capital ne soit accompagné d'aucune hausse correspondante de la demande générale de travail. Et c'est cela que nos apologètes qualifient de compensation à la misère, aux souffrances, voire à la disparition définitive éventuelle des travailleurs déplacés pendant la période de transition, qui les condamne à aller grossir l'armée industrielle de réserve! La demande de travail n'est pas identifiable à la croissance du capital, ni l'offre de travail à la croissance de la classe ouvrière, identification qui nous donnerait alors deux puissances indépendantes l'une de l'autre, exerçant l'une sur l'autre une influence réciproque. Les dés sont pipés*. Le capital agit des deux côtés à la fois. Quand son accumulation multiplie d'un côté la demande de travail, elle multiplie de l'autre l'offre en travailleurs, en "libérant" ceux-ci, tandis que la pression des inoccupés contraint au même moment les occupés à mobiliser plus de travail, et donc dans une certaine mesure, rend l'offre en travail indépendante de l'offre en travailleurs. Sur cette base le mouvement de la loi de l'offre et de la demande de travail parachève le despotisme du capital. Par conséquent, dès que les travailleurs percent le secret de ce qui se passe et s'aperçoivent que dans la mesure même où ils travaillent plus, ils produisent plus de richesse pour autrui, et que la force productive de leur travail croît; dès qu'ils comprennent que même leur fonction de moyen de valorisation du capital devient pour eux toujours plus précaire; que le degré d'intensité de la concurrence qu'ils se font entre eux dépend lui-même entièrement de la pression exercée par la surpopulation relative; dès qu'ils essaient d'organiser, par des trade-unions par exemple, une action planifiée commune aux travailleurs occupés et aux travailleurs inoccupés, pour briser ou affaiblir les conséquences funestes sur leur classe de cette loi naturelle de la production capitaliste, aussitôt le capitaliste et son sycophante de l'économie politique crient à la violation de la loi "éternelle" et en quelque sorte "sacrée" de l'offre et de la demande. Toute entente entre travailleurs occupés et travailleurs non occupés perturbe effectivement le "pur" jeu de cette loi. Mais d'autre part, dès que des circonstances contraires empêchent la création de l'armée industrielle de réserve et avec elle la dépendance absolue de la classe ouvrière qu'elle induit à l'égard de la classe du capitaliste, comme c'est le cas dans les colonies par exemple, le capital se rebelle, et avec lui tous ses Sancho Pança du lieu commun, contre la loi "sacrée" de l'offre et de la demande et s'efforce, par des moyens contraignants, de lui donner un petit coup de main.

4. Les diverses formes d'existence de la surpopulation relative. La loi générale de l'accumulation capitaliste

La surpopulation relative existe dans toutes les nuances possibles. Tout travailleur en fait partie durant les périodes où il n'est qu'à demi occupé ou pas occupé du tout. Si l'on fait abstraction des grandes formes périodiques que lui imprime le changement de phases du cycle industriel, tantôt aiguë en période de crises, tantôt chronique dans les temps où les affaires se relâchent, elle revêt continuellement trois formes: flottante, latente et stagnante.

Dans les centres de l'industrie moderne ‑ fabriques, manufactures, usines et mines, etc. ‑les travailleurs sont tantôt repoussés, tantôt réattirés en plus grand volume, si bien qu'en gros le nombre de travailleurs occupés augmente, bien que ce soit dans une proportion qui diminue constamment par rapport à l'échelle de la production. La surpopulation existe ici sous une forme fluide.

Aussi bien dans les fabriques proprement dites que dans tous les grands ateliers où la machinerie entre en jeu comme facteur, et même là où on n'applique encore que la division moderne du travail, on fait un emploi massif de travailleurs de sexe masculin jusqu'à ce que ceux-ci aient passé leur prime jeunesse. Une fois ce terme atteint, il ne reste qu'un nombre très minime de ces travailleurs susceptibles d'être utilisés dans les mêmes branches d'industrie, tandis que la majorité est régulièrement licenciée. Elle constitue un des éléments de la surpopulation fluide qui croît avec le volume de l'industrie. Une partie de cette majorité émigre et ne fait en réalité que suivre le capital dans sa propre émigration. Une des conséquences est que la population féminine s'accroît plus rapidement que la population masculine: témoin l'Angleterre. Le fait que l'accroissement naturel de la masse des travailleurs ne sature pas les besoins d'accumulation du capital tout en les dépassant est une contradiction du mouvement même du capital. Le capital a besoin de masses plus importantes de travailleurs d'âge jeune, et de moindres masses d'hommes d'âge mûr. La contradiction n'est pas plus criante que celle qui consiste à se plaindre du manque de bras au moment même où plusieurs milliers de bras se retrouvent sur le pavé parce que la division du travail les a enchaînés à une branche d'industrie déterminée[28]. De plus, la consommation de la force de travail par le capital est tellement rapide que les travailleurs d'âge moyen sont des gens qui ont déjà la plupart du temps plus ou moins survécu à eux-mêmes. Ils vont grossir les rangs des surnuméraires ou sont contraints de descendre l'échelle d'un échelon. C'est précisément chez les travailleurs de la grande industrie que l'on rencontre la plus courte espérance de vie.

Le Dr Lee, inspecteur de la Santé de Manchester, a établi que dans cette ville, l'espérance moyenne de vie de la classe aisée est de 38 ans, celle de la classe ouvrière de 17 ans seulement. À Liverpool, elle s'élève à 35 ans pour la première et tombe à quinze pour la seconde. D'où il ressort que la classe privilégiée a une assignation sur la vie (have a lease of life) plus de deux fois supérieure à celle de ses concitoyens moins favorisés[29].

Dans ces conditions, la croissance absolue de cette fraction du prolétariat requiert une forme telle que ses effectifs puissent grossir bien que ses éléments s'usent rapidement. Réponse: relève rapide des générations ouvrières. (La même loi n'est pas valable pour les autres classes de la population). Ce besoin social est satisfait par des mariages précoces, conséquence nécessaire des conditions dans lesquelles vivent les travailleurs de la grande industrie, et par la prime que l'exploitation des enfants d'ouvriers ajoute à leur production.

