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Karl Marx

Le Capital - Livre 1er
7e°section : Accumulation du capital

Chapitre 22 : Transformation de la survaleur en capital

Sous-chapitre 1 : Le procès de production capitaliste à une échelle élargie.
Renversement des lois de propriété de la production marchande
en lois de l'appropriation capitaliste

Sous-chapitre 3 : Partage de la survaleur en capital et en revenu.
La théorie de l'abstinence
(Extraits)

 

 

Source:

Le Capital - Livre premier
Paris, Messidor/Éditions sociales, 1983, p. 649‑671 [1]

 

 

 

 

 

 

 

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Textes de Karl Marx ‑ Sommaire

 

 

 

 

 

 

1. Le procès de production capitaliste à une échelle élargie. Renversement des lois de propriété de la production marchande en lois de l'appropriation capitaliste

Nous avons eu à examiner jusqu'ici comment la survaleur naissait du capital; nous allons voir maintenant comment le capital naît de la survaleur. L'utilisation de survaleur comme capital ou la retransformation de survaleur en capital s'appelle accumulation du capital[2].

Examinons d'abord ce processus du point de vue du capitaliste individuel. Soit, par exemple, un filateur qui a avancé un capital de 10.000 l. st., dont quatre cinquièmes en coton, machines, etc. et le dernier cinquième en salaire. Admettons qu'il produise annuellement 240.000 livres de fil pour une valeur de 12.000 l. st. À un taux de survaleur de 100 %, la survaleur est dans le surproduit ou produit net de 40.000 livres de fil, un sixième du produit brut, pour une valeur de 2.000 l. st. que la vente va réaliser. Une somme de valeur de 2.000 l. st. est une somme de valeur de 2.000 l. st. Rien dans l'odeur ou l'aspect de cet argent n'indique qu'il s'agit de survaleur. Le caractère de survaleur d'une valeur indique la façon dont elle est arrivée entre les mains de son possesseur, mais il ne change rien à la nature de la valeur ou de l'argent.

Pour transformer en capital cette somme de 2.000 l. st. nouvellement ajoutée, le filateur devra donc, tous les autres facteurs restant identiques par ailleurs, en avancer les quatre cinquièmes pour acheter du coton, etc. et un cinquième pour acheter de nouveaux fileurs qui trouveront sur le marché les moyens de subsistance dont il leur aura avancé la valeur. Le nouveau capital de 2.000 l. st. fonctionnera alors dans la filature et rapportera de son côté une survaleur de 400 l. st.

La valeur-capital était avancée à l'origine sous forme argent; la survaleur, en revanche, existe de prime abord comme valeur d'une partie déterminée du produit brut. Si celui-ci est vendu, transformé en argent, la valeur-capital retrouve sa forme originelle, mais la survaleur transforme son mode d'existence initial. À partir de ce moment, valeur-capital et survaleur sont toutefois l'une et l'autre des sommes d'argent et leur retransformation en capital s'accomplit tout à fait de la même manière. Le capitaliste place l'une comme l'autre dans l'achat des marchandises qui le mettent à même de recommencer la fabrication de son article, et ce, cette fois, à une échelle élargie. Mais pour acheter ces marchandises, il faut qu'il les trouve sur le marché.

Ses propres filés ne circulent que parce qu'il met sa production annuelle sur le marché, exactement comme le font également tous les autres capitalistes de leurs marchandises. Mais avant d'arriver sur le marché, elles s'étaient déjà trouvées dans le fonds de production annuelle, c'est-à-dire la masse globale des objets de toute sorte en laquelle s'est transformée, au cours de l'année, la somme globale des capitaux individuels, le capital social global, et dont chaque capitaliste individuel ne détient qu'une part aliquote. Les opérations du marché font seulement tourner les composantes individuelles de la production annuelle, les font changer de main; elles ne peuvent ni augmenter la production annuelle globale, ni modifier la nature des objets produits. L'usage qu'on peut faire du produit annuel global dépend donc de sa composition propre, mais nullement de la circulation.

