Analyses

Accueil

 

Agitprop

English

Art

Français

Références

Español

Présentation

Plan site

 

 

 

 

 

Français   >   Références   >

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Karl Marx

Le Capital - Livre 3e
5e section : Partage du profit en intérêt et profit d'entreprise
Le capital porteur d'intérêt

Chapitre 29 : Composantes du capital bancaire

 

 

Source:

Le Capital - Livre troisième - Tome II
Paris, Éditions sociales, 1970, p. 126‑137

 

 

 

 

 

 

 

Version imprimable
Textes de Karl Marx ‑ Sommaire

 

 

 

 

 

 

Il est maintenant indispensable d'examiner de plus près la composition du capital bancaire.

Nous avons vu plus haut que Fullarton, entre autres, au lieu de distinguer l'argent en tant que moyen de circulation de l'argent moyen de paiement (ou encore monnaie universelle, si l'on se place au point de vue de l'exportation de l'or), fait une différence entre circulation (currency) et capital.

Le rôle étrange que l'on fait jouer ici au capital entraîne cette conséquence: cette économie politique de banquiers met autant de soin à nous persuader que l'argent est, en réalité, le capital par excellence* que l'économie éclairée en mettait à tenter de nous convaincre que l'argent ne constitue pas un capital.

Dans le cours de notre analyse nous montrerons ultérieurement que, ce faisant, on confond capital-argent et moneyed capital [monnayé], pris dans l'acception de capital porteur d'intérêt, tandis que, dans son sens primitif, le capital-argent n'est toujours qu'une forme transitoire du capital, différant des autres formes de celui-ci: capital-marchandise et capital productif.

Le capital bancaire se compose: 1. d'argent en espèces, or ou billets; 2. de titres. Ceux-ci, à leur tour, nous pouvons les diviser en: effets de commerce, traites, qui circulent, viennent à échéance de temps en temps et dont l'escompte constitue l'activité proprement dite du banquier; et valeurs publiques: valeurs d'État, bons du trésor, actions de toute nature, bref des valeurs rapportant un intérêt, qui se différencient essentiellement des traites. On peut également ranger dans cette catégorie les hypothèques. Le capital composé de ces éléments concrets se divise par ailleurs en capital d'investissement du banquier lui-même et en dépôt, qui constituent son banking capital ou capital emprunté. Pour les banques d'émission il faut y ajouter les billets de banque. Pour l'instant nous laisserons de côté dépôts et billets. Une chose est claire en tout cas: que les divers éléments du capital du banquier, ‑ argent, traites, valeurs en dépôt ‑ représentent son propre capital ou des dépôts, le capital d'autrui, cela ne change rien aux composantes réelles de ce capital. Notre classification resterait valable, qu'il fasse ses affaires en employant uniquement son propre capital ou uniquement le capital en dépôt chez lui.

La forme du capital porteur d'intérêt implique que tout revenu-argent déterminé et régulier apparaisse comme l'intérêt d'un capital, que ce revenu provienne ou non d'un capital. D'abord on transforme l'argent empoché en intérêt et quand on a l'intérêt on trouve ensuite le capital qui l'a produit. De même, avec le capital productif d'intérêt toute somme de valeurs est prise pour du capital, dès lors qu'elle n'est pas dépensée comme revenu; elle apparaît comme somme principale (principal), par opposition à l'intérêt virtuel ou réel qu'elle peut rapporter.

L'affaire est simple: supposons que le taux moyen d'intérêt soit de 5 %. Une somme de 500 l. st. rapporterait donc 25 l. st. par an, si elle était transformée en capital porteur d'intérêt. Partant, on en vient à considérer toute recette annuelle fixe de 25 l. st. comme l'intérêt d'un capital de 500 l. st. C'était et c'est pourtant pure illusion, le cas excepté où la source des 25 l. st. ‑ qu'il s'agisse d'un simple titre de propriété ou d'une créance, ou encore d'un élément de production véritable, un terrain par exemple ‑ est directement transmissible ou encore acquiert une forme qui la rende transmissible. Prenons l'exemple de la dette publique et du salaire.