Une fois que la production capitaliste s'est emparée de l'agriculture, ou dans la mesure où elle s'en est plus ou moins emparée, la demande de population ouvrière agricole diminue de façon absolue à mesure que progresse l'accumulation du capital qui fonctionne dans ce domaine, sans que la répulsion qu'elle subit se complète, comme c'est le cas dans l'industrie non agricole, d'une attraction plus grande. Une partie de la population rurale se trouve donc continuellement sur le point de faire le saut dans le prolétariat urbain ou manufacturier, et en train de guetter les circonstances favorables à cette conversion. (Manufacture désignant ici toute industrie non agricole)[30]. Cette source de surpopulation relative coule donc en permanence. Mais son afflux permanent vers les villes présuppose une surpopulation latente continue à la campagne, dont le volume ne devient visible qu'à partir du moment où les canaux d'écoulement s'ouvrent largement de façon exceptionnelle. L'ouvrier agricole se trouve donc réduit au minimum de salaire et a toujours un pied dans le marécage fangeux du paupérisme.

La troisième catégorie de surpopulation relative, la surpopulation stagnante, constitue une partie de l'armée ouvrière active, mais avec une occupation extrêmement irrégulière. Elle offre ainsi au capital un réservoir inépuisable de force de travail disponible. Ses conditions de vie descendent en dessous du niveau normal moyen de la classe ouvrière, et c'est justement cela qui en fait la large base de branches d'exploitation propre au capital. Ses caractéristiques: maximum de temps de travail et minimum de salaire. Nous avons déjà fait connaissance avec sa figure principale, sous la rubrique du travail à domicile. Elle se recrute en permanence parmi les surnuméraires de la grande industrie et de l'agriculture, et notamment dans les branches d'industrie en train de péricliter, là où l'artisanat succombe à la manufacture, et cette dernière à la machinerie. Son volume s'étend au fur et à mesure que progresse la "surnumérisation", conjointement au volume et à l'énergie de l'accumulation. Mais elle constitue en même temps un élément de la classe ouvrière qui se reproduit et se perpétue lui-même, et qui prend une part relativement plus importante que les autres éléments à la croissance globale de celle-ci. Il n'y a pas effectivement que la masse des naissances et des décès, mais aussi la grandeur absolue des familles, qui sont inversement proportionnelles au niveau des salaires, et donc à la masse des moyens de subsistance dont disposent les différentes catégories de travailleurs. Cette loi de la société capitaliste paraîtrait absurde chez des sauvages ou même chez des colons civilisés. Elle rappelle la reproduction massive d'espèces animales individuellement faibles et abondamment traquées[31].

Enfin, le précipité le plus bas de la surpopulation relative habite les sphères inférieures du paupérisme. Si l'on fait abstraction des vagabonds, des criminels, des prostituées, bref, du Lumpenproletariat proprement dit, cette couche sociale se compose de trois catégories. Premièrement, les aptes au travail. Il suffit d'examiner superficiellement les statistiques du paupérisme anglais pour vérifier que sa masse grossit à chaque crise et diminue à chaque reprise des affaires. Deuxièmement, les orphelins et les enfants des paupers, des pauvres assistés. Ce sont des candidats à l'armée industrielle de réserve. On les enrôle rapidement et massivement dans l'armée ouvrière active dans les périodes de grand bond en avant, comme en 1860, par exemple. Troisièmement: les déchus, les gueux, les inaptes au travail. Il s'agit notamment des individus qui périssent du fait de l'immobilité que leur a imposée la division du travail, des gens qui dépassent l'âge normal d'un travailleur, enfin des victimes de l'industrie dont le nombre croît avec celui des machineries dangereuses, des mines, des fabriques chimiques, etc., des estropiés, des malades, des veuves, etc. Le paupérisme est en quelque sorte l'Hôtel des Invalides de l'armée ouvrière active et le poids mort de l'armée industrielle de réserve. Sa production est comprise dans la production de la surpopulation relative, sa nécessité dans la nécessité de celle-ci, il constitue avec elle une condition d'existence de la production capitaliste et du développement de la richesse. Il ressortit aux faux frais* de la production capitaliste, dont le capital sait toutefois fort bien rejeter la plus grande partie sur les épaules de la classe ouvrière et de la petite classe moyenne.

Plus grandissent la richesse sociale, le capital en fonctionnement, l'ampleur et l'énergie de sa croissance, et par conséquent aussi la grandeur absolue du prolétariat et la force productive de son travail, et plus grandit l'armée industrielle de réserve. La force de travail disponible se trouve développée par les mêmes causes que celles qui développent la force expansive du capital. La grandeur relative de l'armée industrielle de réserve croît ainsi avec les potentialités de la richesse. Mais plus cette armée de réserve est grande par rapport à l'armée ouvrière active, et plus la surpopulation consolidée, dont la misère est inversement proportionnelle aux tourments infligés par le travail, est massive. Enfin, plus la couche des Lazare de la classe ouvrière et l'armée ouvrière de réserve sont importantes et plus le paupérisme officiel augmente. Ceci est la loi absolue et générale de l'accumulation capitaliste. Comme toute loi, elle se trouve modifiée dans ses applications concrètes par divers facteurs, dont l'analyse n'a pas sa place ici.

On comprend dès lors la folie douce latente dans les sages conseils des économistes, qui enjoignent les ouvriers d'adapter leur nombre aux besoins de valorisation du capital. Le mécanisme de la production et de l'accumulation capitaliste se charge d'adapter lui-même constamment ce nombre à ses besoins de valorisation. L'alpha de cette adaptation est la création d'une surpopulation relative, d'une armée industrielle de réserve. Et son oméga est la misère dans des couches toujours plus nombreuses de l'armée ouvrière active, et le poids mort du paupérisme.