La production annuelle doit fournir d'abord tous les objets (valeurs d'usage) indispensables pour remplacer les composantes matérielles du capital usées au cours de l'année. Après déduction de ceux-ci, il reste le produit net ou surproduit, où réside la survaleur. Et de quoi est constitué ce surproduit? S'agit-il de choses destinées à satisfaire les besoins et les désirs de la classe capitaliste, et qui rentreraient donc dans son fonds de consommation? Si ce n'était que cela, la survaleur s'envolerait toute en joyeuseté, et on n'aurait alors qu'une reproduction simple.

Pour accumuler, il faut transformer en capital une partie du surproduit. Mais, à moins d'un miracle, on ne peut transformer en capital que des choses utilisables dans le procès de travail, c'est-à-dire des moyens de production, et des choses grâce auxquelles l'ouvrier peut se conserver, c'est-à-dire des moyens de subsistance. En conséquence, il faut qu'une partie du surtravail annuel ait été utilisée à la fabrication de moyens de production et de subsistance supplémentaires, en excédent sur le quantum indispensable au remplacement du capital avancé. En un mot: la survaleur n'est transformable en capital que parce que le surproduit dont elle est la valeur contient déjà les composantes matérielles d'un nouveau capital[3].

Or pour faire effectivement fonctionner ces composantes comme capital, la classe capitaliste a besoin d'un supplément de travail. Si l'on ne veut pas augmenter l'exploitation ‑ extensivement ou intensivement ‑ des ouvriers déjà employés, il faut engager des forces de travail en plus. À cela aussi le mécanisme de la production capitaliste a déjà pourvu en reproduisant la classe ouvrière comme classe dépendante du salaire, dont le salaire ordinaire suffit à assurer non seulement la conservation, mais aussi l'accroissement. Ces forces de travail supplémentaires que la classe ouvrière lui fournit annuellement à différents âges, le capital n'a plus qu'à les incorporer dans les moyens de production supplémentaires déjà contenus dans la production annuelle, et la transformation de la survaleur en capital est faite. Concrètement, l'accumulation se dissout dans la reproduction du capital à une échelle qui progresse constamment. Le trajet circulaire de la reproduction simple se modifie et se transforme, pour reprendre l'expression de Sismondi, en une spirale[4].

Revenons maintenant à notre exemple. C'est la vieille histoire: Abraham a engendré Isaac, Isaac a engendré Jacob, etc. Le capital initial de 10.000 l. st. rapporte une survaleur de 2.000 l. st. qui est capitalisée. Ce nouveau capital de 2.000 l. st. rapporte une survaleur de 400 l. st.; celle-ci, capitalisée à son tour, et donc transformée en un second capital supplémentaire, rapporte une nouvelle survaleur de 80 l. st., etc.

Nous faisons abstraction ici de la partie de la survaleur qui est consommée par le capitaliste. De même, peu nous importe pour le moment que les capitaux supplémentaires soient adjoints au capital de départ ou qu'au contraire ils en soient séparés en vue d'une valorisation autonome; que le capitaliste qui les exploite soit aussi celui qui les a accumulés, ou que ce dernier les ait transmis à d'autres. Simplement, ce qu'il ne faut pas oublier, c'est qu'à côté des capitaux nouvellement constitués, le capital de départ continue à se reproduire, et qu'il en va ainsi de chaque capital accumulé par rapport au capital supplémentaire qu'il a produit.

Le capital de départ s'est constitué par l'avance des 10 000 l. st. D'où leur possesseur les tient-il? De son propre travail et de celui de ses ancêtres, nous répondent en choeur les chefs de file de l'économie politique[5], et leur hypothèse semble en effet la seule qui concorde avec les lois de la production marchande.

Il en va tout autrement du capital supplémentaire de 2 000 l. st. Nous connaissons parfaitement sa genèse. Il est de la survaleur capitalisée. Dès son origine, il ne contient pas un seul atome de valeur qui ne provienne d'un travail d'autrui non payé. Les moyens de production auxquels la force de travail supplémentaire est incorporée, de même que les moyens de subsistance grâce auxquels celle-ci se conserve ne sont rien d'autre que les composantes intégrantes du surproduit, du tribut annuel arraché à la classe ouvrière par la classe capitaliste. Et quand celle-ci, avec une partie de ce tribut, achète à celle-là de la force de travail supplémentaire ‑ fût-ce à plein tarif, équivalent contre équivalent ‑, c'est toujours le vieux procédé du conquérant qui achète les marchandises des vaincus avec leur propre argent, celui qu'il leur a volé.