L'État doit payer chaque année à ses créanciers une certaine somme d'intérêts pour le capital emprunté. Dans ce cas, le créancier ne peut pas réaliser son prêt, il ne peut que vendre sa créance, le titre de propriété qui l'établit. Le capital lui-même a été mangé, dépensé par l'État. Il n'existe plus. Ce que le créancier de l'État possède c'est: 1. une obligation de l'État, mettons de 100 l. st.; 2. cette obligation lui donne droit à une certaine somme, disons 5 l. st. ou 5 %, sur les recettes annuelles de l'État, c'est-à-dire sur le produit annuel des impôts; 3. il peut vendre à son gré ce titre de 100 l. st. à d'autres personnes. Si le taux d'intérêt est de 5 %, et en supposant en outre que l'État tienne ses engagements, le possesseur A du titre peut normalement le céder à B au prix de 100 l. st.; car pour B, qu'il prête 100 l. st. à 5 % par an, ou qu'en payant 100 l. st. il s'assure de l'État un tribut annuel de 5 l. st., c'est tout un. Or dans tous ces cas, le capital qui, aux yeux des gens, produit un rejeton (intérêt), ici le versement de l'État, demeure un capital fictif, illusoire. Non seulement parce que la somme prêtée à l'État n'existe plus du tout, mais encore parce que jamais elle n'avait été destinée à être dépensée en tant que capital, à être investie, et que c'est seulement son investissement en tant que capital qui aurait pu faire d'elle une valeur susceptible de se conserver par elle-même. Pour le créancier initial A, la part des impôts annuels qui lui échoit représente l'intérêt de son capital, de la même manière que l'usurier reçoit une part des biens de son prodigue client, et pourtant, ni dans un cas ni dans l'autre, la somme d'argent prêtée n'a été dépensée comme capital. La possibilité de vendre sa créance sur l'État représente pour A la faculté de récupérer son principal. Pour B, de son point de vue privé, il a placé son argent sous forme de capital productif d'intérêt. Objectivement, il a simplement pris la place de A et acheté la créance du premier sur l'État. Il peut y avoir autant de transactions que l'on voudra; le capital de la dette publique n'en reste pas moins purement fictif et, à partir du moment où les titres de créances deviendraient invendables, la fiction se dissiperait (et on verrait que ce n'est pas un capital). Néanmoins, nous allons le voir, ce capital fictif est doté d'un mouvement propre.

Nous allons maintenant examiner la force de travail par opposition au capital de la dette publique qui en vient à présenter une grandeur négative sous l'aspect d'un capital[1] (de même, d'une façon générale, le capital porteur d'intérêt est la source de toutes sortes de formes absurdes, au point que, par exemple, dans la représentation que s'en fait le banquier, des dettes peuvent apparaître comme des marchandises). Ici c'est le salaire qui est considéré comme intérêt: donc, la force de travail serait le capital qui rapporte cet intérêt. Si, par exemple, le salaire d'une année est de 50 l. st., et si le taux d'intérêt est de 5 %, la force de travail est assimilée à un capital de 1.000 l. st. L'absurdité du mode de représentation capitaliste atteint ici son point culminant: au lieu d'expliquer la mise en valeur du capital par l'exploitation de la force du travail, on explique au contraire la productivité de la force de travail en faisant de celle-ci cette chose mythique: du capital productif d'intérêt. C'était là une des idées favorites des penseurs de la seconde moitié du XVIIe siècle (Petty, par exemple), mais de nos jours aussi elle est soutenue avec le plus grand sérieux d'un côté par des tenants de l'économie vulgaire, de l'autre, et surtout, par des statisticiens allemands[2]. Il y a malheureusement deux faits qui viennent fâcheusement à la traverse de cette représentation insensée: primo, il faut nécessairement que l'ouvrier travaille pour toucher cet intérêt, et, deuxièmement, il ne peut, en la cédant à autrui, monnayer la valeur-capital de sa force de travail. Tout au contraire, la valeur annuelle de sa force de travail est égale à son salaire moyen annuel, et ce que l'ouvrier doit remplacer pour l'acheteur de celle-ci, c'est cette valeur elle-même, plus le résultat de sa mise en valeur, la plus-value. Dans le système esclavagiste, le travailleur a une valeur-capital: son prix d'achat. Si on vient à le louer à un tiers, celui qui le prend en location doit verser d'abord l'intérêt du prix d'achat et en sus remplacer l'usure annuelle du capital.

