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a) L'objet de cette étude est tout d'abord la production
matérielle. Des individus produisant en société - donc une production d'individus
socialement déterminée, tel est naturellement le point de départ. [...]
[...]
Éternisation des rapports de production historiques.
Production et distribution en général. Propriété
Quand donc nous parlons de production, c'est toujours de la
production à un stade déterminé du développement social qu'il s'agit ‑
de la production d'individus vivant en société. Aussi pourrait-il sembler
que, pour parler de la production en général, il faille, soit suivre le
procès historique de son développement dans ses différentes phases, soit
déclarer de prime abord que l'on s'occupe d'une époque historique déterminée,
par exemple de la production bourgeoise moderne, qui est, en fait, notre
véritable sujet. Mais toutes les époques de la production ont certains
caractères communs, certaines déterminations communes. La production en
général est une abstraction, mais une abstraction rationnelle, dans la mesure
où, soulignant et précisant bien les traits communs, elle nous évite la
répétition. Cependant, ce caractère général, ou ces traits communs, que
permet de dégager la comparaison, forment eux-mêmes un ensemble très complexe
dont les éléments divergent pour revêtir des déterminations différentes.
Certains de ces caractères appartiennent à toutes les époques, d'autres sont
communs à quelques-unes seulement. [Certaines] de ces déterminations
apparaîtront communes à l'époque la plus moderne comme à la plus ancienne.
Sans elles, on ne peut concevoir aucune production. Mais, s'il est vrai que
les langues les plus évoluées ont en commun avec les moins évoluées certaines
lois et déterminations, ce qui constitue leur évolution, c'est précisément ce
qui les différencie de ces caractères généraux et communs; aussi faut-il bien
distinguer les déterminations qui valent pour la production en général, afin
que l'unité - qui découle déjà du fait que le sujet, l'humanité, et l'objet,
la nature, sont identiques - ne fasse pas oublier la différence essentielle.
C'est de cet oubli que découle, par exemple, toute la sagesse des économistes
modernes qui prétendent prouver l'éternité et l'harmonie des rapports sociaux
existant actuellement. Par exemple, pas de production possible sans un
instrument de production, cet instrument ne serait-il que la main. Pas de
production possible sans travail passé accumulé, ce travail ne serait-il que
l'habileté que l'exercice répété a développée et fixée dans la main du
sauvage. Entre autres choses, le capital est, lui aussi, un instrument de
production, c'est, lui aussi, du travail passé, objectivé. Donc le capital
est un rapport naturel universel et éternel; oui, mais à condition de
négliger précisément l'élément spécifique, ce qui seul transforme en capital
l´"instrument de production", le "travail accumulé".
[...]
Il est de mode en économie politique de faire précéder toute
étude d'une partie générale, ‑ celle, précisément, qui figure sous
le titre de Production (cf., par exemple, J. Stuart Mill), ‑ dans
laquelle on traite des conditions générales de toute production. [...]
[...]
Mais, dans cette partie générale, ce n'est pas de tout cela qu'il
s'agit en réalité pour les économistes. Il s'agit bien plutôt, comme le
montre l'exemple de Mill, de représenter la production, à la différence de la
distribution, etc., comme enclose dans des lois naturelles, éternelles,
indépendantes de l'histoire, et à cette occasion de glisser en sous-main
cette idée que les rapports bourgeois sont des lois naturelles immuables de
la société conçue in abstracto [dans l'abstrait]. Tel est le but auquel tend
plus ou moins consciemment tout ce procédé. Dans la distribution, au
contraire, les hommes se seraient permis d'agir en fait avec beaucoup d'arbitraire.
Abstraction faite de cette disjonction brutale de la production et la
distribution et de la rupture de leur rapport réel, on peut dès l'abord voir
au moins ceci clairement: si diverse que puisse être la distribution aux
différents stades de la société, il doit être possible, tout aussi bien que
pour la production, de dégager des caractères communs, et possible aussi d'effacer
ou de supprimer toutes les différences historiques pour énoncer des lois s'appliquant
à l'homme en général. Par exemple, l'esclave, le serf, le travailleur salarié
reçoivent tous une quantité déterminée de nourriture qui leur permet de
subsister en tant qu'esclave, serf, salarié. Qu'ils vivent du tribut, de l'impôt,
de la rente foncière, de l'aumône ou de la dîme, le conquérant, le fonctionnaire,
le propriétaire foncier, le moine ou le lévite reçoivent tous une quote-part
de la production sociale qui est fixée suivant d'autres lois que celle des
esclaves, etc. [...]
[...]