Si le capital supplémentaire emploie son propre producteur, il faut premièrement que celui-ci continue à valoriser le capital initial, et qu'en outre il rachète le fruit de son travail antérieur avec plus de travail qu'il n'en a coûté. Comme transaction entre la classe capitaliste et la classe ouvrière, il ne change rien à l'affaire qu'avec le travail non payé des ouvriers employés jusque-là on emploie des ouvriers supplémentaires. Il se peut aussi que le capitaliste transforme le capital supplémentaire en une machine qui jette à la rue celui qui a produit le capital supplémentaire et le remplace par deux ou trois enfants. Dans tous les cas, c'est la classe ouvrière qui a créé par son surtravail de cette année le capital qui emploiera l'année prochaine du travail supplémentaire[6]. C'est cela qu'on appelle: engendrer le capital par le capital.

L'accumulation du premier capital supplémentaire de 2.000 l. st. présupposait l'avance par le capitaliste d'une somme de valeur de 10.000 l. st. qui était à lui en vertu de son "travail originel". En revanche, le deuxième capital supplémentaire de 400 l. st. ne présuppose rien d'autre que l'accumulation antérieure du premier capital supplémentaire, des 2.000 l. st. dont il est la survaleur capitalisée. C'est maintenant la propriété de travail passé non payé qui apparaît comme la seule condition à l'appropriation actuelle de travail vivant non payé en volume toujours croissant. Plus le capitaliste a accumulé, plus il peut accumuler.

Dans la mesure où la survaleur dont se constitue le capital supplémentaire n° I était le résultat de l'achat de la force de travail par une partie du capital d'origine, achat conforme aux lois de l'échange et qui, du point de vue juridique, ne présuppose du côté de l'ouvrier que la libre disposition de ses propres facultés et, du côté du possesseur d'argent ou de marchandises, celle des valeurs qui sont à lui; dans la mesure où le capital supplémentaire n° II, etc. n'est que le résultat du capital supplémentaire n° I, et donc la conséquence de ce premier rapport; dans la mesure où chaque transaction individuelle ne cesse d'être conforme à la loi de l'échange marchand, où le capitaliste achète toujours la force de travail et où l'ouvrier la vend toujours ‑ et nous voulons supposer qu'il le fait même à sa valeur réelle ‑; alors, manifestement, la loi de l'appropriation ou loi de la propriété privée, fondée sur la production des marchandises et sur la circulation des marchandises, se renverse, par sa propre et inévitable dialectique interne, en son contraire direct. L'échange d'équivalents, qui apparaissait comme l'opération initiale, a pris une tournure telle qu'il n'y a plus d'échange qu'apparent: premièrement, la partie de capital échangée contre de la force de travail n'est elle-même qu'une partie du produit du travail d'autrui approprié sans équivalent; deuxièmement, son producteur, l'ouvrier, doit non seulement la remplacer, mais la remplacer en y ajoutant un nouveau surplus. Le rapport d'échange entre le capitaliste et l'ouvrier n'est donc plus qu'une apparence inhérente au procès de circulation, une simple forme étrangère au contenu proprement dit, dont elle n'est que la mystification. La forme, c'est l'achat et la vente constante de la force de travail. Le contenu, c'est le fait que le capitaliste reconvertit toujours une partie du travail d'autrui déjà objectivé qu'il ne cesse de s'approprier sans équivalent en un quantum plus grand de travail vivant d'autrui. À l'origine, le droit de propriété nous apparaissait fondé sur un travail propre. Du moins fallait-il accepter cette hypothèse, puisqu'il n'y avait face à face que des possesseurs de marchandises à égalité de droits, et que le seul moyen de s'approprier de la marchandise d'autrui, c'était d'aliéner sa propre marchandise, celle-ci n'étant fabricable que par du travail. La propriété apparaît maintenant du côté du capitaliste comme droit de s'approprier le travail d'autrui non payé ou le produit de ce travail, et du côté de l'ouvrier comme impossibilité de s'approprier son propre produit. Le divorce entre propriété et travail devient la conséquence nécessaire d'une loi qui procédait en apparence de leur identité[7].

