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Karl Marx

Le Capital - Livre 3e
5e section : Partage du profit en intérêt et profit d'entreprise
Le capital porteur d'intérêt

Chapitre 27 : Le rôle du crédit dans la production capitaliste

 

 

Source:

Le Capital - Livre troisième - Tome II
Paris, Éditions sociales, 1970, p. 101‑107

 

 

 

 

 

 

 

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Textes de Karl Marx ‑ Sommaire

 

 

 

 

 

 

Nous avons eu jusqu'ici l'occasion de faire les remarques générales suivantes au sujet du système de crédit:

I. Nécessité de sa création pour que se produise l'égalisation du taux de profit ou la tendance à cette égalisation sur laquelle repose toute la production capitaliste.

II. Diminution des frais de circulation.

1° L'un des frais essentiels de la circulation est l'argent lui-même dans la mesure où il a par lui-même une valeur. L'économie qui en est faite par le crédit est triple:

A. Par son absence totale dans une grande partie des transactions.

B. Par l'accélération du mouvement du moyen de circulation[1]. Ceci coïncide partiellement avec ce qu'il y aura à dire en 2°. D'une part, l'accélération est d'ordre technique, c'est-à-dire que, pour une grandeur et une quantité invariables des transactions réelles de marchandises nécessaires à la consommation, une masse moindre d'argent ou de signes monétaires accomplit le même service. Cela est lié à la technique du système bancaire. D'autre part, le crédit accélère la vitesse de la métamorphose des marchandises et, partant, la vitesse de la circulation monétaire.

C. Par la substitution du papier à la monnaie d'or.

2° Accélération par le crédit des différentes phases de la circulation, de la métamorphose des marchandises, outre la métamorphose du capital; partant, accélération du procès de reproduction en général. (Par ailleurs, le crédit permet de garder plus longtemps séparés les actes de l'achat et de la vente et sert donc de base à la spéculation.) Contraction des fonds de réserve, ce qui peut être considéré d'un double point de vue: d'une part, comme une diminution du moyen en circulation et, d'autre part, comme la réduction de la partie du capital qui doit toujours exister sous forme argent[2].

III. Constitution de sociétés par actions. Les conséquences:

1° Extension énorme de l'échelle de la production et entreprises qui auraient été impossibles à des capitaux isolés. En même temps, des entreprises, qui étaient jadis gouvernementales, se constituent en sociétés.

2° Le capital, qui repose, par définition, sur le mode de production sociale et présuppose une concentration sociale de moyens de production et de force de travail, revêt ici directement la forme de capital social (capital d'individus directement associés) par opposition au capital privé; ses entreprises se présentent donc comme des entreprises sociales par opposition aux entreprises privées. C'est là la suppression du capital en tant que propriété privée à l'intérieur des limites du mode de production capitaliste lui-même.

3° Transformation du capitaliste réellement actif en un simple dirigeant et administrateur de capital d'autrui et des propriétaires de capital en simples propriétaires, en simples capitalistes financiers. Même si les dividendes qu'ils touchent incluent l'intérêt et le profit d'entreprise, c'est-à-dire le profit total (car les émoluments du dirigeant sont ou devraient être un simple salaire pour une sorte particulière de travail spécialisé, dont le prix est réglé sur le marché du travail comme pour n'importe quel autre travail), ce profit total ne sera plus perçu que sous la forme de l'intérêt, c'est-à-dire comme simple rémunération pour la propriété du capital qui est ainsi complètement séparée de sa fonction dans le procès réel de reproduction, tout comme cette fonction, dans la personne du dirigeant, est séparée de la propriété du capital. Le profit se présente comme simple appropriation de surtravail d'autrui (il ne s'agit plus d'une partie du profit, l'intérêt, qui tire sa justification du profit de l'emprunteur); il résulte de la conversion des moyens de production en capital, c'est-à-dire de leur aliénation vis-à-vis des producteurs effectifs, de leur opposition, en tant que propriété étrangère, à tous les individus réellement actifs dans la production, depuis le directeur jusqu'au dernier journalier. Dans les sociétés par actions, la fonction est séparée de la propriété du capital: partant, le travail est, lui aussi, totalement séparé de la possession des moyens de production et du surtravail. Ce résultat du développement suprême de la production capitaliste est le point par où passe nécessairement la reconversion du capital en propriété des producteurs, non plus comme propriété privée des producteurs particuliers, mais en tant que propriété des producteurs associés, propriété directement sociale. Par ailleurs, c'est le point par où passe la transformation de toutes les fonctions du procès de reproduction encore rattachées à la propriété du capital en simples fonctions des producteurs associés, en fonctions sociales.

