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Karl Marx

Introduction à la critique de l'économie politique
(Extraits)

 

 

Source:

Introduction à la critique de l'économie politique[1]
Paris, Éditions sociales, 1972

 

 

 

 

 

 

 

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Textes de Karl Marx ‑ Sommaire

 

 

 

 

 

 

1. Production, consommation, distribution, échange (Circulation).

I. Production

a) L'objet de cette étude est tout d'abord la production matérielle. Des individus produisant en société - donc une production d'individus socialement déterminée, tel est naturellement le point de départ. [...]

[...]

Éternisation des rapports de production historiques.
Production et distribution en général. Propriété

Quand donc nous parlons de production, c'est toujours de la production à un stade déterminé du développement social qu'il s'agit ‑ de la production d'individus vivant en société. Aussi pourrait-il sembler que, pour parler de la production en général, il faille, soit suivre le procès historique de son développement dans ses différentes phases, soit déclarer de prime abord que l'on s'occupe d'une époque historique déterminée, par exemple de la production bourgeoise moderne, qui est, en fait, notre véritable sujet. Mais toutes les époques de la production ont certains caractères communs, certaines déterminations communes. La production en général est une abstraction, mais une abstraction rationnelle, dans la mesure où, soulignant et précisant bien les traits communs, elle nous évite la répétition. Cependant, ce caractère général, ou ces traits communs, que permet de dégager la comparaison, forment eux-mêmes un ensemble très complexe dont les éléments divergent pour revêtir des déterminations différentes. Certains de ces caractères appartiennent à toutes les époques, d'autres sont communs à quelques-unes seulement. [Certaines] de ces déterminations apparaîtront communes à l'époque la plus moderne comme à la plus ancienne. Sans elles, on ne peut concevoir aucune production. Mais, s'il est vrai que les langues les plus évoluées ont en commun avec les moins évoluées certaines lois et déterminations, ce qui constitue leur évolution, c'est précisément ce qui les différencie de ces caractères généraux et communs; aussi faut-il bien distinguer les déterminations qui valent pour la production en général, afin que l'unité - qui découle déjà du fait que le sujet, l'humanité, et l'objet, la nature, sont identiques - ne fasse pas oublier la différence essentielle. C'est de cet oubli que découle, par exemple, toute la sagesse des économistes modernes qui prétendent prouver l'éternité et l'harmonie des rapports sociaux existant actuellement. Par exemple, pas de production possible sans un instrument de production, cet instrument ne serait-il que la main. Pas de production possible sans travail passé accumulé, ce travail ne serait-il que l'habileté que l'exercice répété a développée et fixée dans la main du sauvage. Entre autres choses, le capital est, lui aussi, un instrument de production, c'est, lui aussi, du travail passé, objectivé. Donc le capital est un rapport naturel universel et éternel; oui, mais à condition de négliger précisément l'élément spécifique, ce qui seul transforme en capital l´"instrument de production", le "travail accumulé". [...]

Il est de mode en économie politique de faire précéder toute étude d'une partie générale, ‑ celle, précisément, qui figure sous le titre de Production (cf., par exemple, J. Stuart Mill), ‑ dans laquelle on traite des conditions générales de toute production. [...]

[...]

Mais, dans cette partie générale, ce n'est pas de tout cela qu'il s'agit en réalité pour les économistes. Il s'agit bien plutôt, comme le montre l'exemple de Mill, de représenter la production, à la différence de la distribution, etc., comme enclose dans des lois naturelles, éternelles, indépendantes de l'histoire, et à cette occasion de glisser en sous-main cette idée que les rapports bourgeois sont des lois naturelles immuables de la société conçue in abstracto [dans l'abstrait]. Tel est le but auquel tend plus ou moins consciemment tout ce procédé. Dans la distribution, au contraire, les hommes se seraient permis d'agir en fait avec beaucoup d'arbitraire. Abstraction faite de cette disjonction brutale de la production et la distribution et de la rupture de leur rapport réel, on peut dès l'abord voir au moins ceci clairement: si diverse que puisse être la distribution aux différents stades de la société, il doit être possible, tout aussi bien que pour la production, de dégager des caractères communs, et possible aussi d'effacer ou de supprimer toutes les différences historiques pour énoncer des lois s'appliquant à l'homme en général. Par exemple, l'esclave, le serf, le travailleur salarié reçoivent tous une quantité déterminée de nourriture qui leur permet de subsister en tant qu'esclave, serf, salarié. Qu'ils vivent du tribut, de l'impôt, de la rente foncière, de l'aumône ou de la dîme, le conquérant, le fonctionnaire, le propriétaire foncier, le moine ou le lévite reçoivent tous une quote-part de la production sociale qui est fixée suivant d'autres lois que celle des esclaves, etc. [...]