Pourtant, si le mode d'appropriation capitaliste a toute apparence d'outrager les lois initiales de la production marchande, il ne résulte nullement de la violation de ces lois mais au contraire de leur application. Un bref retour en arrière sur les phases successives du mouvement dont l'accumulation capitaliste marque le terme, va permettre de le mettre une fois encore en lumière.

Nous avons vu d'abord que la transformation première d'une somme de valeur en capital s'accomplissait tout à fait conformément aux lois de l'échange. L'un des contractants vend sa force de travail, l'autre l'achète. Le premier reçoit la valeur de sa marchandise, dont la valeur d'usage ‑ le travail ‑ est du même coup aliénée au second. Celui-ci transforme alors les moyens de production qui lui appartiennent déjà à l'aide d'un travail qui lui appartient tout autant en un nouveau produit qui lui appartient également de plein droit.

La valeur de ce produit inclut premièrement la valeur des moyens de production consommés. Le travail utile ne peut pas consommer ces moyens de production sans en transférer la valeur au nouveau produit; mais pour être vendable, la force de travail doit être à même de fournir du travail utile dans la branche d'industrie où elle est censée être utilisée.

La valeur du nouveau produit inclut en outre: l'équivalent de la valeur de la force de travail et une survaleur. Ceci parce que la force de travail vendue pour une période déterminée, journée, semaine, etc. possède moins de valeur que son usage n'en crée pendant le même temps. L'ouvrier a reçu le paiement de la valeur d'échange de sa force de travail, et il en a du même coup aliéné la valeur d'usage ‑ comme c'est le cas dans tout achat et toute vente.

Le fait que cette marchandise particulière qu'est la force de travail ait la valeur d'usage unique en son genre de fournir du travail, et donc de créer de la valeur, ne peut en rien affecter la loi universelle de la production marchande. Donc si la somme de valeur avancée dans le salaire ne se retrouve pas simplement telle quelle dans le produit, mais augmentée d'une survaleur, cela ne vient pas de ce que le vendeur aurait été lésé, puisqu'il a reçu la valeur de sa marchandise, mais uniquement de la consommation de cette marchandise par l'acheteur.

La loi de l'échange n'implique l'égalité que pour les valeurs d'échange des marchandises cédées les unes contre les autres. Elle implique même de prime abord que leurs valeurs d'usage soient différentes, et n'a absolument rien à voir avec leur consommation, qui commence seulement une fois le marché conclu et exécuté.

La transformation primitive de l'argent en capital s'accomplit donc dans la plus exacte harmonie avec les lois économiques de la production marchande et avec le droit de propriété qui en dérive. Et, malgré cela, elle a pour résultat:

1. que le produit appartient au capitaliste, et non à l'ouvrier;

2. que la valeur de ce produit, en plus de la valeur du capital avancé, comprend une survaleur qui a coûté du travail à l'ouvrier et rien au capitaliste, et qui devient pourtant la propriété légitime du capitaliste;

3. que l'ouvrier a conservé sa force de travail et qu'il peut la revendre s'il trouve un acheteur.

La reproduction simple n'est que la répétition périodique de cette première opération; chaque fois de l'argent est transformé, retransformé, en capital. La loi n'est donc pas violée, bien au contraire, elle a simplement l'occasion de s'appliquer continuellement.

"Plusieurs échanges successifs n'ont fait du dernier que le représentant du premier"* (Sismondi, ouv. cit., p. 70).

Et pourtant, nous avons vu que la reproduction simple suffisait pour imprimer à cette première opération ‑ pour autant qu'on la saisisse comme un processus isolé ‑ un caractère totalement altéré.