Pour résumer: tous les stades de la production ont des
déterminations communes auxquelles la pensée prête un caractère général; mais
les prétendues conditions générales de toute production ne sont rien d'autre
que ces facteurs abstraits, qui ne répondent à aucun stade historique réel de
la production.
Avant de nous engager plus avant dans l'analyse de la
production, il est nécessaire d'examiner les différentes rubriques dont l'accompagnent
les économistes.
Voilà l'idée telle qu'elle se présente d'elle-même: dans la
production, les membres de la société adaptent (produisent, façonnent) les
produits de la nature conformément à des besoins humains; la distribution
détermine la proportion dans laquelle l'individu participe à la répartition de
ces produits; l'échange lui procure les produits particuliers en lesquels il
veut convertir la quote-part qui lui est dévolue par la distribution; dans la
consommation enfin les produits deviennent objets de jouissance, d'appropriation
individuelle. La production crée les objets qui répondent aux besoins; la
distribution les répartit suivant des lois sociales; l'échange répartit de
nouveau ce qui a déjà été réparti, mais selon les besoins individuels; dans
la consommation enfin, le produit s'évade de ce mouvement social, il devient
directement objet et serviteur du besoin individuel, qu'il satisfait dans la
jouissance. La production apparaît ainsi comme le point de départ, la
consommation comme le point final, la distribution et l'échange comme le
moyen terme, lequel a, à son tour, un double caractère, la distribution étant
le moment ayant pour origine la société et l'échange le moment ayant l'individu
pour origine. Dans la production la personne s'objective et dans la personne[2] se subjectivise la chose; dans
la distribution c'est la société, sous forme de déterminations générales
dominantes, qui fait office d'intermédiaire entre la production et la
consommation; dans l'échange, le passage de l'une à l'autre est assuré par la
détermination contingente de l'individu.
La distribution détermine la proportion (la quantité) des
produits qui échoient à l'individu; l'échange détermine les produits que
chaque individu réclame en tant que part qui lui a été assignée par la
distribution.
Production, distribution, échange, consommation forment ainsi
[suivant la doctrine des économistes[3]] un
syllogisme dans les règles; la production constitue le général, la
distribution et l'échange le particulier, la consommation le singulier, à
quoi aboutit l'ensemble. Sans doute, c'est bien là un enchaînement, mais fort
superficiel. La production est déterminée par des lois naturelles générales;
la distribution par la contingence sociale, et celle-ci peut, par suite,
exercer sur la production une action plus ou moins stimulante; l'échange se
situe entre les deux comme un mouvement social de caractère formel, et l'acte
final de la consommation, conçu non seulement comme aboutissement, mais comme
but final, est, à vrai dire, en dehors de l'économie, sauf dans la mesure où
il réagit à son tour sur le point de départ, où il ouvre à nouveau tout le
procès.
Les adversaires des économistes - adversaires de l'intérieur
ou du dehors, - qui leur reprochent de dissocier d'une façon barbare des
choses formant un tout, se placent ou bien sur le même terrain qu'eux, ou
bien au-dessous d'eux. Rien de plus banal que le reproche fait aux
économistes de considérer la production trop exclusivement comme une fin en
soi et alléguant que la distribution a tout autant d'importance. Ce reproche
repose précisément sur la conception économique suivant laquelle la
distribution existe en tant que sphère autonome, indépendante, à côté de la
production. Ou bien [on leur reproche] de ne pas considérer dans leur unité
ces différentes phases. Comme si cette dissociation n'était pas passée de la
réalité dans les livres, mais au contraire des livres dans la réalité, et
comme s'il s'agissait ici d'un équilibre dialectique de concepts et non pas
de la conception[4] des
rapports réels!
Double caractère de la consommation, subjectif et objectif: d'une
part, l'individu qui développe ses facultés en produisant les dépense
également, les consomme dans l'acte de la production, tout comme la
procréation naturelle est consommation des forces vitales. Deuxièmement:
consommation des moyens de production que l'on emploie, qui s'usent, et qui
se dissolvent en partie (comme par exemple lors de la combustion) dans les
éléments de l'univers. De même pour la matière première, qui ne conserve pas
sa forme et sa constitution naturelles, mais qui se trouve consommée. L'acte
de production est donc lui-même dans tous ses moments un acte de consommation
également. Les économistes, du reste, l'admettent. La production considérée
comme immédiatement identique à la consommation et la consommation comme
coïncidant de façon immédiate avec la production, c'est ce qu'ils appellent
la consommation productive. Cette identité de la production et de la
consommation revient à la proposition de Spinoza: Determinatio est negatio
[Toute détermination est négation].