[...]

Pour résumer: tous les stades de la production ont des déterminations communes auxquelles la pensée prête un caractère général; mais les prétendues conditions générales de toute production ne sont rien d'autre que ces facteurs abstraits, qui ne répondent à aucun stade historique réel de la production.

II. Rapport général entre la production et la distribution, l'échange, la consommation

Avant de nous engager plus avant dans l'analyse de la production, il est nécessaire d'examiner les différentes rubriques dont l'accompagnent les économistes.

Voilà l'idée telle qu'elle se présente d'elle-même: dans la production, les membres de la société adaptent (produisent, façonnent) les produits de la nature conformément à des besoins humains; la distribution détermine la proportion dans laquelle l'individu participe à la répartition de ces produits; l'échange lui procure les produits particuliers en lesquels il veut convertir la quote-part qui lui est dévolue par la distribution; dans la consommation enfin les produits deviennent objets de jouissance, d'appropriation individuelle. La production crée les objets qui répondent aux besoins; la distribution les répartit suivant des lois sociales; l'échange répartit de nouveau ce qui a déjà été réparti, mais selon les besoins individuels; dans la consommation enfin, le produit s'évade de ce mouvement social, il devient directement objet et serviteur du besoin individuel, qu'il satisfait dans la jouissance. La production apparaît ainsi comme le point de départ, la consommation comme le point final, la distribution et l'échange comme le moyen terme, lequel a, à son tour, un double caractère, la distribution étant le moment ayant pour origine la société et l'échange le moment ayant l'individu pour origine. Dans la production la personne s'objective et dans la personne[2] se subjectivise la chose; dans la distribution c'est la société, sous forme de déterminations générales dominantes, qui fait office d'intermédiaire entre la production et la consommation; dans l'échange, le passage de l'une à l'autre est assuré par la détermination contingente de l'individu.

La distribution détermine la proportion (la quantité) des produits qui échoient à l'individu; l'échange détermine les produits que chaque individu réclame en tant que part qui lui a été assignée par la distribution.

Production, distribution, échange, consommation forment ainsi [suivant la doctrine des économistes[3]] un syllogisme dans les règles; la production constitue le général, la distribution et l'échange le particulier, la consommation le singulier, à quoi aboutit l'ensemble. Sans doute, c'est bien là un enchaînement, mais fort superficiel. La production est déterminée par des lois naturelles générales; la distribution par la contingence sociale, et celle-ci peut, par suite, exercer sur la production une action plus ou moins stimulante; l'échange se situe entre les deux comme un mouvement social de caractère formel, et l'acte final de la consommation, conçu non seulement comme aboutissement, mais comme but final, est, à vrai dire, en dehors de l'économie, sauf dans la mesure où il réagit à son tour sur le point de départ, où il ouvre à nouveau tout le procès.

Les adversaires des économistes - adversaires de l'intérieur ou du dehors, - qui leur reprochent de dissocier d'une façon barbare des choses formant un tout, se placent ou bien sur le même terrain qu'eux, ou bien au-dessous d'eux. Rien de plus banal que le reproche fait aux économistes de considérer la production trop exclusivement comme une fin en soi et alléguant que la distribution a tout autant d'importance. Ce reproche repose précisément sur la conception économique suivant laquelle la distribution existe en tant que sphère autonome, indépendante, à côté de la production. Ou bien [on leur reproche] de ne pas considérer dans leur unité ces différentes phases. Comme si cette dissociation n'était pas passée de la réalité dans les livres, mais au contraire des livres dans la réalité, et comme s'il s'agissait ici d'un équilibre dialectique de concepts et non pas de la conception[4] des rapports réels!

a) La production est aussi consommation

Double caractère de la consommation, subjectif et objectif: d'une part, l'individu qui développe ses facultés en produisant les dépense également, les consomme dans l'acte de la production, tout comme la procréation naturelle est consommation des forces vitales. Deuxièmement: consommation des moyens de production que l'on emploie, qui s'usent, et qui se dissolvent en partie (comme par exemple lors de la combustion) dans les éléments de l'univers. De même pour la matière première, qui ne conserve pas sa forme et sa constitution naturelles, mais qui se trouve consommée. L'acte de production est donc lui-même dans tous ses moments un acte de consommation également. Les économistes, du reste, l'admettent. La production considérée comme immédiatement identique à la consommation et la consommation comme coïncidant de façon immédiate avec la production, c'est ce qu'ils appellent la consommation productive. Cette identité de la production et de la consommation revient à la proposition de Spinoza: Determinatio est negatio [Toute détermination est négation].