Avant de poursuivre, il faut encore souligner cet aspect important du point de vue économique: comme le profit prend ici purement la forme de l'intérêt, de telles entreprises demeurent possibles si elles rapportent simplement l'intérêt et c'est une des raisons qui empêche la chute du taux général de profit, parce que ces entreprises, où le capital constant est immense par rapport au capital variable, n'interviennent pas nécessairement dans l'égalisation du taux général de profit.

(Depuis que Marx a écrit ces lignes, on sait que de nouvelles formes industrielles se sont développées, représentant la société par actions à la seconde et à la troisième puissance. La rapidité, tous les jours plus grande, avec laquelle on peut aujourd'hui augmenter la production dans tous les domaines de la grande industrie s'oppose à la lenteur toujours accrue avec laquelle s'étend le marché pour ces produits plus nombreux. Ce qui est produit au cours de quelques mois peut à peine être absorbé en quelques années. Il faut y ajouter la politique de protection douanière par laquelle chaque pays industriel se ferme aux autres et en particulier à l'Angleterre, ce qui accroit encore artificiellement la capacité de production intérieure. Les conséquences en sont: surproduction chronique générale, prix en baisse, profits en baisse et même tout à fait nuls; bref, la célèbre liberté de concurrence est au bout de son latin et doit annoncer elle-même son évidente et scandaleuse faillite. Et ceci parce que, dans chaque pays, les grands industriels d'une certaine branche se réunissent pour former des cartels en vue de régulariser la production. Un comité fixe la quantité à produire par chaque établissement et répartit en dernière instance les commandes en cours. Dans certains cas, il y a même eu par moments des cartels internationaux, ainsi le cartel anglo-allemand de la production métallurgique. Mais même cette forme de mise en société de la production ne suffisait pas encore. L'opposition d'intérêts entre les diverses firmes ne la faisait que trop souvent éclater et rétablissait la concurrence. Aussi en vint-on, dans certaines branches, où le niveau de la production le permettait, à concentrer toute la production de cette branche en une seule grande société par actions à direction unique. Ceci s'est déjà réalisé à plusieurs reprises en Amérique; l'exemple le plus important en Europe reste jusqu'ici l'United Alkali Trust, qui a réuni toute la production britannique d'ammoniaque entre les mains d'une seule firme. Les anciens propriétaires des différentes usines (plus de trente) ont reçu en actions la valeur estimée de l'ensemble de leurs installations, au total environ 5 millions de livres sterling représentant le capital fixe du trust. La direction technique reste toujours entre les mêmes mains, mais la direction commerciale est concentrée entre celles de la direction générale. Le capital circulant [floating capital] d'un montant approximatif de 1 million de livres sterling fut offert à la souscription du public. Le capital total s'élève donc à 6 millions de livres sterling. Dans cette branche qui est à la base de toute l'industrie chimique, la concurrence a donc été remplacée en Angleterre par le monopole, ce qui prépare de la façon la plus réjouissante le chemin à l'expropriation future par toute la société, la nation. -F. E.)

C'est la suppression du mode de production capitaliste à l'intérieur du mode de production capitaliste lui-même, donc une contradiction qui se détruit elle-même et qui, de toute évidence, se présente comme simple phase transitoire vers une forme nouvelle de production. C'est aussi comme une semblable contradiction que cette phase de transition se présente. Dans certaines sphères elle établit le monopole, provoquant ainsi l'immixtion de l'État. Elle fait renaître une nouvelle aristocratie financière, une nouvelle espèce de parasites, sous forme de faiseurs de projets, de fondateurs, et de directeurs simplement nominaux; tout un système de filouterie et de fraude au sujet de fondation, d'émission et de trafic d'actions. C'est là de la production privée sans le contrôle de la propriété privée.