Mais cette détermination de la consommation productive n'est
précisément établie que pour distinguer la consommation qui s'identifie à la
production, de la consommation proprement dite, qui est plutôt conçue comme antithèse
destructrice de la production. Considérons donc la consommation proprement
dite.
La consommation est de manière immédiate également production,
de même que dans la nature la consommation des éléments et des substances
chimiques est production de la plante. Il est évident que dans l'alimentation,
par exemple, qui est une forme particulière de la consommation, l'homme
produit son propre corps. Mais cela vaut également pour tout autre genre de
consommation qui, d'une manière ou d'une autre, contribue par quelque côté à
la production de l'homme. Production consommatrice. Mais, objecte l'économie,
cette production qui s'identifie à la consommation est une deuxième
production, issue de la destruction du premier produit. Dans la première le
producteur s'objectivait; dans la seconde, au contraire, c'est l'objet qu'il
a créé qui se personnifie. Ainsi, cette production consommatrice - bien qu'elle
constitue une unité immédiate de la production et de la consommation - est
essentiellement différente de la production proprement dite. L'unité
immédiate, dans laquelle la production coïncide avec la consommation et la
consommation avec la production, laisse subsister leur dualité foncière.
La production est donc immédiatement consommation, la
consommation immédiatement production. Chacune est immédiatement son
contraire. Mais il s'opère en même temps un mouvement médiateur entre les
deux termes. La production est médiatrice de la consommation, dont elle crée
les éléments matériels et qui, sans elle, n'aurait point d'objet. Mais la
consommation est aussi médiatrice de la production en procurant aux produits
le sujet pour lequel ils sont des produits. Le produit ne connaît son ultime
accomplissement que dans la consommation. [...]
[...]
L'identité entre la consommation et la production apparaît
donc sous un triple aspect:
1. Identité immédiate. La production est consommation; la
consommation est production. Production consommatrice. Consommation
productive. Toutes deux sont appelées consommation productive par les économistes.
Mais ils font encore une différence. La première prend la forme de
reproduction; la seconde, de consommation productive. Toutes les recherches
sur la première sont l'étude du travail productif ou improductif; les
recherches sur la seconde sont celle de la consommation productive ou
improductive.
2. Chacune apparaît comme le moyen de l'autre; elle est
médiée par l'autre; ce qui s'exprime par leur interdépendance, mouvement qui
les rapporte l'une à l'autre et les fait apparaître comme indispensables réciproquement,
bien qu'elles restent cependant extérieures l'une à l'autre. La production
crée la matière de la consommation en tant qu'objet extérieur; la
consommation crée pour la production le besoin en tant qu'objet interne, en
tant que but. Sans production, pas de consommation; sans consommation, pas de
production. Ceci figure dans l'économie politique sous de nombreuses formes.
3. La production n'est pas seulement immédiatement
consommation, ni la consommation immédiatement production; la production n'est
pas non plus seulement moyen pour la consommation, ni la consommation but
pour la production, en ce sens que chacune d'elles fournit à l'autre son
objet, la production l'objet extérieur de la consommation, la consommation l'objet
figuré de la production. En fait, chacune d'elles n'est pas seulement
immédiatement l'autre, ni seulement médiatrice de l'autre, mais chacune d'elles,
en se réalisant, crée l'autre; se crée sous la forme de l'autre. C'est la
consommation qui accomplit pleinement l'acte de la production en donnant au
produit son caractère achevé de produit, en le dissolvant en consommant la
forme objective indépendante qu'il revêt, en élevant à la dextérité, par le
besoin de la répétition, l'aptitude développée dans le premier acte de la
production; elle n'est donc pas seulement l'acte final par lequel le produit
devient véritablement produit, mais celui par lequel le producteur devient
également véritablement producteur. D'autre part, la production produit la
consommation en créant le mode déterminé de la consommation, et ensuite en
faisant naître l'appétit de la consommation, la faculté de consommation, sous
forme de besoin. Cette dernière identité, que nous avons précisée au
paragraphe 3, est commentée en économie politique sous des formes multiples,
à propos des rapports entre l'offre et la demande, les objets et les besoins,
les besoins créés par la société et les besoins naturels.
[...]
Mais, dans la société, le rapport entre le producteur et le
produit, dès que ce dernier est achevé, est un rapport extérieur,- et le
retour du produit au sujet dépend des relations de celui-ci avec d'autres
individus. Il n'en devient pas immédiatement possesseur. Aussi bien, l'appropriation
immédiate du produit n'est-elle pas la fin que se propose le producteur quand
il produit dans la société. Entre le producteur et les produits intervient la
distribution, qui par des lois sociales détermine la part qui lui revient
dans la masse des produits et se place ainsi entre la production et la
consommation.