Mais cette détermination de la consommation productive n'est précisément établie que pour distinguer la consommation qui s'identifie à la production, de la consommation proprement dite, qui est plutôt conçue comme antithèse destructrice de la production. Considérons donc la consommation proprement dite.

La consommation est de manière immédiate également production, de même que dans la nature la consommation des éléments et des substances chimiques est production de la plante. Il est évident que dans l'alimentation, par exemple, qui est une forme particulière de la consommation, l'homme produit son propre corps. Mais cela vaut également pour tout autre genre de consommation qui, d'une manière ou d'une autre, contribue par quelque côté à la production de l'homme. Production consommatrice. Mais, objecte l'économie, cette production qui s'identifie à la consommation est une deuxième production, issue de la destruction du premier produit. Dans la première le producteur s'objectivait; dans la seconde, au contraire, c'est l'objet qu'il a créé qui se personnifie. Ainsi, cette production consommatrice - bien qu'elle constitue une unité immédiate de la production et de la consommation - est essentiellement différente de la production proprement dite. L'unité immédiate, dans laquelle la production coïncide avec la consommation et la consommation avec la production, laisse subsister leur dualité foncière.

La production est donc immédiatement consommation, la consommation immédiatement production. Chacune est immédiatement son contraire. Mais il s'opère en même temps un mouvement médiateur entre les deux termes. La production est médiatrice de la consommation, dont elle crée les éléments matériels et qui, sans elle, n'aurait point d'objet. Mais la consommation est aussi médiatrice de la production en procurant aux produits le sujet pour lequel ils sont des produits. Le produit ne connaît son ultime accomplissement que dans la consommation. [...]

[...]

L'identité entre la consommation et la production apparaît donc sous un triple aspect:

1. Identité immédiate. La production est consommation; la consommation est production. Production consommatrice. Consommation productive. Toutes deux sont appelées consommation productive par les économistes. Mais ils font encore une différence. La première prend la forme de reproduction; la seconde, de consommation productive. Toutes les recherches sur la première sont l'étude du travail productif ou improductif; les recherches sur la seconde sont celle de la consommation productive ou improductive.

2. Chacune apparaît comme le moyen de l'autre; elle est médiée par l'autre; ce qui s'exprime par leur interdépendance, mouvement qui les rapporte l'une à l'autre et les fait apparaître comme indispensables réciproquement, bien qu'elles restent cependant extérieures l'une à l'autre. La production crée la matière de la consommation en tant qu'objet extérieur; la consommation crée pour la production le besoin en tant qu'objet interne, en tant que but. Sans production, pas de consommation; sans consommation, pas de production. Ceci figure dans l'économie politique sous de nombreuses formes.

3. La production n'est pas seulement immédiatement consommation, ni la consommation immédiatement production; la production n'est pas non plus seulement moyen pour la consommation, ni la consommation but pour la production, en ce sens que chacune d'elles fournit à l'autre son objet, la production l'objet extérieur de la consommation, la consommation l'objet figuré de la production. En fait, chacune d'elles n'est pas seulement immédiatement l'autre, ni seulement médiatrice de l'autre, mais chacune d'elles, en se réalisant, crée l'autre; se crée sous la forme de l'autre. C'est la consommation qui accomplit pleinement l'acte de la production en donnant au produit son caractère achevé de produit, en le dissolvant en consommant la forme objective indépendante qu'il revêt, en élevant à la dextérité, par le besoin de la répétition, l'aptitude développée dans le premier acte de la production; elle n'est donc pas seulement l'acte final par lequel le produit devient véritablement produit, mais celui par lequel le producteur devient également véritablement producteur. D'autre part, la production produit la consommation en créant le mode déterminé de la consommation, et ensuite en faisant naître l'appétit de la consommation, la faculté de consommation, sous forme de besoin. Cette dernière identité, que nous avons précisée au paragraphe 3, est commentée en économie politique sous des formes multiples, à propos des rapports entre l'offre et la demande, les objets et les besoins, les besoins créés par la société et les besoins naturels.

[...]

Mais, dans la société, le rapport entre le producteur et le produit, dès que ce dernier est achevé, est un rapport extérieur,- et le retour du produit au sujet dépend des relations de celui-ci avec d'autres individus. Il n'en devient pas immédiatement possesseur. Aussi bien, l'appropriation immédiate du produit n'est-elle pas la fin que se propose le producteur quand il produit dans la société. Entre le producteur et les produits intervient la distribution, qui par des lois sociales détermine la part qui lui revient dans la masse des produits et se place ainsi entre la production et la consommation.