IV. Abstraction faite du système des actions ‑ qui est une abolition de l'industrie capitaliste privée sur la base même du système capitaliste, et qui détruit l'industrie privée dans la mesure même où il s'étend et s'empare de nouvelles sphères de production ‑ le crédit offre au capitaliste particulier, ou à celui qui  passe pour tel, la disposition absolue, à l'intérieur de certaines limites, de capital d'autrui, de propriété d'autrui, et par conséquent de travail d'autrui[3]. La disposition de capital social et non pas privé lui permet de disposer de travail social. Le capital lui-même, qu'on le possède réellement, ou seulement dans l'opinion du public, devient uniquement la base de la superstructure du crédit. Ceci est particulièrement valable dans le commerce de gros, la plus grande partie des produits sociaux devant passer par ses mains. Toutes les normes, tous les prétextes encore plus ou moins justifiés dans le système de production capitaliste disparaissent ici. Ce que risque le commerçant en gros qui spécule n'est pas sa propriété privée, mais de la propriété sociale. La phrase creuse sur l'origine du capital dans l'épargne est tout aussi inepte, puisqu'il exige justement que d'autres épargnent pour lui. (Par exemple, la France entière a récemment économisé 1 milliard et demi de francs pour les escrocs de Panama; toute l'escroquerie de Panama se trouve d'ailleurs très exactement décrite ici vingt ans avant qu'elle ait eu lieu. - F. E.) Le luxe qu'il déploie devenant lui-même moyen de crédit donne un démenti cinglant à l'autre formule: celle de l'abstinence. Des conceptions qui ont encore un sens à un moindre degré de développement de la production capitaliste deviennent ici complètement absurdes. La réussite, comme l'échec, conduisent simultanément à la centralisation des capitaux et par conséquent à l'expropriation à l'échelle la plus large. L'expropriation s'étend ici du producteur direct aux petits et moyens capitalistes eux-mêmes. Le point de départ du mode de production capitaliste est justement cette expropriation. Son but est de la réaliser et, en dernière instance, d'exproprier tous les individus de tous les moyens de production, lesquels, la production sociale se développant, cessent d'être moyens et produits de la production privée et se bornent à être moyens de production entre les mains des producteurs associés, donc peuvent être leur propriété sociale, tout comme ils sont leur produit social. Mais, à l'intérieur du système capitaliste lui-même, cette expropriation se présente sous une forme contradictoire en tant qu'appropriation par quelques-uns de la propriété sociale; et le crédit donne toujours davantage à ces quelques-uns le caractère de purs chevaliers d'industrie. Comme la propriété existe ici sous forme d'actions, son mouvement et sa transmission deviennent le simple résultat du jeu de la Bourse, où les petits poissons sont avalés par les requins et les moutons par les loups de Bourse. Dans le système des actions existe déjà l'opposition à l'ancienne forme, dans laquelle le moyen social de production apparaît comme propriété privée; mais la transformation en actions reste elle-même encore prisonnière des lisières capitalistes; au lieu de surmonter la contradiction entre le caractère social des richesses et la richesse privée, elle ne fait que l'élaborer et la développer en lui donnant un nouvel aspect.

À l'intérieur de la vieille forme, les usines coopératives des ouvriers elles-mêmes représentent la première rupture de cette forme, bien qu'évidemment elles reproduisent et ne peuvent pas ne pas reproduire partout dans leur organisation effective tous les défauts du système existant. Mais, dans ces coopératives la contradiction entre capital et travail est supprimée, même si les travailleurs ne sont d'abord, en tant qu'association, que leur propre capitaliste, c'est-à-dire s'ils utilisent les moyens de production à mettre en valeur leur propre travail. Elles montrent comment, à un certain degré de développement des forces productives matérielles et des formes sociales correspondantes de production, un nouveau mode de production peut surgir et se développer tout naturellement à partir d'un mode de production donné. Sans le système des fabriques issu du mode de production capitaliste, l'usine coopérative ne pourrait pas se développer, pas plus qu'elle ne le pourrait sans le système de crédit issu de ce mode de production. Ce système de crédit qui constitue la base principale de la transformation progressive des entreprises capitalistes privées en sociétés capitalistes par actions offre également le moyen d'une extension progressive des entreprises coopératives à une échelle plus ou moins nationale. Il faut considérer les entreprises capitalistes par actions et, au même titre, les usines coopératives comme des formes de transition du mode capitaliste de production au mode collectiviste, avec cette différence que, dans les premières, la contradiction est résolue négativement et dans les secondes positivement.

Jusqu'ici nous avons examiné le développement du système de crédit ‑ de même que la suppression de la propriété capitaliste qu'il renferme de façon latente ‑, en nous attachant essentiellement au capital industriel. Dans les chapitres suivants, nous allons voir le crédit par rapport au capital porteur d'intérêt en tant que tel, aussi bien son influence sur celui-ci que la forme qu'il y adopte; et il restera à faire encore à ce sujet quelques remarques spécifique ment économiques.