Mais, alors, la distribution constitue-t-elle une sphère
autonome à côté et en dehors de la production ?
Ce qui frappe nécessairement tout d'abord, quand on considère
les traités ordinaires d'économie politique, c'est que toutes les catégories
y sont posées sous une double forme. Par exemple, dans la distribution
figurent: rente foncière, salaire, intérêt et profit, tandis que dans la
production terre, travail, capital figurent comme agents de la production.
Or, en ce qui concerne le capital, il apparaît clairement dès l'abord qu'il
est posé sous deux formes: 1° comme agent de production; 2° comme source de
revenus: comme formes de distribution déterminées et déterminantes. Par
suite, intérêt et profit figurent aussi en tant que tels dans la production,
dans la mesure où ils sont des formes sous lesquelles le capital augmente, s'accroît,
donc des facteurs de sa production même. Intérêt et profit, en tant que
formes de distribution, supposent le capital considéré comme agent de la
production. Ce sont des modes de distribution qui ont pour postulat le
capital comme agent de la production. Ce sont également des modes de
reproduction du capital.
De même, le salaire est le travail salarié, que les
économistes considèrent sous une autre rubrique: le caractère déterminé d'agent
de production que possède ici le travail apparaît là comme détermination de
la distribution. Si le travail n'était pas défini comme travail salarié, le
mode suivant lequel il participe à la répartition des produits n'apparaîtrait
pas sous la forme de salaire: c'est le cas par exemple dans l'esclavage.
Enfin la rente foncière, pour prendre tout de suite la forme la plus
développée de la distribution, par laquelle la propriété foncière participe à
la répartition des produits, suppose la grande propriété foncière (à vrai
dire la grande agriculture) comme agent de production, et non tout simplement
la terre, pas plus que le salaire ne suppose le travail tout court. Les
rapports et les modes de distribution apparaissent donc simplement comme l'envers
des agents de production. Un individu qui participe à la production sous la
forme du travail salarié participe sous la forme du salaire à la répartition
des produits, résultats de la production. La structure de la distribution est
entièrement déterminée par la structure de la production. La distribution est
elle-même un produit de la production non seulement en ce qui concerne l'objet,
le résultat de la production seul pouvant être distribué, mais aussi en ce
qui concerne la forme, le mode précis de participation à la production
déterminant les formes particulières de la distribution, c'est-à-dire
déterminant sous quelle forme le producteur participera à la distribution. Il
est absolument illusoire de placer la terre dans la production, la rente
foncière dans la distribution, etc...
Des économistes comme Ricardo, auxquels on a le plus reproché
de n'avoir en vue que la production, ont par suite défini la distribution
comme l'objet exclusif de l'économie politique, parce qu'instinctivement ils
voyaient dans les formes de distribution l'expression la plus nette des
rapports fixes des agents de production dans une société donnée.
Par rapport à l'individu isolé, la distribution apparaît
naturellement comme une loi sociale qui conditionne sa position à l'intérieur
de la production dans le cadre de laquelle il produit, et qui précède donc la
production. De par son origine, l'individu n'a pas de capital, pas de
propriété foncière. Dès sa naissance, il est réduit au travail salarié par la
distribution sociale. Mais le fait même qu'il y soit réduit résulte de l'existence
du capital, de la propriété foncière comme agents de production indépendants.
Si l'on considère des sociétés entières, la distribution, à un
autre point de vue encore, semble précéder la production et la déterminer;
pour ainsi dire comme un fait prééconomique. Un peuple conquérant partage le
pays entre les conquérants et impose ainsi une certaine répartition et une
certaine forme de la propriété foncière: Il détermine donc la production. Ou
bien il fait des peuples conquis des esclaves et fait ainsi du travail
servile la base de la production. Ou bien un peuple, par la révolution, brise
la grande propriété et la morcelle; il donne donc ainsi par cette nouvelle
distribution un nouveau caractère à la production. Ou bien enfin la
législation perpétue la propriété foncière dans certaines familles, ou fait
du travail un privilège héréditaire et lui imprime ainsi un caractère de
caste. Dans tous ces cas, et tous sont historiques, la distribution ne semble
pas être organisée et déterminée par la production, mais inversement la
production semble l'être par la distribution.