"Parmi ceux qui se partagent le revenu national, les uns" (les ouvriers) "y acquièrent chaque année un nouveau droit par un nouveau travail, les autres" (les capitalistes) "y ont acquis antérieurement un droit permanent par un travail primitif*". (Sismondi, ouv. cit., pp. 110, 111).

Le travail, on le sait, n'est pas le seul domaine où le premier-né fait merveille.

Il n'avance à rien non plus de remplacer la reproduction simple par la reproduction à une échelle élargie, par l'accumulation. Dans la première, le capitaliste gaspille toute la survaleur, dans la seconde, il fait la preuve de ses vertus bourgeoises en n'en consommant qu'une partie et en transformant le reste en argent.

La survaleur est sa propriété, elle n'a jamais été à un autre. S'il l'avance pour la production, il fait, tout comme au premier jour où il est entré sur le marché, des avances sur son fonds propre. Que ce fonds provienne cette fois du travail non payé de ses ouvriers ne change absolument rien à l'affaire. Si l'ouvrier B est employé avec la survaleur produite par l'ouvrier A, premièrement A a fourni cette survaleur sans qu'on ait réduit d'un centime le juste prix de sa marchandise, et deuxièmement cette tractation ne regarde B en aucune manière. Ce que B exige et qu'il a le droit d'exiger, c'est que le capitaliste lui paie la valeur de sa force de travail.

"Tous deux gagnaient encore; l'ouvrier parce qu'on lui avançait les fruits de son travail (Entendez: du travail gratuit d'autres ouvriers) "avant qu'il fût fait" (Entendez: avant que le sien ait porté de fruit) "le maître, parce que le travail de cet ouvrier valait plus que le salaire" (Entendez: produisait plus de valeur que celle de son salaire)* (Sismondi, ouv. cit., p. 135).

Il est vrai que les choses se présentent sous un tout autre aspect si nous considérons la production capitaliste dans le flux ininterrompu de son renouvellement et que nous observons non plus le capitaliste individuel et l'ouvrier individuel, mais l'ensemble, la classe capitaliste et, face à elle, la classe ouvrière. Mais ce serait prendre alors un critère totalement étranger à la production marchande.

Dans la production marchande, il y a seulement face à face un vendeur et un acheteur, indépendants l'un de l'autre. Leurs relations mutuelles prennent fin le jour où le contrat qu'ils ont conclu entre eux vient à échéance. Si la transaction se répète, c'est à la suite d'un nouveau contrat, qui n'a rien à voir avec le précédent et qui ne réunit le même acheteur et le même vendeur que par le fait du hasard.

Pour juger la production marchande, ou tel processus qui y ressortit, d'après ses propres lois économiques, nous devons donc considérer chaque acte d'échange pour lui-même, hors de toute connexion avec l'acte d'échange qui l'a précédé comme avec celui qui le suit. Et puisque achats et ventes ne se concluent qu'entre individus singuliers, il n'est pas loisible d'y chercher des relations entre des classes sociales entières.

Si longue qu'ait pu être la succession des reproductions périodiques et des accumulations antérieures que le capital fonctionnant aujourd'hui a connue, il conserve toujours sa virginité originelle. Aussi longtemps qu'à chaque acte d'échange ‑ pris individuellement ‑ les lois de l'échange sont observées, le mode d'appropriation peut connaître un bouleversement total sans affecter en aucune manière le droit de propriété conforme à la production marchande. C'est le même droit qui est en vigueur, aussi bien au début, quand le produit appartient au producteur et que celui-ci, échangeant équivalent contre équivalent, peut s'enrichir seulement par son propre travail, que dans la période capitaliste, où la richesse sociale devient dans une proportion toujours croissante la propriété de ceux qui sont en mesure de se réapproprier sans cesse le travail non payé des autres.

Ce résultat devient inévitable dès que la force de travail est vendue librement comme marchandise par l'ouvrier lui-même. Mais c'est aussi seulement à partir de ce moment-là que la production marchande se généralise et devient la forme de production typique; c'est seulement à partir de ce moment-là que tout produit est d'emblée produit pour la vente et que toute richesse produite passe par la circulation. C'est seulement là où le travail salarié en est la base que la production marchande s'impose à la société tout entière; mais c'est alors seulement aussi qu'elle déploie toutes ses potentialités cachées. Dire que l'intervention du travail salarié fausse la production marchande revient à dire que la production marchande, pour rester pure, n'a pas le droit de se développer. Dans la mesure même où la production marchande se développe progressivement en production capitaliste en obéissant à ses propres lois immanentes, ses lois de propriété se renversent en lois de l'appropriation capitaliste[8].