Sur les bases capitalistes, où ce n'est pas le travailleur qui emploie les moyens de travail, mais l'inverse, la loi selon laquelle une masse toujours croissante de moyens de production peut, grâce au progrès de la productivité du travail social, être mise en mouvement avec une dépense décroissante de force humaine, se traduit par cette autre corrélation que plus la force productive du travail est élevée, plus la pression exercée par les travailleurs sur leurs moyens d'occupation est grande, et donc devient précaire la condition même de leur existence: la vente de leur propre force de travail pour l'accroissement de la richesse d'autrui, ou la valorisation du capital. Le fait que les moyens de production et la productivité du travail croissent plus vite que la population productive s'exprime donc "capitalistement" par la formule inverse, à savoir que la population ouvrière croît toujours plus rapidement que le besoin de valorisation du capital.

Nous avons vu dans la quatrième section, dans l'analyse de la production de la survaleur relative, qu'au sein du système capitaliste, toutes les méthodes d'accroissement de la force productive sociale du travail se mettent en oeuvre aux dépens du travailleur individuel; tous les moyens qui visent à développer la production se renversent en moyens de domination et d'exploitation du producteur, mutilent le travailleur jusqu'à en faire un homme partiel, le dégradent au rang d'accessoire annexe de la machine, détruisent par le tourment que lui crée son travail le contenu même de celui-ci, le privent en les transférant à autrui des potentialités intellectuelles du procès de travail, dans la mesure même où la science est incorporée à ce procès comme une potentialité autonome; ils défigurent les conditions dans lesquelles il travaille, le soumettent durant le procès de travail au despotisme le plus mesquin et le plus haïssable, transforment tout son temps de vie en temps de travail et jettent sa femme et ses enfants sous les roues du grand Vichnou-Djagannat Capital. Mais toutes les méthodes de production de survaleur sont en même temps des méthodes d'accumulation, et chaque extension de l'accumulation devient inversement un moyen de développer ces méthodes. Il s'ensuit que, au fur et à mesure que le capital est accumulé, la situation des travailleurs, quelle que soit la somme qu'on leur paie, qu'elle soit élevée ou non, ne peut pas ne pas s'aggraver. Enfin, la loi qui maintient constamment l'équilibre entre la surpopulation relative, ou l'armée industrielle de réserve, et l'ampleur et l'énergie de l'accumulation, rive beaucoup plus fermement le travailleur au capital que les coins d'Héphaistos ne clouèrent jamais Prométhée à son rocher. Elle implique une accumulation de misère proportionnelle à l'accumulation du capital. L'accumulation de richesse à un pôle signifie donc en même temps à l'autre pôle une accumulation de misère, de torture à la tâche, d'esclavage, d'ignorance, de brutalité et de dégradation morale pour la classe dont le produit propre est, d'emblée, capital.

Ce caractère antagoniste de l'accumulation capitaliste[32] a été exprimé sous diverses formes par certains économistes, quoique mêlé à des phénomènes partiellement analogues, mais essentiellement différents, propres à des modes de production précapitalistes.

Le moine vénitien Ortes, qui fut l'un des grands de la littérature économique du XVIIIe siècle, considère cet antagonisme de la production capitaliste comme une loi naturelle universelle de la richesse sociale:

Le bien et le mal économique sont toujours en équilibre dans une nation (il bene ed il male economico in una nazione sempre all'istessa misura), l'abondance des denrées pour les uns est toujours égale au manque de denrées pour les autres (la cópia dei beni in alcuni sempre eguale alla mancaza di essi in altri). La grande richesse de quelques-uns est constamment accompagnée d'une dépossession absolue du strict nécessaire chez un bien plus grand nombre d'autres. La richesse d'une nation est proportionnelle à sa population, et sa misère à sa richesse. L'ardeur au travail des uns force l'oisiveté chez d'autres. Les pauvres et les oisifs sont le fruit nécessaire des riches et des actifs [etc.][33]

Dix années environ après Ortes, le très révérend Townsend, pasteur de la Haute Église protestante, glorifiait avec sa grossièreté habituelle la nécessité de la pauvreté pour la richesse:

L'astreinte légale au travail s'accompagne de trop de peine, de violence et de bruit, tandis que la faim non seulement exerce une pression paisible, silencieuse et incessante, mais s'avère la motivation la plus naturelle de l'industrie et du travail, celle qui mobilise les efforts les plus puissants.

Tout ce qui importe donc c'est de rendre la faim permanente au sein de la classe ouvrière, ce à quoi pourvoit, selon Townsend, le principe de population, qui est particulièrement actif parmi les pauvres:

Il semble qu'une loi de la nature veuille que les pauvres soient quelque peu imprévoyants [improvident] [têtes folles au point de ne pas naître coiffées et cousues d'or (K. M.)] si bien qu'il s'en trouvera toujours (that they always may be some) pour remplir les fonctions les plus serviles, les plus sales et les plus abjectes de la communauté. Le fonds du bonheur humain (the fund of human happiness) s'en trouve considérablement accru, les plus délicats (the more delicate) sont libérés de ces corvées et peuvent s'adonner à des métiers plus nobles, etc. sans être dérangés... La Loi sur les pauvres tend à détruire l'harmonie et la beauté, l'ordre et la symétrie de ce système que Dieu et la nature ont instaurés en ce monde[34].

Si le moine vénitien trouvait dans ce verdict du destin qui éternise la misère, la raison d'être de la charité chrétienne, du célibat, des cloîtres et des fondations pieuses, notre prébenditaire protestant y trouve au contraire prétexte à condamner les lois grâce auxquelles le pauvre avait droit à un maigre secours public.

Le progrès de la richesse sociale, [dit Storch] enfante cette classe utile de la société... qui se charge des occupations les plus fastidieuses, les plus viles et les plus dégoûtantes, qui, en un mot, prenant pour sa part tout ce que la vie a de désagréable et d'assujettissant procure aux autres classes, le temps, la sérénité d'esprit et la dignité de caractère, etc. conventionnelle [c'est bon!* (K. M.)][35].

Storch se demande en quoi consiste à dire vrai l'avantage de cette civilisation capitaliste avec sa misère et sa dégradation des masses, par rapport à la barbarie. Il ne trouve qu'une réponse: la sécurité!