Dans sa conception la plus banale, la distribution apparaît
comme distribution des produits, et ainsi comme plus éloignée de la
production et pour ainsi dire indépendante de celle-ci. Mais, avant d'être
distribution des produits, elle est: 1° distribution des instruments de
production, et 2°, ce qui est une autre détermination du même rapport,
distribution des membres de la société entre les différents genres de
production. (Subordination des individus à des rapports de production
déterminés.) La distribution des produits n'est manifestement que le résultat
de cette distribution, qui est incluse dans le procès de production lui-même
et détermine la structure de la production. Considérer la production sans
tenir compte de cette distribution, qui est incluse en elle, c'est
manifestement abstraction vide, alors qu'au contraire la distribution des
produits est impliquée par cette distribution, qui constitue à l'origine un
facteur même de la production. Ricardo, à qui il importait de concevoir la
production moderne dans sa structure sociale déterminée et qui est l'économiste
de la production par excellence[5],
affirme pour cette raison que ce n'est pas la production, mais la
distribution qui constitue le sujet véritable de l'économie politique
moderne. D'où l'absurdité des économistes qui traitent de la production comme
d'une vérité éternelle, tandis qu'ils relèguent l'histoire dans le domaine de
la distribution.
La question de savoir quel rapport s'établit entre la
distribution et la production qu'elle détermine relève manifestement de la production
même. Si l'on prétendait qu'alors, du fait que la production a nécessairement
son point de départ dans une certaine distribution des instruments de
production, la distribution, au moins dans ce sens, précède la production, en
constitue la condition préalable, on pourrait répondre à cela que la
production a effectivement ses propres conditions et prémisses, qui en
constituent des facteurs. Ces derniers peuvent apparaître tout au début comme
des données naturelles. Le procès même de la production transforme ces
données naturelles en données historiques et, s'ils apparaissent pour une
période comme des prémisses naturelles de la production, ils en ont été pour
une autre période le résultat historique. Dans le cadre même de la
production, ils sont constamment modifiés. Par exemple, le machinisme a
modifié aussi bien la distribution des instruments de production que celle
des produits. La grande propriété foncière moderne elle-même est le résultat
aussi bien du commerce moderne et de l'industrie moderne que de l'application
de cette dernière à l'agriculture.
Les, questions soulevées plus haut se ramènent toutes en
dernière instance à celle de savoir comment des conditions historiques
générales interviennent dans la production et quel est le rapport de celle-ci
avec le mouvement historique en général. La question relève manifestement de
la discussion et de l'analyse de la production elle-même.
Cependant, sous la forme triviale où elles ont été soulevées
plus haut, on peut les régler également d'un mot. Dans toutes les conquêtes,
il y a trois possibilités. Le peuple conquérant impose au peuple conquis son
propre mode de production (par exemple les Anglais en Irlande dans ce siècle,
en partie dans l'Inde); ou bien il laisse subsister l'ancien mode de
production et se contente de prélever un tribut (par exemple les Turcs et les
Romains); ou bien il se produit une action réciproque qui donne naissance à
quelque chose de nouveau, à une synthèse (en partie dans les conquêtes
germaniques). Dans tous les cas, le mode de production, soit celui du peuple
conquérant ou celui du peuple conquis, ou encore celui qui provient de la
fusion des deux précédents, est déterminant pour la distribution nouvelle qui
apparaît. Bien que celle-ci se présente comme condition préalable de la
nouvelle période de production, elle est ainsi elle-même à son tour un
produit de la production, non seulement de la production historique en
général, mais de telle ou telle production historique déterminée.
Les Mongols, par leurs dévastations en Russie par exemple,
agissaient conformément à leur mode de production fondé sur le pâturage, qui
exigeait comme condition essentielle de grands espaces inhabités. Les
barbares germaniques, dont le mode de production traditionnel comportait la
culture par les serfs et la vie isolée à la campagne, purent d'autant plus
facilement soumettre les provinces romaines à ces conditions, que la
concentration de la propriété terrienne qui s'y était opérée avait déjà
complètement bouleversé l'ancien régime de l'agriculture.
C'est une image traditionnelle que dans certaines périodes on
n'aurait vécu que de pillage. Mais, pour pouvoir piller, il faut qu'il existe
quelque chose à piller, donc une production. Et le mode de pillage est
lui-même à son tour déterminé par le mode de production. Une stock-jobbing
nation [nation de spéculateurs en Bourse] par exemple ne peut pas être pillée
comme une nation de vachers.
En la personne de l'esclave, l'instrument de production est
directement ravi. Mais alors la production du pays, au profit duquel il est
ravi, doit être organisée de telle sorte qu'elle permette le travail d'esclave,
ou (comme dans l'Amérique du Sud, etc.) il faut que l'on crée un mode de
production conforme à l'esclavage.