Mais, alors, la distribution constitue-t-elle une sphère autonome à côté et en dehors de la production ?

b) Distribution et production

Ce qui frappe nécessairement tout d'abord, quand on considère les traités ordinaires d'économie politique, c'est que toutes les catégories y sont posées sous une double forme. Par exemple, dans la distribution figurent: rente foncière, salaire, intérêt et profit, tandis que dans la production terre, travail, capital figurent comme agents de la production. Or, en ce qui concerne le capital, il apparaît clairement dès l'abord qu'il est posé sous deux formes: 1° comme agent de production; 2° comme source de revenus: comme formes de distribution déterminées et déterminantes. Par suite, intérêt et profit figurent aussi en tant que tels dans la production, dans la mesure où ils sont des formes sous lesquelles le capital augmente, s'accroît, donc des facteurs de sa production même. Intérêt et profit, en tant que formes de distribution, supposent le capital considéré comme agent de la production. Ce sont des modes de distribution qui ont pour postulat le capital comme agent de la production. Ce sont également des modes de reproduction du capital.

De même, le salaire est le travail salarié, que les économistes considèrent sous une autre rubrique: le caractère déterminé d'agent de production que possède ici le travail apparaît là comme détermination de la distribution. Si le travail n'était pas défini comme travail salarié, le mode suivant lequel il participe à la répartition des produits n'apparaîtrait pas sous la forme de salaire: c'est le cas par exemple dans l'esclavage. Enfin la rente foncière, pour prendre tout de suite la forme la plus développée de la distribution, par laquelle la propriété foncière participe à la répartition des produits, suppose la grande propriété foncière (à vrai dire la grande agriculture) comme agent de production, et non tout simplement la terre, pas plus que le salaire ne suppose le travail tout court. Les rapports et les modes de distribution apparaissent donc simplement comme l'envers des agents de production. Un individu qui participe à la production sous la forme du travail salarié participe sous la forme du salaire à la répartition des produits, résultats de la production. La structure de la distribution est entièrement déterminée par la structure de la production. La distribution est elle-même un produit de la production non seulement en ce qui concerne l'objet, le résultat de la production seul pouvant être distribué, mais aussi en ce qui concerne la forme, le mode précis de participation à la production déterminant les formes particulières de la distribution, c'est-à-dire déterminant sous quelle forme le producteur participera à la distribution. Il est absolument illusoire de placer la terre dans la production, la rente foncière dans la distribution, etc...

Des économistes comme Ricardo, auxquels on a le plus reproché de n'avoir en vue que la production, ont par suite défini la distribution comme l'objet exclusif de l'économie politique, parce qu'instinctivement ils voyaient dans les formes de distribution l'expression la plus nette des rapports fixes des agents de production dans une société donnée.

Par rapport à l'individu isolé, la distribution apparaît naturellement comme une loi sociale qui conditionne sa position à l'intérieur de la production dans le cadre de laquelle il produit, et qui précède donc la production. De par son origine, l'individu n'a pas de capital, pas de propriété foncière. Dès sa naissance, il est réduit au travail salarié par la distribution sociale. Mais le fait même qu'il y soit réduit résulte de l'existence du capital, de la propriété foncière comme agents de production indépendants.

Si l'on considère des sociétés entières, la distribution, à un autre point de vue encore, semble précéder la production et la déterminer; pour ainsi dire comme un fait prééconomique. Un peuple conquérant partage le pays entre les conquérants et impose ainsi une certaine répartition et une certaine forme de la propriété foncière: Il détermine donc la production. Ou bien il fait des peuples conquis des esclaves et fait ainsi du travail servile la base de la production. Ou bien un peuple, par la révolution, brise la grande propriété et la morcelle; il donne donc ainsi par cette nouvelle distribution un nouveau caractère à la production. Ou bien enfin la législation perpétue la propriété foncière dans certaines familles, ou fait du travail un privilège héréditaire et lui imprime ainsi un caractère de caste. Dans tous ces cas, et tous sont historiques, la distribution ne semble pas être organisée et déterminée par la production, mais inversement la production semble l'être par la distribution.

Dans sa conception la plus banale, la distribution apparaît comme distribution des produits, et ainsi comme plus éloignée de la production et pour ainsi dire indépendante de celle-ci. Mais, avant d'être distribution des produits, elle est: 1° distribution des instruments de production, et 2°, ce qui est une autre détermination du même rapport, distribution des membres de la société entre les différents genres de production. (Subordination des individus à des rapports de production déterminés.) La distribution des produits n'est manifestement que le résultat de cette distribution, qui est incluse dans le procès de production lui-même et détermine la structure de la production. Considérer la production sans tenir compte de cette distribution, qui est incluse en elle, c'est manifestement abstraction vide, alors qu'au contraire la distribution des produits est impliquée par cette distribution, qui constitue à l'origine un facteur même de la production. Ricardo, à qui il importait de concevoir la production moderne dans sa structure sociale déterminée et qui est l'économiste de la production par excellence[5], affirme pour cette raison que ce n'est pas la production, mais la distribution qui constitue le sujet véritable de l'économie politique moderne. D'où l'absurdité des économistes qui traitent de la production comme d'une vérité éternelle, tandis qu'ils relèguent l'histoire dans le domaine de la distribution.

