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Max Adler

Démocratie politique ou sociale

(Extraits)

 

 

Cette page est associée au texte Aux sources de la social-démocratie: Ferdinand Lassalle, qui fait référence au livre dont nous reproduisons ici des extraits.

 

 

 

 

 

 

Source:

Max Adler: Politische oder soziale Demokratie - ein Beitrag zur sozialistischen Erziehung
Berlin, Laub'sche Verlagsbuchhandlung, 1926

Traduit de l'allemand par nous (Bulletin International). Pour le texte original, cf. .

 

 

 

 



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14. L'équilibre des forces de classe[1]

[[2]] La doctrine marxiste de l'État et de la démocratie, telle que nous l'avons exposée jusqu'ici, a subi au cours de la dernière décennie des attaques étranges tendant à la présenter comme dépassée. C'est qu'on la considère comme réfutée par le développement étatique moderne, puisque celui-ci a conduit le prolétariat à s'intéresser toujours plus à l'État. On prétend que ce constat, correct en lui-même, équivaut à l'affirmation de l'affaiblissement de l'opposition entre les classes, voire de la nécessité de la surmonter. Et cette conception se voit maintenant aussi être soutenue, entre autre, par une doctrine importante, la doctrine de l'équilibre des forces entre les classes, à laquelle elle ne peut pourtant se référer que sur la base d'un malentendu considérable. Comme l'on sait, Otto Bauer a exposé cette théorie, à la suite de Friedrich Engels[3] qu'il désigne lui-même comme l'un de ses premiers représentants, dans son livre "La Révolution autrichienne", et l'a ensuite développée plus en détail dans un essai "L'équilibre de force entre les classes" (Der Kampf, Jahrg. 1924, Heft 2). L'idée principale de cette doctrine consiste en ce que l'État n'a pas été et n'est pas forcément dans chacune des phases de son développement historique l'instrument de la domination d'une classe sur les autres, mais qu'au contraire, au cours de périodes plus ou moins longues, le pouvoir de deux ou plusieurs classes peut croitre à tel point, qu'aucune parmi elles ne peut dominer l'État à elle seule. Leurs forces se tiennent en équilibre, et la conséquence en est ou bien que le pouvoir exécutif de l'État réussit à établir son autonomie vis-à-vis de toutes les classes et de les réprimer toutes dans la même mesure, ou alors que les classes qui se tiennent en équilibre se partagent le pouvoir d'État. Le premier cas de figure se présenta par exemple en ce qui concerne la royauté absolutiste aux 17ème et 18ème siècles, le dernier en ce qui concerne le partage du pouvoir entre classe féodale et bourgeoisie en Angleterre après la Révolution anglaise de 1688. Le présent aussi, après la révolution, respectivement après la fin de la guerre, et dans tous les États, montre de nouveau toujours plus une situation dans laquelle les forces de classe de la bourgeoisie et du prolétariat se tiennent en équilibre. Dans une telle situation, la domination d'une classe sur l'État ne peut pas produire d'effet. Ceci a pour conséquence que se développent des formes nouvelles, spécifiques, de l'État, ainsi que des tâches nouvelles en ce qui concerne la politique du prolétariat. On aura encore à en parler. Mais d'abord il est nécessaire d'écarter tous les contresens et toutes les sottises qui se sont incrustés progressivement dans la compréhension populaire de cette doctrine. En cela nous pouvons voir comment l'abandon du sens révolutionnaire, de classe, de la doctrine marxiste sur l'État a la conséquence fatale qu'il rend superficiel aussi immédiatement chacun des détails plus profonds de celle-ci et la prive complètement de son sens propre.

Ce sont principalement deux malentendus profonds qui conduisent à retourner carrément la doctrine de l'équilibre des classes en son contraire: l'un pensant que l'équilibre des forces de classe renferme l'effacement des oppositions entre classes, l'autre pensant que la phase de l'équilibre des forces de classe est un état durable, qui n'est que l'expression du niveau élevé atteint par la démocratie, de sorte que cette phase se développera toujours plus vers une époque de l'harmonie sociale et par là, de la transition vers le socialisme.