Des lois peuvent perpétuer dans certaines familles un
instrument de production, par exemple la terre. Ces lois ne prennent une
importance économique que lorsque la grande propriété foncière est en
harmonie avec la production sociale, comme en Angleterre par exemple. En
France, on a pratiqué la petite culture malgré l'existence de la grande
propriété foncière, aussi cette dernière fut-elle détruite par la Révolution.
Mais qu'advient-il si l'on prétend perpétuer par des lois le morcellement par
exemple. Malgré ces lois, la propriété se concentre de nouveau. Il y a lieu
de déterminer à part quelle influence les lois exercent sur le maintien des
rapports de distribution et par suite quelle est leur influence sur la
production.
[...]
Quand nous considérons un pays donné au point de vue de l'économie
politique, nous commençons par étudier sa population, la division de celle-ci
en classes, sa répartition dans les villes, à la campagne, au bord de la mer,
les différentes branches de production, l'exportation et l'importation, la
production et la consommation annuelles, les prix des marchandises, etc.
Il semble que ce soit la bonne méthode de commencer par le
réel et le concret, qui constituent la condition préalable effective, donc en
économie politique, par exemple, la population qui est la base et le sujet de
l'acte social de production tout entier. Cependant, à y regarder de plus
près, on s'aperçoit que c'est là une erreur. La population est une
abstraction si l'on néglige par exemple les classes dont elle se compose. Ces
classes sont à leur tour un mot creux si l'on ignore les éléments sur
lesquels elles reposent, par exemple le travail salarié, le capital etc.
Ceux-ci supposent l'échange, la division du travail, les prix, etc. Le
capital, par exemple, n'est rien sans le travail salarié, sans la valeur, l'argent,
le prix, etc. Si donc on commençait ainsi par la population, on aurait une
représentation chaotique du tout et, par une détermination plus précise, par
l'analyse, on aboutirait à des concepts de plus en plus simples; du concret
figuré ou passerait à des abstractions de plus en plus minces, jusqu'à ce que
l'on soit arrivé aux déterminations les plus simples. Partant de là, il
faudrait refaire le chemin à rebours jusqu'à ce qu'enfin on arrive de nouveau
à la population, mais celle-ci ne serait pas, cette fois, la représentation
chaotique d'un tout, mais une riche totalité de déterminations et de rapports
nombreux. La première voie est celle qu'a prise très historiquement l'économie
politique à sa naissance. Les économistes du XVII° siècle, par exemple,
commencent toujours par une totalité vivante: population, nation, État,
plusieurs États; mais ils finissent toujours par dégager par l'analyse
quelques rapports généraux abstraits déterminants tels que la division du
travail, l'argent, la valeur, etc. Dès que ces facteurs isolés ont été plus
ou moins fixés et abstraits, les systèmes économiques ont commencé, qui
partent des notions simples telles que travail, division du travail, besoin,
valeur d'échange, pour s'élever jusqu'à l'État, les échanges entre nations et
le marché mondial. Cette dernière méthode est manifestement la méthode
scientifique correcte. Le concret est concret parce qu'il est la synthèse de
multiples déterminations, donc unité de la diversité. C'est pourquoi il
apparaît dans la pensée comme procès de synthèse, comme résultat, non comme
point de départ, bien qu'il soit le véritable point de départ et par suite
également le point de départ de la vue immédiate et de la représentation. La
première démarche a réduit la plénitude de la représentation à une
détermination abstraite; avec la seconde, les déterminations abstraites
conduisent à la reproduction du concret par la voie de la pensée. C'est
pourquoi Hegel est tombé dans l'illusion de concevoir le réel comme le
résultat de la pensée, qui se concentre en elle-même, s'approfondit en
elle-même, se meut par elle-même, alors que la méthode qui consiste à s'élever
de l'abstrait au concret n'est pour la pensée que la manière de s'approprier
le concret, de le reproduire sous la forme d'un concret pensé. Mais ce n'est
nullement là le procès de la genèse du concret lui-même. Par exemple, la
catégorie économique la plus simple, mettons la valeur d'échange, suppose la
population, une population produisant dans des conditions déterminées; elle
suppose aussi un certain genre de famille, ou de commune, ou d'État, etc.