La question de savoir quel rapport s'établit entre la distribution et la production qu'elle détermine relève manifestement de la production même. Si l'on prétendait qu'alors, du fait que la production a nécessairement son point de départ dans une certaine distribution des instruments de production, la distribution, au moins dans ce sens, précède la production, en constitue la condition préalable, on pourrait répondre à cela que la production a effectivement ses propres conditions et prémisses, qui en constituent des facteurs. Ces derniers peuvent apparaître tout au début comme des données naturelles. Le procès même de la production transforme ces données naturelles en données historiques et, s'ils apparaissent pour une période comme des prémisses naturelles de la production, ils en ont été pour une autre période le résultat historique. Dans le cadre même de la production, ils sont constamment modifiés. Par exemple, le machinisme a modifié aussi bien la distribution des instruments de production que celle des produits. La grande propriété foncière moderne elle-même est le résultat aussi bien du commerce moderne et de l'industrie moderne que de l'application de cette dernière à l'agriculture.

Les, questions soulevées plus haut se ramènent toutes en dernière instance à celle de savoir comment des conditions historiques générales interviennent dans la production et quel est le rapport de celle-ci avec le mouvement historique en général. La question relève manifestement de la discussion et de l'analyse de la production elle-même.

Cependant, sous la forme triviale où elles ont été soulevées plus haut, on peut les régler également d'un mot. Dans toutes les conquêtes, il y a trois possibilités. Le peuple conquérant impose au peuple conquis son propre mode de production (par exemple les Anglais en Irlande dans ce siècle, en partie dans l'Inde); ou bien il laisse subsister l'ancien mode de production et se contente de prélever un tribut (par exemple les Turcs et les Romains); ou bien il se produit une action réciproque qui donne naissance à quelque chose de nouveau, à une synthèse (en partie dans les conquêtes germaniques). Dans tous les cas, le mode de production, soit celui du peuple conquérant ou celui du peuple conquis, ou encore celui qui provient de la fusion des deux précédents, est déterminant pour la distribution nouvelle qui apparaît. Bien que celle-ci se présente comme condition préalable de la nouvelle période de production, elle est ainsi elle-même à son tour un produit de la production, non seulement de la production historique en général, mais de telle ou telle production historique déterminée.

Les Mongols, par leurs dévastations en Russie par exemple, agissaient conformément à leur mode de production fondé sur le pâturage, qui exigeait comme condition essentielle de grands espaces inhabités. Les barbares germaniques, dont le mode de production traditionnel comportait la culture par les serfs et la vie isolée à la campagne, purent d'autant plus facilement soumettre les provinces romaines à ces conditions, que la concentration de la propriété terrienne qui s'y était opérée avait déjà complètement bouleversé l'ancien régime de l'agriculture.

C'est une image traditionnelle que dans certaines périodes on n'aurait vécu que de pillage. Mais, pour pouvoir piller, il faut qu'il existe quelque chose à piller, donc une production. Et le mode de pillage est lui-même à son tour déterminé par le mode de production. Une stock-jobbing nation [nation de spéculateurs en Bourse] par exemple ne peut pas être pillée comme une nation de vachers.

En la personne de l'esclave, l'instrument de production est directement ravi. Mais alors la production du pays, au profit duquel il est ravi, doit être organisée de telle sorte qu'elle permette le travail d'esclave, ou (comme dans l'Amérique du Sud, etc.) il faut que l'on crée un mode de production conforme à l'esclavage.

Des lois peuvent perpétuer dans certaines familles un instrument de production, par exemple la terre. Ces lois ne prennent une importance économique que lorsque la grande propriété foncière est en harmonie avec la production sociale, comme en Angleterre par exemple. En France, on a pratiqué la petite culture malgré l'existence de la grande propriété foncière, aussi cette dernière fut-elle détruite par la Révolution. Mais qu'advient-il si l'on prétend perpétuer par des lois le morcellement par exemple. Malgré ces lois, la propriété se concentre de nouveau. Il y a lieu de déterminer à part quelle influence les lois exercent sur le maintien des rapports de distribution et par suite quelle est leur influence sur la production.

c) Échange et production

[...]