Par le progrès de l'industrie et de la science [dit Sismondi] chaque travailleur peut produire chaque jour beaucoup plus que ce dont il a besoin pour sa consommation. Mais en même temps, tandis que son travail produit la richesse, la richesse, s'il était appelé à la consommer lui-même, le rendrait peu apte au travail. [Selon lui,] les hommes [c'est-à-dire les non-travailleurs (K. M.)] renonceraient probablement à tous les perfectionnements des arts, à toutes les jouissances que nous donnent les manufactures, s'il fallait que tous les achetassent par un travail constant, tel que celui de l'ouvrier... Les efforts sont aujourd'hui séparés de leur récompense; ce n'est pas le même homme qui travaille, et qui se repose ensuite, mais, c'est parce que l'un travaille que l'autre doit se reposer... La multiplication indéfinie des pouvoirs productifs du travail ne peut donc avoir pour résultat que l'augmentation du luxe et des jouissances des riches oisifs[36].

Quant à Destutt de Tracy, il dit la chose carrément, avec sa brutalité glaçante de doctrinaire bourgeois:

Les nations pauvres, c'est là où le peuple est à son aise; et les nations riches, c'est là où il est ordinairement pauvre[37].

 

 

 

 

 

Notes



[1].       [321ignition] Reproduit ici à partir de l'édition en facsimilé publiée en 1993 (Paris, Presses Universitaires de France). Cette traduction, établie sous la direction de Jean-Pierre Lefebvre, est basée sur la quatrième édition allemande du Livre I, effectuée par Friedrich Engels, parue en 1890. La première édition en français (Éditions Maurice Lachâtre, Paris, 1875) était le résultat d'une traduction préparée par Joseph Roy sur la base de la deuxième édition allemande (Verlag von Otto Meissner, Hambourg, 1875) et révisée par Marx. Du fait de l'intervention de Marx, le contenu diffère en divers points de la deuxième édition allemande, évolutions qui cependant ont été intégrées par Engels dans les éditions allemandes ultérieures.

Les notes marquées d'un astérisque sont celles ajoutées pour l'édition de 1983.

[2].       Karl Marx, ouv. cit. ‑ "À égalité d'oppression des masses, plus un pays a de prolétaires, plus il est riche". (Colins, l'Économie Politique, Source des Révolutions et des Utopies prétendues Socialistes, Paris 1857, t. III, p. 331). Par "prolétaire", il n'y a rien d'autre à entendre, du point de vue de l'économie, que le travailleur salarié qui produit et valorise du "capital" et qu'on jette sur le pavé dès qu'il n'est plus indispensable pour les besoins de valorisation de "Monsieur Capital", comme dit Pecqueur pour parler de cette personne. Le "prolétaire souffreteux de la forêt primitive" n'est qu'un fantôme bien gentil issu de la plume de M. Roscher. L'homme des forêts primitives est propriétaire de la forêt et il n'éprouve pas plus de gêne que l'orang-outang à la traiter comme sa propriété. Ce n'est donc pas un prolétaire. Il ne le serait que si c'était la forêt qui l'exploitait lui, et non l'inverse. Quant à son état de santé, il supporte sans grand mal la comparaison, non seulement avec celui des prolétaires modernes, mais même avec celui de nos "honorables" notables syphilitiques et scrofuleux. Mais il y a de grandes chances pour que M. Roscher comprenne par forêt primitive sa chère lande natale de la Lüneburger Heide.

[3].       "De même que ce sont les travailleurs qui font que les gens sont riches, plus il y en aura, plus il y aura de riches... étant donné que le travail du pauvre est la mine d'or du riche" (John Bellers, ouv. cit., p. 2).

[4].       B. de Mandeville (The Fable of the Bees, 5e éd., Londres 1728, remarques, pp. 212, 213, 328): "Une vie sans excès et un travail constant, telle est la voie du bonheur matériel pour le pauvre" (il entend par là journée de travail aussi longue que possible et aussi peu que possible de moyens de subsistance) "et de la richesse pour l'État" (c'est-à-dire pour les propriétaires fonciers, les capitalistes et tous leurs agents et dignitaires politiques). (An Essay on Trade and Commerce, Londres 1770, p. 54).

[5].       Eden aurait dû se demander de qui ces "institutions civiles" sont la création? Dans la perspective de "l'illusion juridique" qui est la sienne, il ne considère pas la loi comme produit des rapports de production matériels, mais à l'inverse les rapports de production comme produit de la loi. Linguet* avait déjà envoyé balader cet Esprit des lois de Montesquieu et toutes les illusions qu'il porte, d'une seule et unique formule: "L'esprit des lois, c'est la propriété".

          * S.N.H. Linguet, Théorie des lois civiles, ou principes fondamentaux de la société, Londres 1767, t. 1, p. 236.

[6].       Eden, ouv. cit., vol. I, chap. I, pp. 1, 2 et préface, p. XX.