Elle ne peut jamais exister autrement que sous forme de relation unilatérale
et abstraite d'un tout concret, vivant, déjà donné. Comme catégorie, par
contre, la valeur d'échange mène une existence antédiluvienne. Pour la
conscience ‑ et la conscience philosophique est ainsi faite que
pour elle la pensée qui conçoit constitue l'homme réel et, par suite, le
monde n'apparaît comme réel qu'une fois conçu ‑ pour la
conscience, donc, le mouvement des catégories apparaît comme l'acte de
production réel - qui reçoit une simple impulsion du dehors et on le regrette
- dont le résultat est le monde; et ceci (mais c'est encore là une
tautologie) est exact dans la mesure où la totalité concrète en tant que
totalité pensée, en tant que représentation mentale du concret, est en fait
un produit de la pensée, de la conception; il n'est par contre nullement le
produit du concept qui s'engendrerait lui-même, qui penserait en dehors et
au-dessus de la vue immédiate et de la représentation, mais un produit de l'élaboration
de concepts à partir de la vue immédiate et de la représentation. Le tout,
tel qu'il apparaît dans l'esprit comme une totalité pensée, est un produit du
cerveau pensant, qui s'approprie le monde de la seule façon qu'il lui soit
possible, d'une façon qui diffère de l'appropriation de ce monde par l'art,
la religion, l'esprit pratique. Après comme avant, le sujet réel subsiste
dans son indépendance en dehors de l'esprit; et cela aussi longtemps que l'esprit
a une activité purement spéculative, purement théorique. Par conséquent, dans
l'emploi de la méthode théorique aussi, il faut que le sujet, la société,
reste constamment présent à l'esprit comme donnée première.
[...]
Le travail semble être une catégorie toute simple. L'idée du
travail dans cette universalité ‑ comme travail en général ‑
est, elle aussi, des plus anciennes. Cependant, conçu du point de vue
économique sous cette forme simple, le « travail » est une catégorie tout
aussi moderne que les rapports qui engendrent cette abstraction simple. Le
système monétaire, par exemple, place encore d'une façon tout à fait
objective, comme une chose en dehors de soi, la richesse dans l'argent. Par
rapport à ce point de vue, ce fut un grand progrès quand le système
manufacturier ou commercial transposa la source de la richesse de l'objet à l'activité
subjective le travail commercial et manufacturier -,
tout en ne concevant encore cette activité elle-même que sous la forme
limitée de productrice d'argent. En face de ce système, le système des
physiocrates pose une forme déterminée du travail ‑ l'agriculture ‑
comme la forme de travail créatrice de richesse et pose l'objet lui-même non
plus sous la forme déguisée de l'argent, mais comme produit en tant que tel,
comme résultat général du travail. Ce produit, en raison du caractère limité
de l'activité, reste encore un produit déterminé par la nature ‑
produit de l'agriculture, produit de la terre par excellence[6].
Un énorme progrès fut fait par Adam Smith quand il rejeta
toute détermination particulière de l'activité créatrice de richesse pour ne
considérer que le travail tout court, c'est-à-dire ni le travail
manufacturier, ni le travail commercial, ni le travail agricole, mais toutes
ces formes de travail dans leur caractère commun. Avec la généralité
abstraite de l'activité créatrice de richesse apparaît alors également la
généralité de l'objet dans la détermination de richesse, le produit considéré
absolument, ou encore le travail en général, mais en tant que travail passé,
objectivé dans un objet. L'exemple d'Adam Smith, qui retombe lui-même de temps
à autre dans le système des physiocrates, montre combien était difficile et
important le passage à cette conception nouvelle. Il pourrait alors sembler
que l'on eût par là simplement trouvé l'expression abstraite de la relation
la plus simple et la plus ancienne qui s'établit ‑ dans quelque
forme de société que ce soit ‑ entre les hommes considérés en tant
que producteurs. C'est juste en un sens. Dans l'autre, non. L'indifférence à
l'égard d'un genre déterminé de travail présuppose l'existence d'une totalité
très développée de genres de travaux réels dont aucun n'est plus absolument
prédominant. Ainsi, les abstractions les plus générales ne prennent somme
toute naissance qu'avec le développement concret le plus riche, où un
caractère apparaît comme commun à beaucoup, comme commun à tous. On cesse
alors de pouvoir le penser sous une forme particulière seulement. D'autre
part, cette abstraction du travail en général n'est pas seulement le résultat
dans la pensée d'une totalité concrète de travaux. L'indifférence à l'égard
de tel travail déterminé correspond à une forme de société dans laquelle les
individus passent avec facilité d'un travail à l'autre et dans laquelle le
genre précis de travail est pour eux fortuit, donc indifférent. Là le travail
est devenu non seulement sur le plan des catégories, mais dans la réalité
même, un moyen de créer la richesse en général et a cessé, en tant que
détermination, de ne faire qu'un avec les individus, sous quelque aspect
particulier. Cet état de choses a atteint son plus haut degré de
développement dans la forme d'existence la plus moderne des sociétés
bourgeoises, aux États-Unis. C'est donc là seulement que l'abstraction de la
catégorie "travail", "travail en général", travail "sans
phrase"[7], point de départ de l'économie
moderne, devient vérité pratique. Ainsi l'abstraction la plus simple, que l'économie
politique moderne place au premier rang et qui exprime un rapport très ancien
et valable pour toutes les formes de société, n'apparaît pourtant sous cette
forme abstraite comme vérité pratique qu'en tant que catégorie de la société
la plus moderne. On pourrait dire que cette indifférence à l'égard d'une
forme déterminée de travail, qui se présente aux États-Unis comme produit
historique, apparaît chez les Russes par exemple comme une disposition
naturelle. Mais, d'une part, quelle sacrée différence entre des barbares qui
ont des dispositions naturelles à se laisser employer à tous les travaux et
des civilisés qui s'y emploient eux-mêmes. Et, d'autre part, chez les Russes,
à cette indifférence à l'égard d'un travail déterminé correspond dans la
pratique leur assujettissement traditionnel à un travail bien déterminé,
auquel ne peuvent les arracher que des influences extérieures.