II. La méthode de l'économie politique

Quand nous considérons un pays donné au point de vue de l'économie politique, nous commençons par étudier sa population, la division de celle-ci en classes, sa répartition dans les villes, à la campagne, au bord de la mer, les différentes branches de production, l'exportation et l'importation, la production et la consommation annuelles, les prix des marchandises, etc.

Il semble que ce soit la bonne méthode de commencer par le réel et le concret, qui constituent la condition préalable effective, donc en économie politique, par exemple, la population qui est la base et le sujet de l'acte social de production tout entier. Cependant, à y regarder de plus près, on s'aperçoit que c'est là une erreur. La population est une abstraction si l'on néglige par exemple les classes dont elle se compose. Ces classes sont à leur tour un mot creux si l'on ignore les éléments sur lesquels elles reposent, par exemple le travail salarié, le capital etc. Ceux-ci supposent l'échange, la division du travail, les prix, etc. Le capital, par exemple, n'est rien sans le travail salarié, sans la valeur, l'argent, le prix, etc. Si donc on commençait ainsi par la population, on aurait une représentation chaotique du tout et, par une détermination plus précise, par l'analyse, on aboutirait à des concepts de plus en plus simples; du concret figuré ou passerait à des abstractions de plus en plus minces, jusqu'à ce que l'on soit arrivé aux déterminations les plus simples. Partant de là, il faudrait refaire le chemin à rebours jusqu'à ce qu'enfin on arrive de nouveau à la population, mais celle-ci ne serait pas, cette fois, la représentation chaotique d'un tout, mais une riche totalité de déterminations et de rapports nombreux. La première voie est celle qu'a prise très historiquement l'économie politique à sa naissance. Les économistes du XVII° siècle, par exemple, commencent toujours par une totalité vivante: population, nation, État, plusieurs États; mais ils finissent toujours par dégager par l'analyse quelques rapports généraux abstraits déterminants tels que la division du travail, l'argent, la valeur, etc. Dès que ces facteurs isolés ont été plus ou moins fixés et abstraits, les systèmes économiques ont commencé, qui partent des notions simples telles que travail, division du travail, besoin, valeur d'échange, pour s'élever jusqu'à l'État, les échanges entre nations et le marché mondial. Cette dernière méthode est manifestement la méthode scientifique correcte. Le concret est concret parce qu'il est la synthèse de multiples déterminations, donc unité de la diversité. C'est pourquoi il apparaît dans la pensée comme procès de synthèse, comme résultat, non comme point de départ, bien qu'il soit le véritable point de départ et par suite également le point de départ de la vue immédiate et de la représentation. La première démarche a réduit la plénitude de la représentation à une détermination abstraite; avec la seconde, les déterminations abstraites conduisent à la reproduction du concret par la voie de la pensée. C'est pourquoi Hegel est tombé dans l'illusion de concevoir le réel comme le résultat de la pensée, qui se concentre en elle-même, s'approfondit en elle-même, se meut par elle-même, alors que la méthode qui consiste à s'élever de l'abstrait au concret n'est pour la pensée que la manière de s'approprier le concret, de le reproduire sous la forme d'un concret pensé. Mais ce n'est nullement là le procès de la genèse du concret lui-même. Par exemple, la catégorie économique la plus simple, mettons la valeur d'échange, suppose la population, une population produisant dans des conditions déterminées; elle suppose aussi un certain genre de famille, ou de commune, ou d'État, etc. Elle ne peut jamais exister autrement que sous forme de relation unilatérale et abstraite d'un tout concret, vivant, déjà donné. Comme catégorie, par contre, la valeur d'échange mène une existence antédiluvienne. Pour la conscience ‑ et la conscience philosophique est ainsi faite que pour elle la pensée qui conçoit constitue l'homme réel et, par suite, le monde n'apparaît comme réel qu'une fois conçu ‑ pour la conscience, donc, le mouvement des catégories apparaît comme l'acte de production réel - qui reçoit une simple impulsion du dehors et on le regrette - dont le résultat est le monde; et ceci (mais c'est encore là une tautologie) est exact dans la mesure où la totalité concrète en tant que totalité pensée, en tant que représentation mentale du concret, est en fait un produit de la pensée, de la conception; il n'est par contre nullement le produit du concept qui s'engendrerait lui-même, qui penserait en dehors et au-dessus de la vue immédiate et de la représentation, mais un produit de l'élaboration de concepts à partir de la vue immédiate et de la représentation. Le tout, tel qu'il apparaît dans l'esprit comme une totalité pensée, est un produit du cerveau pensant, qui s'approprie le monde de la seule façon qu'il lui soit possible, d'une façon qui diffère de l'appropriation de ce monde par l'art, la religion, l'esprit pratique. Après comme avant, le sujet réel subsiste dans son indépendance en dehors de l'esprit; et cela aussi longtemps que l'esprit a une activité purement spéculative, purement théorique. Par conséquent, dans l'emploi de la méthode théorique aussi, il faut que le sujet, la société, reste constamment présent à l'esprit comme donnée première.