[...]

[[4]] En effet l'équilibre des forces de classe se produit précisément parce que chaque classe fait valoir, dans la mesure du possible justement, ses intérêts de classe et sa volonté de classe. Donc cet équilibre ne signifie pas la cessation de la lutte de classe, ni même son atténuation, mais au contraire la continuation la plus intense de la lutte de classe. Car à l'instant même où une classe tend à négliger ses intérêts de classe, et donc appuie ceux-ci par une conscience de classe moindre et un pouvoir de classe moindre, alors immédiatement, sa force de classe est également devenue moindre et l'équilibre des forces de classe se transforme en prédominance de l'autre classe. On ne peut donc même pas dire qu'au cours de la phase de l'équilibre des forces de classe la lutte de classe soit latente. Elle n'a pas disparu un seul instant et ne le doit pas; elle est présente dans la résistance de la classe, fondée sur sa conscience de classe, dans son déploiement organisé, et dans son activité au cours de laquelle elle se tient en état d'alerte. Pour le prolétariat, ceci signifie que l'équilibre des forces de classe a pour condition préalable nécessaire, que le prolétariat soit prêt à la révolution, et ceci aussi bien sur le plan de l'organisation que, notamment, sur celui de la conscience. C'est pourquoi, il est vrai, l'équilibre des forces de classe peut conduire à des compromis sur le plan politique; or il ne constitue pas lui-même un compromis entre les classes, pas de rapprochement entre elles, mais un rapport de tension extrême entre elles de la même façon que tout rapport d'équilibre dans la nature constitue un rapport de tension. Au lieu de parler de l'équilibre des forces de classe, il serait donc plus approprié de choisir la formulation parlant de tension égale des forces de classe. Cette formulation qui correspond exactement à ce que Friedrich Engels[5] et Otto Bauer veulent dire au fond, rendrait d'emblée impossibles tous les malentendus fâcheux au sujet de cette doctrine. Et avant tout elle empêcherait que se greffe sur elle l'idéologie, si nuisible au prolétariat, d'une phase de conciliation entre les classes qui est considéré comme le fruit intrinsèque de la démocratie.

L'état de l'équilibre des forces de classe n'est pas un état durable, donc encore moins quelque chose que le prolétariat devrait s'efforcer d'atteindre ou de préserver, mais un état auquel le prolétariat peut arriver tout à fait indépendamment de sa volonté, par la dynamique du développement social. [...] "Car," écrit Otto Bauer "puisque le processus économique lui-même déplace constamment les rapports de pouvoir entre les classes, en fin de compte viendra inévitablement le moment où le rapport d'équilibre aura été supprimé et où ne restera plus que le choix entre le retour sous la domination de classe de la bourgeoisie ou la conquête du pouvoir politique par le prolétariat." (Der Kampf, loc. cit. p. 66).

[...]

[[6]] Il est cependant vrai aussi qu'ici nous lisons chez Otto Bauer les phrases curieuses affirmant que dans une telle situation l'État cesse d'être un État de classe, en ce qu'il ne peut être appelé, par exemple dans le cas de l'équilibre entre bourgeoisie et prolétariat, ni un État de la bourgeoisie ni du prolétariat. Ainsi dans la "Révolution autrichienne" il est dit au sujet de l'État de la période suivant immédiatement la révolution, au cours de laquelle le prolétariat était si fort que ses délégués au gouvernement pouvait diriger l'État: "Dans cette phase la république n'était pas un État de classe, c'est-à-dire pas un instrument de la domination d'une classe sur l'autre, mais le résultat du compromis entre les classes, le résultat de l'équilibre des forces de classe." (loc. cit. p. 244 et de manière tout à fait similaire dans le Kampf, loc. cit. p. 61.) Et c'est pour cela qu'Otto Bauer appelle cette forme de l'État une république populaire. Nous avons déjà vu qu'il a mis en garde devant l'illusion petite-bourgeoise consistant à voir réalisée une telle république populaire déjà dans la simple forme étatique démocratique. "Ce n'est pas de l'égalité formelle devant la loi, caractérisant la démocratie," dit Otto Bauer, "que sort la république populaire, mais uniquement de l'égalité réelle de pouvoir entre les classes en lutte." ("Die Österreichische Revolution", p. 245.)