[7].       Au lecteur qui me rappellerait, pour infirmer mes dires, l'Essay on Population de Malthus, je rappellerai à mon tour que ce livre, sous sa première forme, n'est qu'un plagiat scolaire et superficiel, dans la langue déclamatoire des sermons du dimanche, des oeuvres de Defoe, Sir James Steuart, Townsend, Franklin, Wallace, etc. et qu'il ne contient pas une seule phrase qui soit le fruit de la pensée de l'auteur lui-même. Tout le bruit qu'a fait ce pamphlet est uniquement dû à des intérêts de parti. La Révolution française avait trouvé dans le Royaume britannique des défenseurs passionnés; le fameux "principe de population", qui avait été lentement élaboré tout au long du XVIIIe siècle, puis soudain proclamé avec tambours et trompettes, au beau milieu d'une crise sociale, comme l'infaillible antidote contre les doctrines de Condorcet et consorts, fut salué avec des cris d'allégresse par l'oligarchie anglaise comme l'ange exterminateur de toute envie impure de voir l'humanité continuer à progresser. Tout étonné de son succès, Malthus se mit alors à bourrer le cadre initial de morceaux de compilation superficielle, en y ajoutant de nouvelles choses qu'il avait proprement annexées, mais qui n'avaient pas été découvertes par lui. Une remarque en passant. Bien qu'il fût serviteur de Dieu dans la Haute Église Anglicane, Malthus avait néanmoins fait voeu de célibat. C'était en effet, et c'est encore, l'une des conditions du fellowship de l'Université protestante de Cambridge. "Nous ne permettons pas que les membres des Collèges soient mariés; dès que l'un d'entre eux prend femme, il cesse immédiatement d'être membre du Collège" (Reports of Cambridge University Commission, p. 172). C'est là un détail qui distingue avantageusement Malthus des autres pasteurs protestants, qui se sont débarrassés de l'obligation catholique du célibat et ont à tel point fait du "Croissez et multipliez-vous" leur mission évangélique spécifique, qu'ils contribuent en tous lieux et à un degré proprement indécent, à l'augmentation de la population, tout en continuant de prêcher aux ouvriers le "Principe de population". Il est tout à fait caractéristique que le péché originel travesti en question économique, la pomme d'Adam, le pressant appétit**, que la question du contrôle et des obstacles déployés pour émousser les flèches de Cupidon**, comme dit Towsend, autre curé de même espèce, bref, que ce point chatouilleux ait été et soit encore monopolisé par la théologie, ou plutôt par l'Église protestante. Si l'on met à part le moine vénitien Ortes, qui était un auteur très original et plein d'esprit, la plupart des théoriciens de la population sont des révérends de l'Église protestante. C'est le cas de Bruckner et de sa Théorie du Système animal, Leyde 1767, où toute la théorie démographique moderne a été prise et à laquelle la querelle passagère entre Quesnay et son disciple Mirabeau père* sur ces mêmes questions a fourni des idées, puis du révérend Wallace, du révérend Townsend, du révérend Malthus et de ses disciples, de l'archi-révérend Th. Chalmers, pour ne pas parler de toute une série de tout aussi révérends mais moins importants porte-plumes de la même encre. À l'origine, l'économie politique était l'affaire de philosophes tels que Hobbes, Locke, Hume, d'hommes d'affaires et d'État comme Thomas More, Temple, Sully, de Witt, North, Law, Vanderlint, Cantillon, Franklin, et au niveau théorique notamment, avec les plus grands succès, de médecins comme Petty, Barbon, Mandeville, Quesnay. Au milieu du XVIIIe siècle, un homme comme le Révérend Mr. Tucker, qui fut un économiste important pour son époque, s'excuse encore de s'occuper des choses de Mammon. C'est plus tard, avec le "principe de population", que sonna le glas du clergé protestant. Comme s'il avait eu le pressentiment de tout ce gâchis, Petty, qui traite de la population comme base de la richesse, et qui, comme Adam Smith, était un ennemi juré de la calotte, écrit: "La religion prospère le plus là où les prêtres se mortifient le plus, tout comme le droit là où les avocats crèvent de faim". C'est pourquoi il conseille aux curés protestants, quand bien même ils n'obéissent pas à l'apôtre Paul et ne veulent se mettre ni la haire ni la discipline par le célibat, "de veiller à ne pas pondre plus de petits révérends (not to breed more Churchmen) que les bénéfices ecclésiastiques n'en peuvent absorber; c'est-à-dire, que s'il n'y a que 12 000 paroisses en Angleterre et au Pays de Galles, il est déraisonnable de pondre 24 000 postulants (it will not be safe to breed 24 000 ministers), car les 12 000 non pourvus chercheront toujours à se trouver de quoi vivre, et dès lors quoi de plus aisé pour eux que de se répandre parmi la population et de la persuader que les 12 000 titulaires de ministère empoisonnent les âmes, font crever ces âmes de faim et leur montrent des voies qui mènent partout et nulle part sauf aux cieux?" (Petty, A treatise on Taxes and Contributions, Londres 1667, p. 57). Quant à la position d'Adam Smith à l'égard du clergé protestant de son temps, voici qui la caractérise assez bien: dans un opuscule intitulé A Letter to A. Smith, LL.D. On the Life, Death and Philosophy of his friend David Hume. By one of the people called Christians, 4e éd., Oxford 1784, le Dr Horne, évêque anglican de Norwich, sermonne violemment Adam Smith, coupable d'avoir dans sa missive publique à M. Strahan "couvert d'encens" son ami David (i.e. Hume), d'avoir raconté au public comment Hume, sur son lit de mort, s'amusait encore à jouer au whist et lire Lucien, et d'avoir eu l'insolence d'écrire: "J'ai toujours considéré tant de son vivant qu'après sa mort, que Hume avait approché d'aussi près l'idéal de l'homme parfaitement sage et vertueux que le permet la faiblesse de la nature humaine". Cris d'orfraie poussés par notre évêque: "Avez-vous le droit de vous permettre, cher Monsieur, de nous dépeindre comme parfaitement sage et vertueux le caractère et le style de vie d'un homme possédé d'une antipathie incurable contre tout ce qui est religion, et qui a mis toutes les fibres de son être en action pour effacer jusqu'au nom même de religion de la mémoire des hommes?" (ibid., p. 8). "Mais ne vous laissez pas décourager, vous tous qui êtes amoureux de la vérité, l'athéisme ne vivra pas longtemps". (p. 17) "Adam Smith a commis" l'atroce infamie (the atrocious wickedness) de faire de la propagande en faveur de l'athéisme à travers tout le pays (avec sa Theory of moral sentiments). "...Nous connaissons vos détours, Monsieur le Docteur! Vous avez peut-être de bonnes intentions, mais cette fois vous comptez sans votre hôte. Vous voulez nous faire accroire, en nous donnant l'exemple de David Hume, Esq., que l'athéisme est le seul remontant (cordial) valable pour un esprit abattu et l'unique contre-poison contre la peur de la mort... Riez donc sur les ruines de Babylone et félicitez Pharaon, le méchant parmi les méchants!" (ibid., pp. 21, 22). Un autre esprit orthodoxe, qui avait fréquenté les cours d'A. Smith, écrit à son tour, après sa mort: "L'amitié de Smith pour Hume l'a empêché d'être chrétien... Il prenait tout ce que disait Hume à la lettre. Si Hume lui avait dit que la lune est un camembert, il l'aurait cru... et donc il a cru sur parole qu'il n'y a ni Dieu ni miracles... Dans ses principes politiques, il frisait le républicanisme". (The Bee by James Anderson, 18 volumes, Édimbourg 1791‑1793, vol. 3, pp. 166, 165). Quant à Th. Chalmers, autre suppôt de la Haute Église, il soupçonne fortement A. Smith d'avoir par pure malice spécialement inventé la catégorie de "travailleur improductif" pour les curés protestants, malgré tout le saint labeur dont ils s'acquittent dans les vignes du Seigneur.