On appelle capitalisation la constitution du capital fictif. On capitalise n'importe quelle recette se répétant régulièrement en calculant, sur la base du taux d'intérêt moyen, le capital qui, prêté à ce taux, rapporterait cette somme; par exemple, si la recette annuelle est de 100 l. st. et le taux d'intérêt de 5 %, les 100 l. st. seraient l'intérêt annuel de 2.000 l. st. et ces 2.000 l. st. passent pour la valeur-capital du titre de propriété qui, juridiquement, ouvre droit aux 100 l. st. annuelles. Pour quiconque achète ce litre de propriété, les 100 l. st. de recette annuelle représentent en fait l'intérêt du capital qu'il a placé à 5 %. Ainsi, il ne reste absolument plus trace d'un rapport quelconque avec le procès réel de mise en valeur du capital et l'idée d'un capital considéré comme un automate capable de créer de la valeur par lui-même s'en trouve renforcée.

Même lorsque la créance ‑ le titre ‑ ne représente pas, comme c'est le cas pour la dette publique, un capital purement illusoire, la valeur-capital de ce titre est purement illusoire. Nous avons vu précédemment que le crédit donne naissance à du capital associé. Les titres tiennent lieu de titres de propriété représentant ce capital. Les actions de sociétés de chemins de fer, de charbonnages, de compagnies de navigation. etc., représentent un capital réel; celui qui a été investi et qui fonctionne dans ces entreprises, ou encore la somme d'argent avancée par les actionnaires pour être dépensée comme capital dans ces entreprises. Notons en passant qu'il n'est nullement exclu qu'elles représentent une simple escroquerie. Quoi qu'il en soit, ce capital n'existe pas deux fois, une fois comme valeur-capital des titres de propriété, des actions, la seconde en tant que capital investi réellement ou à investir dans ces entreprises. Il n'existe que sous cette dernière forme, et l'action n'est qu'un titre de propriété ouvrant droit, au prorata de la participation, à la plus-value que ce capital va permettre de réaliser. Que A vende son titre à B et B à C, ces transactions ne changent rien à la nature des choses. A ou B ont alors converti leur titre en capital, mais C a converti son capital en un simple titre de propriété ouvrant droit à la plus-value qu'on espère du capital par actions.

Le mouvement autonome de la valeur de ces titres de propriété ‑ pas seulement des bons d'État, des actions aussi ‑ renforce l'illusion qu'ils constituent un véritable capital à côté du capital qu'ils représentent ou du droit qu'ils peuvent établir. Ils se transforment en marchandises dont le prix varie et est fixé selon des lois propres. Leur valeur de marché est déterminée autrement que leur valeur nominale, sans que se soit modifiée la valeur (sinon la mise en valeur) du capital réel. D'abord, leur valeur de marché oscille avec le montant des sommes auxquelles ils donnent droit et les garanties qu'ils offrent. Si la valeur nominale d'une action, c'est-à-dire la somme engagée que l'action représente à l'origine, est de 100 l. st., et si l'affaire vient à rapporter du 10 % au lieu du 5, la valeur de marché de l'action s'élève, toutes choses égales d'ailleurs, pour un taux d'intérêt de 5 %, à 200 l. st.; car, capitalisée à 5 %, elle représente désormais un capital fictif de 200 l. st. Quiconque l'achète 200 l. st. touchera un revenu de 5 % sur cette mise de fonds. C'est l'inverse qui se produit si le rendement de l'entreprise diminue. La valeur de marché de ces titres est en partie une valeur spéculative, car ce n'est pas le revenu réel de l'entreprise, mais celui qu'on en attend, calculé par anticipation, qui a servi à la déterminer. Mais en supposant constant le taux de mise en valeur du capital réel, ou encore, quand il n'existe pas de capital du tout, comme dans le cas de la dette publique, en supposant que le rendement annuel du titre est fixé par la loi et qu'il soit par ailleurs suffisamment sûr, son prix connaitra une hausse ou une baisse en raison inverse du taux de l'intérêt. Si celui-ci passe de 5 à 10%, un titre qui assure un revenu de 5 % ne représente plus qu'un capital de 50 l. st. Si le taux d'intérêt tombe à 2,5 %, le même titre représentera un capital de 200 l. st. Sa valeur n'est toujours que celle de son revenu capitalisé, c'est-à-dire son intérêt rapporté à un capital illusoire sur la base du taux d'intérêt existant. Aux époques de basses eaux sur le marché de l'argent, ces titres verront donc leurs prix s'effondrer pour deux raisons; d'abord parce que le taux d'intérêt monte, et ensuite, parce qu'ils sont jetés sur le marché en quantités massives par ceux qui veulent les réaliser en argent. Cette baisse de prix se produit, que le revenu qu'ils assurent à leurs possesseurs soit constant, comme c'est le cas pour les bons d'État, ou que la mise en valeur du capital réel qu'ils représentent, comme dans les entreprises industrielles, ait été, le cas échéant, affectée elle aussi par la perturbation du procès de reproduction. Dans ce dernier cas, une nouvelle dépréciation vient encore s'ajouter à la précédente. Dès que l'orage est passé, ces titres retrouvent leur cours antérieur, à moins qu'ils ne représentent des affaires spéculatives ou des entreprises balayées par la crise. La dépréciation qu'ils ont subie pendant la crise est un puissant moyen de centralisation de la richesse financière[3].