La phrase affirmant que dans le stade de l'équilibre des forces de classe l'État n'est pas un État de classe, ne peut donc évidemment être comprise que dans ce sens qu'il n'est pas l'expression sur le plan politique, ni l'instrument politique d'une seule classe. Mais cela ne change rien au fait que sur le plan économique il garde tout comme avant un caractère de domination de classe. En effet l'opposition entre classes est en premier lieu un concept économique, et la formation de classes au sens du marxisme est avant tout le produit du processus économique et de la structure sociale qu'il conditionne.

[...] Que donc l'État, dans la situation d'équilibre des forces de classe, n'est un État ni de la bourgeoisie ni du prolétariat, ce en quoi Bauer a totalement raison si par là on ne se réfère qu'à la forme politique de domination de la classe, ne doit naturellement pas être compris en ce sens que dans ce stade il n'est pas un État de classe. Si nous pensons cela, ce n'est cependant pas simplement parce que tout comme avant l'ordre législatif de l'État est basé sur l'idée fondamentale de la propriété privée des moyens de production, et de l'institution de la famille bourgeoisie; car aussi important et indispensable soit la modification de ses fondements législatifs pour la suppression du caractère de classe, il n'en reste pas moins vrai que la construction de la société socialiste n'est pas simplement une affaire de règles juridiques, mais de prise de possession par le prolétariat des forces économiques de la société.

C'est précisément cette faculté de disposer des forces économiques qui, même dans la phase de l'équilibre des forces de classe, reste entre les mains des classes possédantes. C'est justement de ce fait même, à savoir que la puissance économique de ces classes est encore intacte, que nait l'équilibre des forces de classe. Ainsi c'est justement à cet égard que ressort clairement le fait que la puissance économique, certes, domine le plus complètement par l'emploi des moyens politiques, mais que ceux-ci ne sont pas ses seuls moyens de domination.

[...]

[[7]] Et en fin de compte c'est cela qui est décisif, et qui constitue la nature bien comprise de l'état d'équilibre des forces de classe, à savoir qu'il ne peut être un état durable, mais qu'il est justement poussé en permanence vers l'un ou l'autre des côtés, par les forces qui se tiennent en échec. Ainsi écrit Otto Bauer: "En effet un tel état d'équilibre ne peut satisfaire durablement aucune des classes. Chaque classe, au-delà de l'état d'équilibre des forces de classes, s'efforce d'atteindre un état où elle peut exercer sa domination." (Otto Bauer, loc. cit. p. 245‑246.) Ce qui veut dire: Tout état d'équilibre entre les classes comporte la tendance à la restauration, et conduit inévitablement à la réaction s'il n'est pas présent en son sein une tendance à la révolution prête à l'action. Si donc le prolétariat comprenait l'équilibre entre les classes dans un sens conduisant à l'indifférence à l'égard de la conscience de classe révolutionnaire, alors à l'instant-même l'équilibre serait déjà rompu au détriment du prolétariat.

 

 

 

 

 

Notes



[1]. P. 112‑131 du livre. Traduit de l'Allemand par nous.

[2]. P. 112‑114.

[3]. La prétention de s'appuyer sur F. Engels vise notamment un passage du livre L'Origine de la famille, de la propriété privée et de l'État. Cf. . V. I. Lénine, dans L'État et la révolution fait référence à ce même passage. Cf. .

[4]. P. 115‑118.

[5]. Voir note 3.

[6]. P. 122‑124.

[7]. P. 130.