Cet exemple du travail montre d'une façon frappante que même
les catégories les plus abstraites, bien que valables ‑ précisément
à cause de leur nature abstraite ‑ pour toutes les époques, n'en
sont pas moins sous la forme déterminée de cette abstraction même le produit
de conditions historiques et ne restent pleinement valables que pour ces
conditions et dans le cadre de celles-ci.
La société bourgeoise est l'organisation historique de la
production la plus développée et la plus variée qui soit. De ce fait, les
catégories qui expriment les rapports de cette société et qui permettent d'en
comprendre la structure permettent en même temps de se rendre compte de la
structure et des rapports de production de toutes les formes de société
disparues avec les débris et les éléments desquelles elle s'est édifiée, dont
certains vestiges, partiellement non encore dépassés, continuent à subsister
en elle, et dont certains simples signes, en se développant, ont pris toute
leur signification, etc. L'anatomie de l'homme est la clef de l'anatomie du
singe. Dans les espèces animales inférieures, on ne peut comprendre les
signes annonciateurs d'une forme supérieure que lorsque la forme supérieure
est elle-même déjà connue. Ainsi l'économie bourgeoise nous donne la clef de
l'économie antique, etc. Mais nullement à la manière des économistes qui
effacent toutes les différences historiques et voient dans toutes les formes
de société celles de la société bourgeoise. On peut comprendre le tribut, la
dîme, etc., quand on connaît la rente foncière. Mais il ne faut pas les identifier.
Comme, de plus, la société bourgeoise n'est elle-même qu'une forme
antithétique du développement historique, il est des rapports appartenant à
des formes de société antérieures que l'on pourra ne rencontrer en elle que
tout à fait étiolés, ou même travestis. Par exemple, la propriété communale.
Si donc il est vrai que les catégories de l'économie bourgeoise possèdent une
certaine vérité valable pour toutes les autres formes de société, cela ne
peut être admis que cum grano salis [avec un grain de sel]. Elles peuvent
receler ces formes développées, étiolées, caricaturées, etc., mais toujours
avec une différence essentielle. Ce que l'on appelle développement historique
repose somme toute sur le fait que la dernière forme considère les formes
passées comme des étapes menant à son propre degré de développement, et,
comme elle est rarement capable, et ceci seulement dans des conditions bien
déterminées, de faire sa propre critique ‑ il n'est naturellement
pas question ici des périodes historiques qui se considèrent elles-mêmes
comme des époques de décadence ‑ elle les conçoit toujours sous un
aspect unilatéral. [...]
[...]
Il serait donc impossible et erroné de ranger les catégories
économiques dans l'ordre où elles ont été historiquement déterminantes. Leur
ordre est au contraire déterminé par les relations qui existent entre elles
dans la société bourgeoise moderne et il est précisément à l'inverse de ce
qui semble être leur ordre naturel ou correspondre à leur ordre de succession
au cours de l'évolution historique. Il ne s'agit pas de la relation qui s'établit
historiquement entre les rapports économiques dans la succession des
différentes formes de société. Encore moins de leur ordre de succession "dans
l'idée" (Proudhon) (conception nébuleuse du mouvement historique). Il s'agit
de leur hiérarchie dans le cadre de la société bourgeoise moderne.
[...]
IV. Production. Moyens de production et rapports de production.
Rapports de production et rapports de circulation. Formes de l'État et de la
conscience par rapport aux conditions de production et de circulation.
Rapports juridiques. Rapports familiaux.
[...]
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