On a vu que, même dans la reproduction simple, tout capital avancé, quelle que soit la manière dont il a été acquis à l'origine, se transforme en capital accumulé ou survaleur capitalisée. Mais dans le fleuve de la production, tout capital avancé à l'origine devient de manière générale une grandeur qui disparaît (magnitudo evanescens au sens mathématique du terme), comparativement au capital accumulé directement, c'est-à-dire à la survaleur ou au surproduit retransformés en capital, qu'il fonctionne chez celui qui l'a accumulé, ou qu'il soit maintenant entre des mains étrangères. C'est pourquoi l'économie politique présente tout simplement le capital comme "richesse accumulée" (survaleur transformée ou revenu) "réutilisée à la production de survaleur"[9], ou le capitaliste comme "possesseur de surproduit"[10]. C'est encore la même conception qui s'exprime, simplement sous une autre forme, quand on dit que tout le capital existant est de l'intérêt accumulé ou capitalisé, étant donné que l'intérêt n'est qu'une fraction de la survaleur[11].

2. Conception erronée de la reproduction élargie dans l'économie politique

[...]

3. Partage de la survaleur en capital et en revenu. La théorie de l'abstinence

Dans le chapitre précédent, nous n'avons considéré la survaleur, ou le surproduit, que comme fonds de consommation individuel du capitaliste, et dans ce chapitre, jusqu'à présent, que comme un fonds d'accumulation. Or elle n'est ni l'un ni l'autre seulement, mais les deux à la fois. Une partie de la survaleur est consommée par le capitaliste à titre de revenu[12], une autre partie est utilisée comme capital, ou accumulée.

Pour une masse donnée de survaleur, plus l'une de ces parties est grande, plus l'autre est petite. Tous autres facteurs considérés comme identiques par ailleurs, la proportion dans laquelle s'effectue ce partage détermine la grandeur de l'accumulation. Or, celui qui entreprend ce partage, c'est le propriétaire de la survaleur, le capitaliste. C'est donc un acte de sa volonté. De la partie du tribut levé par lui qu'il accumule, on dit qu'il l'épargne, parce qu'il ne la mange pas intégralement, c'est-à-dire parce qu'il exerce sa fonction de capitaliste, la fonction qui consiste à s'enrichir.

C'est seulement dans la mesure où il est du capital personnifié que le capitaliste a une valeur historique et ce droit d'existence historique qui, comme dit le subtil Lichnowski, "n'a pas aucune date"[13]*. C'est seulement dans cette mesure que sa propre nécessité transitoire est sise dans la nécessité transitoire du mode de production capitaliste. Mais dans cette mesure également, ses motivations ne sont pas la valeur d'usage et la jouissance, mais la valeur d'échange et sa multiplication. C'est en fanatique de la valorisation de la valeur qu'il contraint sans ménagement l'humanité à la production pour la production, et donc à un développement des forces productives sociales et à la création de conditions matérielles de production qui seules peuvent constituer la base réelle d'une forme de société supérieure dont le principe fondamental est le plein et libre développement de chaque individu. Le capitaliste n'est une personne respectable qu'en tant que personnification du capital. En tant que tel, il partage avec le thésauriseur cette pulsion d'enrichissement absolue. Mais ce qui apparaît chez celui-ci comme une manie individuelle est chez le capitaliste l'effet du mécanisme social, dans lequel il n'est qu'un rouage. En outre, le développement de la production capitaliste fait de l'accroissement constant du capital placé dans une entreprise industrielle une nécessité, et la concurrence impose à chaque capitaliste individuel de se soumettre à la contrainte extérieure des lois immanentes du mode de production capitaliste. Elle contraint à étendre sans cesse son capital pour le conserver, et il ne peut l'étendre qu'au moyen d'une accumulation progressive.