D'abord, ceci encore:

Si le système de crédit peut faire figure de levier principal de la surproduction et de la surspéculation commerciale, c'est seulement parce que le procès de reproduction, par nature élastique, se trouve tendu ici jusqu'à l'extrême limite, étant donné qu'une grande partie du capital social est utilisée par ceux qui ne le possèdent pas et qui, par conséquent, se mettent à l'ouvrage bien autrement que le propriétaire qui, s'il est lui-même actif, suppute peureusement les limites de son capital privé. Il en ressort simplement que la mise en valeur du capital basée sur le caractère contradictoire de la production capitaliste ne permet le développement véritablement libre que jusqu'à un certain point et constitue en réalité une entrave immanente et une barrière à la production, constamment rompue parle système de crédit[4]. Le système de crédit accélère par conséquent le développement matériel des forces productives et la constitution d'un marché mondial: la tâche historique de la production capitaliste est justement de pousser jusqu'à un certain degré le développement de ces deux facteurs, base matérielle de la nouvelle forme de production. Le crédit accélère en même temps les explosions violentes de cette contradiction, les crises et, partant, les éléments qui dissolvent l'ancien mode de production.

Voici les deux aspects de la caractéristique immanente du système de crédit: d'une part, développer le moteur de la production capitaliste, c'est-à-dire l'enrichissement par exploitation du travail d'autrui pour en faire le système le plus pur et le plus monstrueux de spéculation et de jeu, et pour limiter de plus en plus le petit nombre de ceux qui exploitent les richesses sociales; mais, d'autre part, constituer la forme de transition vers un nouveau mode de production ‑ c'est ce double aspect qui donne aux principaux défenseurs du crédit, de Law jusqu'à Isaac Péreire, leur caractère agréablement mitigé d'escrocs et de prophètes.

 

 

 

 

 

Notes



[1].       "En 1812, la circulation moyenne des billets de la Banque de France était de 106.538.000 francs. En 1818: 101.205.000 francs; alors que la circulation monétaire, la masse globale de toutes les entrées et paiements était, en 1812: 2.837.712.000 francs; en 1818: 9.665.030.000 francs. L'activité de cette circulation en France, en 1818, est donc à celle de 1812 comme 3 est à 1. Le grand régulateur de la vitesse de circulation est le crédit... C'est ainsi qu'il faut expliquer pourquoi une pression violente sur le marché monétaire coïncide généralement avec une circulation intense." (The Currency Theory Reviewed, etc., p. 65) - "Entre septembre 1883 et septembre 1843, virent le jour, en Grande-Bretagne, près de 300 banques, qui émettaient leurs propres billets; la conséquence en fut une réduction de 2 millions 1/2 dans la circulation des billets; fin septembre 1833, elle s'élevait à 36.035.244 l. st. et fin septembre 1843 à 335.185.441 l. st." (Ibid., p. 53) - "La merveilleuse intensité de la circulation écossaise lui permet de réaliser avec 100 l. st. la mémé quantité d'affaires d'argent qui, en Angleterre, exige 420 l. st." (Ibid., p. 55. Cette dernière affirmation se rapporte uniquement au côté technique de l'opération.)

[2].       Avant l'établissement des banques, le montant de capital nécessaire pour la fonction de moyen de circulation était toujours supérieur à celui exigé par la circulation réelle des marchandises." (Economist, 1845, p. 238.)

[3].       Qu'on regarde, par exemple, dans le Times [voir 3, 5, 7 décembre 1857], la liste de ceux qui ont fait faillite dans une année de crise, comme celle de 1857, et qu'on compare la fortune personnelle des faillis avec le montant de leurs dettes. - "En vérité, le pouvoir d'achat des gens possédant du capital et du crédit dépasse de loin tout ce que peuvent imaginer les gens qui n'ont pas une connaissance pratique des marchés spéculatifs." (Tooke: Inquiry into the Currency Principle, p. 79) - "Un homme, qui a la réputation de posséder suffisamment de capital pour ses affaires régulières et qui, dans sa branche, jouit d'un bon crédit, peut entreprendre des achats d'une extension proprement énorme, comparés à son capital, s'il est d'avis que ses marchandises bénéficient d'une conjoncture en hausse et si, au début et au cours de sa spéculation, il est favorisé par les circonstances." (Ibid., p. 137) - "Les fabricants, les marchands, etc., réalisent tous des affaires bien au-dessus de leur capital ... Aujourd'hui, le capital est plutôt la base sur laquelle s'établit un bon crédit, que la limite des transactions d'une affaire commerciale quelconque." (Economist, 1847, p. 1333.)

[4].       Th. Chalmers [On Political Economy, etc, Londres, 1832].