[8]*.     Le peculium, qui a donné le français pécule, était une partie de la fortune confiée par le chef de famille à un homme libre, le fils par exemple, ou à un esclave, à des fins de gestion. Cet argent demeurait propriété du maître, et le contrat passé excluait qu'il servit de départ à un enrichissement qui aurait permis à l'esclave de s'affranchir. Le peculium demeure donc le support d'un rapport de dépendance, contrairement au sens courant qui l'associe plutôt à la notion de "petit capital de départ" censé "devenir grand" pourvu que Dieu..., etc.

[9].       Note pour la 2e édition. "Toutefois, la limite de l'emploi des ouvriers de l'industrie et de ceux des campagnes est la même: à savoir, la possibilité pour l'entrepreneur de tirer un profit du produit de leur travail. Si le niveau du salaire monte trop haut et que le bénéfice du patron, du coup, tombe en dessous du profit moyen, il cessera de les employer ou ne les emploiera qu'à la condition qu'ils acceptent une baisse de leur salaire". (John Wade, ouv. cit.; p. 240).

[10].     Ibid., I, p. 189. [321ignition] (The Wealth of Nations, Garnier).

[11]*.   Dans les troisième et quatrième éd.: lorsque les prix sont élevés il circule trop peu et lorsqu'ils sont bas il circule trop d'argent.

[12].     Voir Karl Marx, Zur Kritik der Politischen Oekonomie, pp. 165 et suiv. [Contribution..., ouv. cit., pp. 139 et suiv.].

[13].     "Si nous revenons maintenant à notre premier examen... où nous montrions que le capital proprement dit n'est qu'une production du travail humain... il semble tout à fait incompréhensible que l'homme puisse tomber sous la domination de son propre produit ‑ le capital ‑ et y demeurer subordonné; et comme il est indéniable que c'est effectivement ce qui se passe, on ne peut pas ne pas se poser la question: comment l'ouvrier, qui est le maître du capital ‑ puisqu'il est son créateur ‑a-t-il pu devenir son esclave?" (Von Thünen, Der Isolierte Staat. Deuxième partie, deuxième section, Rostock 1863, pp. 5, 6). Thünen a le grand mérite de poser la question. Sa réponse est tout simplement puérile.

[14]*.   A. Smith, An lnquiry into the nature and causes of the wealth of nations, tome 1, Édimbourg 1814, p. 142.

[15].     [Note à la quatrième édition. ‑ Les trusts anglais et américains les plus récents tendent déjà vers ce but, en essayant de faire fusionner au moins l'ensemble des grandes entreprises d'une même branche d'industrie en une grande société par actions disposant pratiquement d'un monopole. ‑ F. E.]

[16].     Cf. ici ►.

[17].     [Note à la troisième édition. ‑ Dans l'exemplaire manuscrit de Marx figure ici dans la marge la remarque suivante: "Noter ceci pour plus tard: Si l'élargissement n'est que quantitatif, les profits, pour un capital plus ou moins grand dans la même branche d'industrie, suivront les grandeurs respectives des capitaux avancés. Si l'élargissement quantitatif a un effet qualitatif, le taux de profit monte en même temps pour le capital le plus grand". -F. E.].

[18]*.   Dans la troisième édition: centralisation.

[19].     Le recensement indique, entre autres, pour l'Angleterre et le Pays de Galles:

          Ensemble des personnes occupées dans l'agriculture (propriétaires, fermiers, jardiniers, bergers, etc. y compris) ‑ 1851: 2.011.447; 1861: 1.924.110, diminution - 87.337. Manufactures de tissage* ‑ 1851: 102.714 personnes; 1861: 79.242. Fabriques de soie ‑ 1851: 111.940; 1861: 101.678. Imprimeurs de coton ‑ 1851: 12.098; 1861: 12.556; cette augmentation, qui est infime malgré l'énorme extension des affaires, occasionne une grande diminution proportionnelle du nombre de travailleurs occupés. Chapeliers ‑ 1851: 15.957; 1861: 13.814. Fabricants de bonnets et de chapeaux de paille ‑ 1851: 20.393; 1861: 18.176. Malteurs ‑ 1851: 10.566; 1861: 10.677. Chandeliers ‑ 1851: 4.949; 1861: 4.686; cette diminution est due entre autres à l'augmentation de l'éclairage au gaz. Fileurs ‑ 1851: 2.038; 1861: 1.478. Scieurs de bois ‑ 1851: 30.552; 1861: 31.647; augmentation infime du fait du développement des scieuses. Cloutiers ‑ 1851: 26.940; 1861: 26.130; diminution due à la concurrence des machines. Ouvriers des mines d'étain et de cuivre ‑ 1851: 31.360; 1861: 32.041. Par contre: filatures de coton et manufactures de tissage: ‑ 1851: 371.777; 1861: 456.646. Mines de charbon ‑ 1851: 183.389; 1861: 246.613. "L'augmentation du nombre des travailleurs depuis 1851 est en général la plus forte dans les branches d'industrie où les machines n'ont pas encore été utilisées avec succès." (Recensement de 1861 portant sur l'Angleterre et le Pays de Galles, vol. III, Londres 1863, pp. 35, 39.