Si la chute ou la montée des cours de ces titres n'a pas de rapport avec le mouvement de la valeur du capital réel qu'ils représentent, la richesse d'une nation est aussi grande avant leur dépréciation ou la hausse de leur valeur qu'après.

Le 23 octobre 1847, les fonds publics et les actions de canaux et de chemins de fer avaient déjà subi une dépréciation de 114.752.225 l. st.[4]

Si cette dépréciation ne traduisait pas un arrêt réel de la production et du trafic par canaux el voies ferrées, ou l'abandon d'entreprises déjà en chantier ou la dilapidation de capital dans des affaires positivement sans valeur, l'éclatement de ces bulles de savon gonflées de capital-argent nominal ne ferait pas la nation plus pauvre d'un liard.

En fait, tous ces effets ne représentent pas autre chose que l'accumulation de droits, de titres juridiques sur une production à venir, dont la valeur-argent ou la valeur-capital tantôt ne représente pas de capital du tout, c'est le cas de la dette publique par exemple, tantôt est régie par des lois indépendantes de la valeur du capital réel qu'ils représentent.

Dans tous les pays de production capitaliste existe une masse énorme de capital de cette sorte qu'on appelle porteur d'intérêt, ou encore moneyed capital. Et par accumulation du capital-argent il faut la plupart du temps entendre accumulation de ces titres sur la production, accumulation de leur prix de marché, de leur valeur-capital fictive.

Une fraction du capital du banquier est donc placée dans ces titres qu'on dit porteurs d'intérêt. Cette fraction elle-même est une part du capital en réserve, qui n'est pas employé dans ce qui est réellement l'affaire de la banque. La part la plus importante se compose de traites, c'est-à-dire d'engagements de paiement émanant de capitalistes industriels ou de commerçants. Pour le prêteur d'argent, ces traites sont des titres porteurs d'intérêt; c'est-à-dire qu'en les achetant il en déduit l'intérêt pour le laps de temps qu'ils ont à courir. C'est ce qu'on appelle escompter une traite. C'est donc dans chaque cas le taux de l'intérêt qui établit le montant de la retenue sur la somme que la traite représente.

La dernière fraction du capital du banquier enfin est constituée par sa réserve d'or ou de billets de banque. Les dépôts, s'il n'a pas stipulé par contrat qu'ils sont faits pour une période assez longue, sont toujours à la disposition des déposants. Ils sont en continuelle fluctuation. Mais, si l'on opère des retraits ici, là ils sont compensés par des versements, de sorte qu'aux époques d'affaires normales le montant moyen de l'ensemble des dépôts varie peu.

Dans les pays à production capitaliste développée, les fonds de réserve des banques expriment toujours, en moyenne, le volume d'argent existant sous forme de trésor; et à son tour une partie de ce trésor lui-même existe sous forme de papier-monnaie, de simples billets représentant une somme d'or, mais qui n'ont pas de valeur par eux-mêmes. Donc, la majeure partie du capital du banquier est purement fictive et consiste en créances (traites), fonds d'État (qui représentent du capital dépensé) et actions (assignations sur un revenu à venir). À ce sujet. il ne faut pas oublier que la valeur-argent du capital que ces titres enfermés dans les coffres-forts du banquier représentent est tout à fait fictive, même s'ils constituent des assignations sur des revenus sûrs (comme c'est le cas pour les fonds d'État) ou s'ils sont des titres de propriété portant sur du capital réel (comme pour les actions), et que cette valeur est régie par des lois différant de celles qui déterminent la valeur du capital réel, qu'une partie d'entre eux tout au moins représentent; ou encore que, lorsqu'ils représentent une simple créance sur des revenus et pas de capital, l'expression de la créance ouvrant droit à ce même revenu est un capital-argent fictif dont le montant varie sans cesse. Il faut en outre ajouter que le capital fictif du banquier, pour la plus grande part, ne représente pas son capital, mais celui du public qui l'a mis en dépôt chez lui, avec ou sans intérêt.