[...]

Le travail semble être une catégorie toute simple. L'idée du travail dans cette universalité ‑ comme travail en général ‑ est, elle aussi, des plus anciennes. Cependant, conçu du point de vue économique sous cette forme simple, le « travail » est une catégorie tout aussi moderne que les rapports qui engendrent cette abstraction simple. Le système monétaire, par exemple, place encore d'une façon tout à fait objective, comme une chose en dehors de soi, la richesse dans l'argent. Par rapport à ce point de vue, ce fut un grand progrès quand le système manufacturier ou commercial transposa la source de la richesse de l'objet à l'activité subjective le travail commercial et manufacturier -, tout en ne concevant encore cette activité elle-même que sous la forme limitée de productrice d'argent. En face de ce système, le système des physiocrates pose une forme déterminée du travail ‑ l'agriculture ‑ comme la forme de travail créatrice de richesse et pose l'objet lui-même non plus sous la forme déguisée de l'argent, mais comme produit en tant que tel, comme résultat général du travail. Ce produit, en raison du caractère limité de l'activité, reste encore un produit déterminé par la nature ‑ produit de l'agriculture, produit de la terre par excellence[6].

Un énorme progrès fut fait par Adam Smith quand il rejeta toute détermination particulière de l'activité créatrice de richesse pour ne considérer que le travail tout court, c'est-à-dire ni le travail manufacturier, ni le travail commercial, ni le travail agricole, mais toutes ces formes de travail dans leur caractère commun. Avec la généralité abstraite de l'activité créatrice de richesse apparaît alors également la généralité de l'objet dans la détermination de richesse, le produit considéré absolument, ou encore le travail en général, mais en tant que travail passé, objectivé dans un objet. L'exemple d'Adam Smith, qui retombe lui-même de temps à autre dans le système des physiocrates, montre combien était difficile et important le passage à cette conception nouvelle. Il pourrait alors sembler que l'on eût par là simplement trouvé l'expression abstraite de la relation la plus simple et la plus ancienne qui s'établit ‑ dans quelque forme de société que ce soit ‑ entre les hommes considérés en tant que producteurs. C'est juste en un sens. Dans l'autre, non. L'indifférence à l'égard d'un genre déterminé de travail présuppose l'existence d'une totalité très développée de genres de travaux réels dont aucun n'est plus absolument prédominant. Ainsi, les abstractions les plus générales ne prennent somme toute naissance qu'avec le développement concret le plus riche, où un caractère apparaît comme commun à beaucoup, comme commun à tous. On cesse alors de pouvoir le penser sous une forme particulière seulement. D'autre part, cette abstraction du travail en général n'est pas seulement le résultat dans la pensée d'une totalité concrète de travaux. L'indifférence à l'égard de tel travail déterminé correspond à une forme de société dans laquelle les individus passent avec facilité d'un travail à l'autre et dans laquelle le genre précis de travail est pour eux fortuit, donc indifférent. Là le travail est devenu non seulement sur le plan des catégories, mais dans la réalité même, un moyen de créer la richesse en général et a cessé, en tant que détermination, de ne faire qu'un avec les individus, sous quelque aspect particulier. Cet état de choses a atteint son plus haut degré de développement dans la forme d'existence la plus moderne des sociétés bourgeoises, aux États-Unis. C'est donc là seulement que l'abstraction de la catégorie "travail", "travail en général", travail "sans phrase"[7], point de départ de l'économie moderne, devient vérité pratique. Ainsi l'abstraction la plus simple, que l'économie politique moderne place au premier rang et qui exprime un rapport très ancien et valable pour toutes les formes de société, n'apparaît pourtant sous cette forme abstraite comme vérité pratique qu'en tant que catégorie de la société la plus moderne. On pourrait dire que cette indifférence à l'égard d'une forme déterminée de travail, qui se présente aux États-Unis comme produit historique, apparaît chez les Russes par exemple comme une disposition naturelle. Mais, d'une part, quelle sacrée différence entre des barbares qui ont des dispositions naturelles à se laisser employer à tous les travaux et des civilisés qui s'y emploient eux-mêmes. Et, d'autre part, chez les Russes, à cette indifférence à l'égard d'un travail déterminé correspond dans la pratique leur assujettissement traditionnel à un travail bien déterminé, auquel ne peuvent les arracher que des influences extérieures.