Dans la mesure donc où ce qu'il fait ou ne fait pas n'est fonction que du capital doué en lui de conscience et de volonté, il considère sa propre consommation privée comme un vol à l'encontre de l'accumulation de son capital, de même que, dans la comptabilité italienne, les dépenses privées figurent dans la colonne "Doit" du capitaliste en face du capital. L'accumulation c'est la conquête du monde de la richesse sociale. En élargissant la masse du matériau humain exploité, elle élargit simultanément la domination directe et indirecte du capitaliste[14].

[...]

 

 

 

 

 

Notes



[1].       [321ignition] Reproduit ici à partir de l'édition en facsimilé publiée en 1993 (Paris, Presses Universitaires de France). Cette traduction, établie sous la direction de Jean-Pierre Lefebvre, est basée sur la quatrième édition allemande du Livre I, effectuée par Friedrich Engels, parue en 1890. La première édition en français (Éditions Maurice Lachâtre, Paris, 1875) était le résultat d'une traduction préparée par Joseph Roy sur la base de la deuxième édition allemande (Verlag von Otto Meissner, Hambourg, 1875) et révisée par Marx. Du fait de l'intervention de Marx, le contenu diffère en divers points de la deuxième édition allemande, évolutions qui cependant ont été intégrées par Engels dans les éditions allemandes ultérieures.

Les notes marquées d'un astérisque sont celles ajoutées pour l'édition de 1983.

[2].       "Accumulation du capital: l'emploi comme capital d'une partie du revenu". (Malthus, Definitions, etc., ed. Cazenove, p. 11). "Transformation du revenu en capital". (Malthus, Princ. of Pol. Econ., 2e éd., Londres 1836, p. 320).

[3].       Nous faisons abstraction ici du commerce d'exportation par l'intermédiaire duquel une nation peut convertir des articles de luxe en moyens de production ou de subsistance, et inversement. Pour appréhender l'objet de notre recherche dans sa pureté, débarrassé de toutes perturbations secondaires, il nous faut considérer ici l'ensemble du monde du commerce comme une seule nation et présupposer que la production capitaliste s'est établie partout et s'est emparée de toutes les branches d'industrie.

[4].       L'analyse que Sismondi donne de l'accumulation a ce grave défaut qu'il se satisfait trop facilement de la formule "conversion de revenu en capital" sans chercher à comprendre les conditions matérielles de cette opération*.

          * Sismonde de Sismondi, Nouveaux Principes d'économie politique, t. 1, Paris 1819, p. 119.

[5].       "Le travail primitif auquel son capital a dû sa naissance". (Sismondi, ouv. cit., éd. Paris, t. I, p. 109).

[6].       "Le travail crée le capital avant que le capital emploie le travail", (Labour creates capital, before capital employs labour). (E. G. Wakefield, England and America, Londres 1833, v. II, p. 110).

[7].       La propriété du capitaliste sur le produit du travail d'autrui est "une conséquence rigoureuse de la loi d'appropriation, dont le principe fondamental était au contraire l'attribution exclusive à chaque travailleur des produits de son travail". (Cherbuliez, Richesse ou pauvreté, Paris 1841, p. 58, où ce renversement dialectique, néanmoins, n'est pas correctement développé).

[8].       On admirera donc la subtilité de Proudhon qui veut abolir la propriété capitaliste en lui opposant ... les lois éternelles de la production marchande!

[9].       "Capital: richesse accumulée, employée dans un but de profit". (Thomas Robert Malthus, Principles of political economy considered with a view to their practical application, 2e éd., Londres 1853, p. 262). "Le capital consiste en richesse épargnée sur le revenu et utilisée dans un but de profit". (R. Jones, Text-Book of lectures on the Political Economy of Nations, Hertford 1852, p. 16).

[10].     "Les possesseurs du surproduit ou capital". (The Source and Remedy of the National Difficulties. A letter to Lord John Russel, Londres 1821, p. 4).