Les dépôts sont toujours faits en monnaie, en or ou billets de banque, ou en chèques. Le fonds de réserve excepté, qui se resserre ou s'étend selon les besoins de la circulation réelle, ces dépôts se trouvent en réalité toujours dans les mains, d'une part, des capitalistes industriels et des commerçants, dont ils servent à escompter les traites et à qui on fait des avances de fonds en y puisant: d'autre part entre tes mains des négociants en titres (courtiers en Bourse) ou de particuliers ayant vendu leurs titres, ou encore entre les mains du gouvernement (dans le cas de bons du Trésor et de nouveaux emprunts). Les dépôts eux-mêmes jouent un double rôle. D'abord, nous venons de le voir, ils sont prêtés comme capital productif d'intérêt el ne se trouvent donc pas dans les caisses des banques, mais figurent simplement dans leurs livres en tant qu'avoirs des déposants. Ensuite ils fonctionnent ainsi comme simples postes comptables, dans la mesure où les divers avoirs des déposants s'équilibrent réciproquement au moyen de chèques qu'ils tirent sur leurs dépôts et qui s'annulent les uns les autres. Et peu importe dans cette affaire que les dépôts soient chez le même banquier qui opère des virements d'un compte à l'autre ou que le résultat soit obtenu par l'échange entre des banques différentes de leurs chèques respectifs, celles-ci ne se versant que les différences.

À mesure que se développe le capital productif d'intérêt et le système de crédit, tout capital semble se dédoubler, et par endroits tripler même, grâce aux diverses façons dont un même capital, ou simplement une même créance, apparaît dans des mains différentes, sous des formes différentes[5]. La majeure partie de ce "capital-argent" est purement fictive. Le fonds de réserve excepté, tous les dépôts ne sont que des créances sur le banquier, qui n'existent jamais réellement en dépôt. Dans la mesure où ils sont employés dans les affaires de virement, ils font fonction de capital pour les banquiers, quand ceux-ci les ont prêtés. Entre eux les banquiers se règlent les assignations réciproques sur des dépôts qui n'existent pas en faisant venir ces créances en déduction les unes des autres.

À propos du rôle que joue le capital dans le prêt d'argent, A. Smith dit:

Même dans le commerce de l'argent cependant, celui-ci n'est pour ainsi dire que l'ordre qui fait passer les capitaux dont leurs possesseurs n'ont pas l'emploi d'une main dans une autre. L'importance de ces capitaux peut dépasser ‑ sans qu'il y ait presque de limite ‑ la somme d'argent qui est l'instrument de ce transfert; les mêmes pièces de monnaie servent successivement pour de nombreux prêts différents, de même qu'elles sont utilisées pour de nombreux achats différents. Par exemple: A prête à W 1.000 l. st., au moyen desquelles W achète immédiatement de B pour 1.000 l. st. de marchandises. B n'ayant pas lui-même l'emploi de cet argent prête à X ces mêmes espèces, à l'aide desquelles aussitôt X achète à son tour à C pour 1.000 l. st. de marchandises. De la même manière, et pour les mêmes raisons, C prête l'argent à Y, qui de nouveau s'en sert pour acheter des marchandises à D. C'est ainsi que les mêmes pièces d'or ou les mêmes billets de banque ont en quelques jours permis trois prêts différents et trois achats différents, dont chacun est en valeur égal au montant total de ces pièces. Ce que les trois financiers A, B et C ont viré aux trois emprunteurs, c'est le pouvoir de faire ces achats. C'est en ce pouvoir que consistent à la fois la valeur et l'utilité de ces prêts. Le capital prêté par les trois financiers est égal à la valeur des marchandises qu'il permet d'acheter, et il est trois fois plus grand que l'argent qui sert à faire ces achats. Néanmoins tous ces prêts peuvent être parfaitement sûrs, puisque les marchandises que les différents débiteurs ont achetées avec cet argent sont employées de manière à rapporter en temps voulu une valeur égale en or ou papier-monnaie, plus un certain profit. Et de même que ces pièces de monnaie peuvent permettre des prêts différents s'élevant jusqu'à trois fois ou même trente fois leur valeur, de même elles peuvent de nouveau servir plusieurs fois de suite de moyen de rembourser une dette[6].