Cet exemple du travail montre d'une façon frappante que même les catégories les plus abstraites, bien que valables ‑ précisément à cause de leur nature abstraite ‑ pour toutes les époques, n'en sont pas moins sous la forme déterminée de cette abstraction même le produit de conditions historiques et ne restent pleinement valables que pour ces conditions et dans le cadre de celles-ci.

La société bourgeoise est l'organisation historique de la production la plus développée et la plus variée qui soit. De ce fait, les catégories qui expriment les rapports de cette société et qui permettent d'en comprendre la structure permettent en même temps de se rendre compte de la structure et des rapports de production de toutes les formes de société disparues avec les débris et les éléments desquelles elle s'est édifiée, dont certains vestiges, partiellement non encore dépassés, continuent à subsister en elle, et dont certains simples signes, en se développant, ont pris toute leur signification, etc. L'anatomie de l'homme est la clef de l'anatomie du singe. Dans les espèces animales inférieures, on ne peut comprendre les signes annonciateurs d'une forme supérieure que lorsque la forme supérieure est elle-même déjà connue. Ainsi l'économie bourgeoise nous donne la clef de l'économie antique, etc. Mais nullement à la manière des économistes qui effacent toutes les différences historiques et voient dans toutes les formes de société celles de la société bourgeoise. On peut comprendre le tribut, la dîme, etc., quand on connaît la rente foncière. Mais il ne faut pas les identifier. Comme, de plus, la société bourgeoise n'est elle-même qu'une forme antithétique du développement historique, il est des rapports appartenant à des formes de société antérieures que l'on pourra ne rencontrer en elle que tout à fait étiolés, ou même travestis. Par exemple, la propriété communale. Si donc il est vrai que les catégories de l'économie bourgeoise possèdent une certaine vérité valable pour toutes les autres formes de société, cela ne peut être admis que cum grano salis [avec un grain de sel]. Elles peuvent receler ces formes développées, étiolées, caricaturées, etc., mais toujours avec une différence essentielle. Ce que l'on appelle développement historique repose somme toute sur le fait que la dernière forme considère les formes passées comme des étapes menant à son propre degré de développement, et, comme elle est rarement capable, et ceci seulement dans des conditions bien déterminées, de faire sa propre critique ‑ il n'est naturellement pas question ici des périodes historiques qui se considèrent elles-mêmes comme des époques de décadence ‑ elle les conçoit toujours sous un aspect unilatéral. [...]

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Il serait donc impossible et erroné de ranger les catégories économiques dans l'ordre où elles ont été historiquement déterminantes. Leur ordre est au contraire déterminé par les relations qui existent entre elles dans la société bourgeoise moderne et il est précisément à l'inverse de ce qui semble être leur ordre naturel ou correspondre à leur ordre de succession au cours de l'évolution historique. Il ne s'agit pas de la relation qui s'établit historiquement entre les rapports économiques dans la succession des différentes formes de société. Encore moins de leur ordre de succession "dans l'idée" (Proudhon) (conception nébuleuse du mouvement historique). Il s'agit de leur hiérarchie dans le cadre de la société bourgeoise moderne.

[...]

IV. Production. Moyens de production et rapports de production. Rapports de production et rapports de circulation. Formes de l'État et de la conscience par rapport aux conditions de production et de circulation. Rapports juridiques. Rapports familiaux.

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Notes



[1].       L'introduction est datée du 29 août 1857, elle est reproduite d'après la photocopie du manuscrit de l'Institut du marxisme-léninisme. Le titre ci-dessus devenu traditionnel, n'est pas de Marx. (N. R.)

          [321ignition] Ce texte a été publié pour la première fois par Karl Kautsky en 1903 dans le journal Die Neue Zeit. L'édition prise comme source ici introduit des modifications, signalées par des notes. Pour notre part, nous signalons les rectifications telles qu'elles sont effectuées dans la version allemande figurant dans Karl Marx - Friedrich Engels, Werke, Band 42 (Institut für Marxismus-Leninismus beim ZK der SED, Dietz Verlag Berlin 1983).

[2].       Dans la version Kautsky: dans la consommation. (N. R.)

          [321ignition] Karl Marx - Friedrich Engels, Werke:: dans le texte "in der Konsumtion" avec l'annotation "In der Handschrift: Person"

[3].       Addition de Kautsky à l'original. (N. R.)

[4].       Kautsky a lu Auflõsung (analyse) au lieu de Auffassung (Conception). (N. R.)

[5].       En français dans le texte. (N. R.)

[6].       En français dans le texte. (N. R.)

[7].       En français dans le texte. (N. R.)