[20].     La loi de la diminution progressive de la grandeur relative du capital variable, ainsi que les effets qu'elle a sur la situation de la classe ouvrière salariée a été pressentie, plutôt que comprise, par quelques remarquables économistes de l'école classique. Le plus grand mérite revient en l'espèce à John Barton, bien qu'il ait, comme tous les autres, confondu capital constant et capital fixe, capital variable et capital circulant. Voici ce qu'il écrit: "La demande en travail dépend de l'accroissement du capital circulant, et non de l'accroissement du capital fixe. S'il était exact que le rapport entre ces deux sortes de capital est le même en tout temps et en toutes circonstances, il s'ensuivrait toujours que le nombre de travailleurs occupés s'orienterait à partir de la richesse de l'État. Mais une telle affirmation n'a aucune apparence de vraisemblance. À mesure que l'on cultive les sciences de la nature et que la civilisation se propage, le capital fixe s'accroît de plus en plus par rapport au capital circulant. La somme de capital fixe utilisé pour la production d'une pièce de mousseline britannique est au moins cent fois, et vraisemblablement mille fois plus grande que celle qui est utilisée pour la fabrication d'une pièce de mousseline indienne comparable. Et la part de capital circulant cent fois ou mille fois plus petite... Si l'ensemble des économies faites annuellement étaient adjointes au capital fixe, elles ne se manifesteraient pas par une demande accrue en travail." (John Barton, Observations on the circumstances which influence the Condition of the Labouring Classes of Society, Londres 1817, pp. 16, 17). "La même cause qui fait croître le revenu net du pays peut engendrer en même temps une surabondance de population et aggraver la situation du travailleur." (Ricardo, ouv. cit., p. 469). "La demande (de travail) diminuera proportionnellement" avec l'augmentation du capital. (Ibid., p. 480, note). "Le montant du capital destiné à la conservation du travail peut changer, indépendamment de quelques modifications dans le montant global du capital... Il peut y avoir plus souvent de grandes fluctuations dans le volume de l'activité et une grande misère, au rythme même où le capital devient lui-même plus abondant." (Richard Jones, An Introductory Lecture on Pol. Econ., Londres 1833, p. 12). "La demande" (en travail) "montera... mais non proportionnellement à l'accumulation du capital global... Tout accroissement du capital destiné à la reproduction du capital national aura par conséquent au fur et à mesure du progrès social une influence constamment moindre sur la situation du travailleur." (Ramsay, ouv. cit., pp. 90, 91).

[21]*.   On trouve à cet endroit, dans l'édition française de J. Roy, le passage intercalaire suivant: "Mais c'est seulement de l'époque où l'industrie mécanique, ayant jeté des racines assez profondes, exerça une influence prépondérante sur toute la production nationale; où, grâce à elle, le commerce étranger commença à primer le commerce intérieur; où le marché universel s'annexa successivement de vastes terrains au Nouveau Monde, en Asie et en Australie; où enfin les nations industrielles entrant en lice furent devenues assez nombreuses, c'est de cette époque seulement que datent les cycles renaissants dont les phases successives embrassent des années et qui aboutissent toujours à une crise générale, fin d'un cycle et point de départ d'un autre. Jusqu'ici la durée périodique de ces cycles est de dix ou onze ans, mais il n'y a aucune raison pour considérer ce chiffre comme constant. Au contraire, on doit inférer des lois de la production capitaliste, telles que nous venons de les développer, qu'il est variable et que la période des cycles se raccourcira graduellement."

[22].     H. Merivale, Lectures on Colonization and Colonies, Lond. 1841, and 1842, v. I, p. 146.

[23].     "Prudential habits with regard to marriage, carried to a considerable extent among the labouring class of a country mainly depending upon manufactures and commerce, might injure it... From the nature of a population, an increase of labourers cannot be brought into market, in consequent of a particular demand, till after the lapse of 16 or 18 years, and the conversion of revenue into capital, by saving, may take place more rapidly; a country is always liable to an increase in the quantity of the funds for the maintenance of labour faster than the increase of population." (Malthus, Princ. of Pol. Econ., pp. 215, 319, 320). Dans cet ouvrage, Malthus découvre enfin, par l'intermédiaire de Sismondi, ]a belle trinité de la production capitaliste: surproduction - surpopulation - surconsommation, three very delicate monsters, indeed! Voir F. Engels, Umrisse zu einer Krilik der Nationalökonomie, ouv. cit., pp. 107 et suiv.

[24].     Harriet Martineau, The Manchester Strike, 1832, p. 101.

[25].     Même au moment de la pénurie cotonnière de 1863, on trouve dans un pamphlet des tisseurs de coton de Blackburn une violente dénonciation du travail supplémentaire qui, par la force de la Loi sur les fabriques, ne frappait naturellement que les travailleurs adultes du sexe masculin. "Dans cette fabrique, on exige des ouvriers adultes un travail de douze à treize heures par jour, alors qu'il y en a des centaines qui sont contraints à l'oisiveté et qui accepteraient volontiers de travailler une partie du temps de travail pour pouvoir subvenir à l'entretien de leurs familles et sauver leurs frères de travail d'une mort prématurée due au travail excessif." Et plus loin: "Nous aimerions bien savoir si cette pratique des heures supplémentaires permet d'une quelconque manière des rapports supportables entre les maîtres et les serviteurs? Les victimes du travail supplémentaire ressentent tout autant cette injustice** que ceux qu'ils condamnent à une oisiveté forcée (condemned to forced idleness). Dans ce district, l'ouvrage à faire suffirait à occuper tout le monde partiellement, si le travail était réparti de façon équitable. Nous ne faisons que réclamer notre droit lorsque nous demandons à nos maîtres la possibilité de ne travailler en général qu'un temps de courte durée, aussi longtemps du moins que subsistera l'état actuel des choses, au lieu de contraindre au travail supplémentaire une partie des ouvriers tandis que l'autre est contrainte par le manque de travail à vivre péniblement des secours de la bienfaisance." (Reports of Imp. of Fact. 31st Oct. 1863, p. 8). L'auteur de l'Essay on Trade and Commerce appréhende l'effet d'une surpopulation relative sur les travailleurs occupés avec son habituel et infaillible instinct bourgeois. "Une autre cause de la fainéantise (idleness) dans ce Royaume, c'est qu'il n'y a pas suffisamment de bras au travail. Chaque fois que la masse de travail se trouve insuffisante pour les produits manufacturés, en raison d'une quelconque demande inhabituelle, les travailleurs prennent conscience de toute leur importance et veulent la rendre tout aussi perceptible à leurs maîtres; ceci est fort étonnant; mais l'état d'esprit de ces individus est à tel point dépravé, qu'il est arrivé dans des cas de ce type que des groupes d'ouvriers se constituent pour mettre leurs maîtres dans l'embarras, et qu'ils passent une journée tout entière fainéanter". (Essay, etc., pp. 27, 28). Les individus en question exigeaient en effet une augmentation de salaire.