La même pièce de monnaie pouvant servir à réaliser divers achats, suivant la rapidité de sa circulation, elle peut tout aussi bien être utilisée pour divers prêts, car les achats la font passer d'une main dans une autre et le prêt n'est qu'un transfert d'une main à une autre, qui n'est pas provoqué par un achat. Pour chaque vendeur, l'argent représente la forme métamorphosée de sa marchandise: de nos jours où toute valeur s'exprime en valeur-capital, cet argent représente, dans les différents prêts, successivement des capitaux différents, ce qui n'est qu'une autre façon de traduire notre proposition antérieure, qu'il peut réaliser successivement différentes valeurs-marchandises. En même temps, il sert de moyen de circulation, pour faire passer les capitaux matériels d'une main dans une autre. Dans le prêt, ce n'est pas comme moyen de circulation qu'il passe d'une main dans une autre. Tant qu'il reste entre les mains du prêteur il n'est pas moyen de circulation, mais mode d'existence de son capital. Et c'est sous cette forme que, dans les emprunts, celui-ci le transfère à un tiers. Si A avait prêté son argent à B, et celui-ci à C sans passer par l'intermédiaire des achats, ce même argent ne représenterait pas trois capitaux, mais un seul, une seule valeur-capital. Le nombre de capitaux qu'il représente réellement dépend du nombre de fois qu'il remplit la fonction de forme de valeur de capitaux-marchandises différents.

Ce qu'Adam Smith dit en général des prêts s'applique aux dépôts, qui ne sont en somme que le nom particulier des prêts que le public fait aux banquiers. Les mêmes pièces de monnaie peuvent servir d'instrument pour un nombre illimité de dépôts.

II est indiscutable que les 1.000 l. st. que quelqu'un dépose aujourd'hui chez A sont dépensées de nouveau demain et constituent un dépôt chez B. Le lendemain, versées par B en paiement, elles peuvent former un dépôt chez C et ainsi de suite à l'infini. Les mêmes 1.000 l. st. en argent peuvent donc, grâce à une série de transferts, se multiplier en une série absolument indéfinie de dépôts. Il est donc possible que les 9/10 de tous les dépôts du Royaume-Uni n'aient pas d'existence en dehors des livres des banquiers d'après lesquels eux-mêmes balancent l'actif et le passif des comptes ... II en est ainsi, par exemple, en Écosse, où la circulation monétaire n'a jamais dépassé 3 millions de livres, tandis que les dépôts atteignaient 27 millions. Or, s'il ne se produisait pas de ruée générale vers les guichets en vue de retirer les dépôts, ces mêmes 1.000 l. st., refaisant à l'envers la route parcourue, pourraient avec la même facilité régler une somme tout aussi indéfinie. Car ces mêmes 1 000 l. st. avec lesquelles quelqu'un règle aujourd'hui une dette à un commerçant peuvent demain régler la dette de celui-ci au négociant, le lendemain la dette du négociant à la banque et ainsi de suite indéfiniment; ainsi, les mêmes 1.000 l. st. peuvent voyager de main en main et de banque en banque, et servir à régler toute somme de dépôts que l'on voudra imaginer[7].

Tout dans ce système de crédit se dédouble et se détriple et se mue en simple fantasmagorie: ceci vaut également du "fonds de réserve", où l'on croyait tenir enfin quelque chose de solide.

Écoutons encore M. Morris, gouverneur de la Banque d'Angleterre:

Les réserves des banques privées se trouvent entre les mains de la Banque d'Angleterre sous forme de dépôts. Le premier effet d'une hémorragie d'or ne touche, semble-t-il, que la Banque d'Angleterre, mais on pourrait aussi bien dire qu'elle exerce une influence sur les réserves des autres banques, puisqu'elle représente l'exportation d'une partie de leur réserve, qu'elles ont déposée dans notre banque. De la même manière on pourrait dire qu'elle se répercute sur les réserves de toutes les banques de province[8].