[11].     "Le capital, avec l'intérêt composé de chaque partie du capital épargné, est un tel pôle d'attraction que toute la richesse du monde dont on tire des revenus est depuis longtemps devenue intérêt de capital". (Londres, Economist, 19 juillet 1851).

[12].     Le lecteur remarquera que le mot "revenu" est employé dans deux sens différents: pour désigner la survaleur considérée comme fruit qui naît périodiquement du capital, deuxièmement pour désigner la partie de ce fruit qui est périodiquement consommée ou annexée à son fonds de consommation par le capitaliste. Je conserve ce double sens parce qu'il s'harmonise avec la terminologie en usage chez les économistes anglais et français.

[13]*.   Allusion aux propos tenus à l'Assemblée de Francfort, le 31 aout 1848, par le grand propriétaire foncier Lichnowski qui exprimait ainsi son déni à la Pologne de revendiquer tout droit historique à l'existence. Voir aussi Nouvelle Gazette rhénane n° 91, article du 1er septembre 1848 (MEW, t. 5, pp. 350‑353).

[14].     Luther montre de manière très vivante et vraie que chez l'usurier, qui est la forme surannée, quoique sans cesse renouvelée, du capitaliste, la soif de domination est l'un des éléments de la pulsion d'enrichissement: "La simple raison a permis aux païens de compter l'usurier comme assassin et quadruple voleur. Mais nous, chrétiens, nous le tenons en tel honneur que nous l'adorons quasiment à cause de son argent. ... Celui qui dérobe, vole et dévore la nourriture d'un autre est tout aussi bien un meurtrier (autant que cela est en son pouvoir) que celui qui le fait mourir de faim ou le ruine entièrement. Or c'est là ce que fait l'usurier, et cependant il reste assis en sûreté sur son siège, au lieu qu'il serait bien plus juste que, pendu à la potence, il fût dévoré par autant de corbeaux qu'il a volé d'écus; si du moins il y avait en lui assez de chair pour que tant de corbeaux pussent s'y tailler chacun un lopin. C'est les petits voleurs qu'on pend ... Les petits voleurs qui sont mis aux fers; les grands voleurs vont se prélassant dans l'or et la soie ... Il n'est pas sur la terre (hormis le diable) de plus grand ennemi du genre humain qu'un avare et usurier, car il veut être Dieu de tous les hommes. Turcs, gens de guerre, tyrans, sont certes bien méchante engeance; ils sont pourtant obligés de laisser vivre les gens et de confesser qu'ils sont des scélérats et des ennemis; il leur arrive même, ils doivent même parfois s'apitoyer. Mais l'usurier, ce sac à avarice, voudrait que le monde entier fût en proie à la faim, à la soif, à la tristesse et à la misère; il voudrait avoir tout, tout seul, afin que chacun dût recevoir de lui comme d'un Dieu et soit à tout jamais son serf. Il porte des chaînes, des anneaux d'or, s'essuie le bec, se fait passer pour un homme pieux et débonnaire ... L'usure est un monstre énorme, un loup-garou qui dévore tout, pire qu'un Cacus, qu'un Gérion, qu'un Antée. Et pourtant il s'attiffe et joue les saints hommes, pour qu'on ne voie pas d'où viennent les boeufs qu'il fait entrer à reculons dans sa caverne. Mais Hercule entendra les mugissements des boeufs prisonniers et cherchera Cacus à travers les rochers pour arracher les boeufs aux mains de cc scélérat. Car c'est le nom de Cacus que mérite le scélérat, qui est un pieux usurier qui vole, pille et dévore tout et veut pourtant n'avoir rien fait, et prend grand soin que personne ne puisse le découvrir, parce que les boeufs amenés à reculons dans sa caverne ont laissé des traces de leurs pas qui font croire qu'ils en sont sortis. Comme lui l'usurier veut se moquer du monde en affectant de lui être utile et de lui donner des boeufs, alors qu'il les accapare pour lui tout seul et les dévore ... Et si l'on roue et décapite les assassins et les voleurs de grand chemin, que ne devrait-on plus encore chasser, maudire, rouer tous les usuriers et leur couper la tête". (Martin Luther, ouv. cit.) [Martin Luther, Sermon aux pasteurs contre l'usure].