[26]*.   Allusion à la guerre de Crimée (1853-1856), aux guerres menées contre la Chine (1856-1858 et 1859-1860) et contre la Perse (1856-1857), ainsi qu'à l'intervention des troupes anglaises aux Indes en 1857‑1859 pour des opérations de "maintien de l'ordre".

[27].     Economist, du 21 janvier 1860.

[28].     Alors qu'au cours du dernier semestre de l'année 1866, 80.000 à 90.000 travailleurs ont été jetés sur le pavé de Londres et privés de travail, on lit dans le Rapport sur les fabriques de la même période: "L'idée que la demande provoque toujours l'offre au moment précis où cela est nécessaire ne semble pas absolument exacte. Cela n'est pas le cas pour le travail, car l'an dernier beaucoup de machines ont dû être arrêtées faute de forces de travail." (Report of Insp. of Fact. for 31st Oct. 1866, p. 81).

[29].     Discours d'ouverture prononcé à la Conférence sanitaire de Birmingham, le 14 janvier 1875, par J. Chamberlain, alors maire de la ville et actuellement (1883) ministre du Commerce.

[30].     "Dans le recensement de 1861, portant sur l'Angleterre et le Pays de Galles, on compte 781 villes d'un total de 10.960.998 habitants, contre 9.105.226 aux villages et paroisses rurales... En 1851, le recensement comptait 580 villes dont la population égalait à peu près celle des districts agricoles environnants. Mais la population n'a grandi dans ces districts que d'un demi-million au cours des 10 années suivantes, alors qu'elle a grandi de 1.554.067 personnes dans les 580 villes répertoriées. L'accroissement de la population dans les paroisses rurales a été de 6,5 %, dans les villes de 17,3 %. La différence dans le taux de croissance est due à l'exode rural en direction des villes. Les trois quarts de la croissance globale de la population reviennent aux villes." (Recensement, etc., v. III, pp. 11, 12).

[31].     "Il semble que la pauvreté favorise la reproduction." (A. Smith)*. Pour le galant et spirituel abbé Galiani, c'est là une disposition divine, particulièrement sage: "Dieu a fait en sorte que les hommes qui exercent les métiers les plus utiles viennent au monde en abondance." (Galiani, ouv. cit., p. 78). "La misère poussée jusqu'au degré le plus extrême de famine et de pestilence accélère plus la croissance de la population qu'elle ne l'entrave." (S. Laing, National Distress, 1844, p. 69). Après avoir illustré cette affirmation à l'aide de statistiques, Laing poursuit: "Si tout le monde se trouvait dans un état de confort, le monde serait bientôt dépeuplé." ("If the people were all in easy circumstances, the world would soon be depopulated.")

          * Adam Smith, An Inquiry..., édition Wakefield, Londres 1835, t. 1, p. 195.

[32].     De jour en jour, il devient donc plus clair que les rapports de production dans lesquels se meut la bourgeoisie n'ont pas un caractère un, un caractère simple, mais au contraire un caractère de duplicité; que dans les mêmes rapports dans lesquels la richesse se produit, est produite aussi la misère, que dans les mêmes rapports dans lesquels il y a développement des forces productives, il y a une force productive de répression; que ces rapports ne produisent la richesse bourgeoise, c'est-à-dire la richesse de la classe bourgeoise, qu'en anéantissant continuellement la richesse des membres intégrants de cette classe et en produisant un prolétariat toujours croissant." (Karl Marx, Misère de la Philosophie, p. 116). [Publié directement en français par Marx.]

[33].     G. Ortes, Della Economia Nazionale libri sei 1774, ed. Custodi, Parte Moderna, t. XXI, pp. 6, 9, 22, 25, etc. Ortes écrit à la page 32 de l'ouv. cit.: "Plutôt qu'échafauder d'inutiles systèmes pour le bonheur des peuples, je préfère me limiter à l'examen des raisons de leur malheur."

[34].     A Dissertation on the Poor Laws. By a Wellwisher of Mankind (The Rev. Mr. J. Townsend), 1786, republié Londres 1817, pp. 15, 39, 41. Ce "délicat" pasteur dont Malthus a souvent recopié par pages entières l'essai que nous venons de citer, ainsi que le Voyage en Espagne, a lui-même emprunté la plus grande partie de sa doctrine à sir J. Steuart, qu'il a toutefois compris à l'envers. Quand Steuart dit, par exemple: "On avait ici, dans l'esclavage, une méthode qui utilisait la violence pour donner le goût du travail à l'humanité" (pour les non-travailleurs)... "Jadis les hommes étaient contraints au travail" (c'est-à-dire au travail gratis pour d'autres) "parce qu'ils étaient esclaves d'autres hommes; aujourd'hui les hommes sont contraints au travail" (c'est-à-dire au travail gratis pour les non-travailleurs), "parce qu'ils sont esclaves de leurs propres besoins."*; il n'en conclut pas pour autant, comme le fait notre gras prébenditaire, que les travailleurs salariés doivent constamment danser devant le buffet. II veut, au contraire, augmenter leurs besoins et transformer en même temps le nombre croissant de ceux-ci en un aiguillon qui les pousse à travailler pour les citoyens plus "délicats".

          * James Steuart, An Inquiry into the principles of political economy, Dublin 1770, t. l, pp. 39-40.

[35].     Storch, ouv. cit., t. III, p. 223.

[36].     Sismondi ouv. cit. , t. I, pp. 79, 80, 85.

[37].     Destutt de Tracy, ouv. cit., p. 231.