En définitive donc, les fonds de réserve se dissolvent en réalité dans le fonds de réserve de la Banque d'Angleterre[9]. Mais ce fonds de réserve a lui aussi à son tour une double existence. Le fonds de réserve du département bancaire (banking department) est égal à la différence entre le total des billets que la banque a le droit d'émettre et ceux qui se trouvent en circulation. Le plafond légal d'émission est de 14 millions (pour cette somme il n'est pas exigé de réserve métallique; cette somme représente à peu près le montant de la dette de l'État à la banque), plus le montant du stock de métaux précieux de la banque. Si donc ce stock est de 14 millions de livres sterling, la banque peut émettre 28 millions de billets, et si sur cette somme 20 millions sont en circulation, le fonds de réserve du département bancaire est de 8 millions. Ces 8 millions de billets sont alors légalement à la fois le capital bancaire dont peut disposer la banque et le fonds de réserve de ses dépôts. Que se produise alors une sortie d'or qui réduise de 6 millions le stock métallique ‑ ce qui doit nécessairement entraîner la destruction d'une même somme de billets ‑ la réserve du département bancaire tomberait de 8 à 2 millions. D'une part, la banque augmenterait considérablement son taux d'intérêt; d'autre part, les banques et autres personnes qui lui ont confié des dépôts verraient baisser notablement le fonds de réserve garantissant leur propre créance sur la banque. En 1857. les quatre plus grandes banques par actions de Londres menacèrent la Banque d'Angleterre, au cas où elle n'obtiendrait pas la promulgation d'un "décret" suspendant l'Acte bancaire de 1844 [10], de retirer leurs dépôts, ce qui eut acculé le département bancaire (banking department) à la banqueroute. C'est ainsi que le département bancaire peut faire faillite, comme en 1847, tandis qu'il existe autant de millions que l'on voudra (en 1847, 8 millions) au département d'émission (issue department), pour garantir la libre convertibilité des billets en circulation. Mais cette garantie elle-même est illusoire.

"La majeure partie des dépôts, dont les banquiers eux-mêmes n'ont pas l'utilisation immédiate, passe dans les mains des bill-brokers" (mot à mot: courtiers en effets; en réalité ce sont à moitié des banquiers), "qui remettent au banquier en gage pour son avance des effets de commerce qu'ils ont déjà escomptés à des clients de Londres et de province. Le bill-broker est responsable vis-à-vis du banquier du remboursement de cette money at call" (argent remboursable immédiatement sur simple demande - F.E.): "et l'ampleur des affaires de ce genre est telle que l'actuel gouverneur de la Banque (d'Angleterre - F. E.), "M. Neave, déclare dans sa déposition: “Nous savons qu'un broker avait 5 millions, et nous avons toute raison de supposer qu'un autre détenait de 8 à 10 millions; l'un d'eux avait 4 millions, un autre 3,5, un troisième plus de 8 millions. Je parle de dépôts chez les brokers[11].”"

"Les bill-brokers de Londres ... faisaient leurs énormes affaires sans posséder la moindre réserve en numéraire; ils se reposaient sur les rentrées de leurs traites venant à échéance les unes après les autres, ou, en cas de besoin, sur leur pouvoir d'obtenir des avances de la Banque d'Angleterre contre dépôt des effets qu'ils avaient escomptés[12]." "Deux établissements de bill-brokers de Londres suspendirent leurs paiements en 1847; tous deux reprirent les affaires par la suite. En 1857, nouvel arrêt des paiements. Le passif d'une de ces maisons était, en chiffres ronds, de 2.683.000 l. st. en 1847, pour un capital de 180.000 l. st.; et en 1857 le passif était de 5.300.000 l. st., alors que le capital ne dépassait sans doute pas le quart de ce qu'il était en 1847. Le passif de l'autre établissement se situait les deux fois entre 3 et 4 millions, pour un capital de 45.000 l. st. seulement[13]."

 

 

 

 

 

Notes



[1].       [321ignition] Dans l'original: "qui en vient à présenter une grandeur négative se sous l'aspect d'un capital". Nous corrigeons la coquille ("se") selon l'édition allemande: "wo ein Minus als Kapital erscheint".

[2].       "L’ouvrier a une valeur-capital; on l’obtient en considérant la valeur monétaire de son gain annuel comme un intérêt ... Si l'on ... capitalise les tarifs moyens de salaires à 4 %, on obtient les chiffres suivants, qui expriment la valeur moyenne d’un ouvrier agricole de sexe masculin: en Autriche: 1500 talers; en Prusse: 1500; en Angleterre: 3750; en France: 2000; en Russie centrale: 750." (Von Reden: Vergleichende Kufturstatistik, Berlin, 1848, p. 434.)

[3].       (Au lendemain de la Révolution de février, alors qu'à Paris marchandises et titres avaient vu leur cours s’effondrer et qu’ils étaient absolument invendables, un négociant suisse de Liverpool, M. R. Zwilchenbart (de qui mon père tenait la chose) fit argent de tout ce qu’il put et, muni de la somme ainsi recueillie. se rendit à Paris et alla trouver Rothschild, pour lui proposer de faire une affaire avec lui. Rothschild le regarda fixement, se précipita sur lui et, le saisissant par les épaules: "Avez-vous de l'argent sur vous?* - Oui, monsieur le Baron*. - Alors, vous êtes mon homme!*" Et ils firent ensemble une brillante affaire. - F. E.)

[4].       Morris, gouverneur de la Banque d’Angleterre. Déclaration mentionnée dans Report on Commercial Distress, 1847-1848, [n° 3800].

[5].       (Cette multiplication par deux ou par trois du capital a pris, ces dernières années, un nouvel et important développement, grâce par exemple, aux Financial Trusts, qui occupent déjà dans le compte rendu de la Bourse de Londres une rubrique spéciale. Une société se constitue pour l’achat d’une certaine catégorie de titres portant intérêt, mettons des valeurs d’État étrangères, des titres d’emprunts anglais municipaux, ou d'emprunts américains des actions de chemins de fer, etc. Le capital, mettons 2 millions de l. st, est réuni par souscriptions d’actions; la direction achète les valeurs en question, se livre sur elles à des spéculations plus ou moins actives et, déduction faite des frais, répartit l’intérêt annuel obtenu, sous forme de dividende, entre les actionnaires. - En outre, dans des sociétés anonymes isolées, la coutume s’est fait jour de partager les actions ordinaires en deux catégories: preferred reçoivent un intérêt fixe, de 5% par exemple, à la condition que le profit total le permette; après quoi, s’il reste encore quelque chose, les deferred le touchent. De cette façon, la mise de fonds "sérieuse", dans les actions privilégiées, est plus ou moins séparée de la spéculation proprement dite, qui s'exerce sur les deferred. Quelques grosses entreprises ne voulant pas se plier à cette mode, il est arrivé que des sociétés se constituent, qui placent un ou plusieurs millions de l. st. en actions de ces entreprises. Après quoi, elles émettent de nouvelles actions d'une valeur nominale égale aux premières, mais dont une moitié est preferred, et l'autre deferred. Dans ces cas-là les actions primitives sont dédoublées, puisqu'elles constituent la base d'une nouvelle émission d'actions. - F. E.)

[6].       A. Smith [Wealth of Nations], livre Il, chap. IV, [Abendeen, Londres, 1848, p. 236).

[7].       The Currency Question Reviewed, p. 62-63.

[8].       Commercial Distress, 1847-1848 [p. 277, n° 3639 et 3642].

[9].       Le tableau officiel ci-dessous, emprunté au Daily News, du 15 décembre 1892, des réserves des 15 plus grosses banques de Londres en novembre 1892, prouve combien, depuis, ce phénomène s'est encore accentué:

 

Nom de la Banque

Passif
(en L. st.)

Réserve
en espèces
(en L. st.)

En pourcentage.

City

9.317.629

746.551

8,01

Capital and Counties

11.392.744

1.307.483

11,47

Imperial

3.987.400

447.157

11,22

Lloyds

23.800.937

2.966.806

12,46

London and Westminster

24.671.559

3.818.885

15,50

London and S. Western

5.570.268

812.353

14,58

London Joint Stock

12.127.993

1.288.977

10,62

London and Midland

8.814.499

1.127.280

12,79

London and County

37.111.035

3.600.374

9,70

National

11.163.829

1.426.225

12,77

National Provincial

41.907.384

4.614.780

11,01

Parrs and the Alliance

12.794.489

1.532.707

11,98

Prescott and Co

4.041.058

538.517

13,07

Union of London

15.502.618

2.300.084

14,84

Williams, Deacon and Manchester and Co

10.452.381

1.317.628

12,60

Total

232.655.823

27.845.807

11,97

 

De ces 28 millions de réserve, au moins 25 sont en dépôt à la Banque d'Angleterre, 3 millions sont au plus en espèces dans les coffres des 15 banques elles-mêmes. Mais la réserve en espèces, du département bancaire de la Banque d'Angleterre, n'a jamais atteint, en ce même mois de novembre, tout à fait 16 millions. (F. E.)

[10].     La suspension de l'Acte bancaire, de 1844, donne licence à la Banque d'émettre des quantités illimitées de billets, sans que leur couverture soit assurée par la réserve d'or qu'elle détient; donc la Banque peut créer des quantités quelconques de capital-argent fictif et faire, avec ce papier-monnaie, des avances aux banques et aux courtiers en valeurs, et, par leur intermédiaire, au commerce. (F. E.)

[11].     Report of Committee on Bank Acts, 1857-1858, p. 5, § 8.

[12].     Ibid., p. 8, § 17.

[13].     Ibid., p. 21, § 52.