I. La reproduction sur une échelle progressive. –
Comment le droit de propriété de la production marchande devient le droit d'appropriation
capitaliste.
Dans les sections précédentes nous avons vu comment la
plus-value naît du capital; nous allons maintenant voir comment le capital
sort de la plus-value.
Si, au lieu d'être dépensée, la plus-value est avancée et
employée comme capital, un nouveau capital se forme et va se joindre à
l'ancien. On accumule donc en capitalisant la plus-value[1].
Considérons cette opération d'abord au point de vue du
capitaliste individuel.
Un filateur, par exemple, a avancé 250.000 francs dont
quatre cinquièmes en coton, machines, etc., un cinquième en salaires, et
produit annuellement 240.000 livres de filés d'une valeur de 300.000 francs.
La plus-value de 50.000 francs existe dans le produit net de 40.000 livres
‑ un sixième du produit brut ‑ que la
vente convertira en une somme d'argent de 50.000 francs. Cinquante mille francs
sont cinquante mille francs. Leur caractère de plus-value nous
indique la voie par laquelle ils sont arrivés entre les mains du capitaliste,
mais n'affecte en rien leur caractère de valeur ou d'argent.
Pour capitaliser la somme additionnelle de 50.000 francs,
le filateur n'aura donc, toutes autres circonstances restant les mêmes, qu'à
en avancer quatre cinquièmes dans l'achat de coton, etc., et un cinquième
dans l'achat de fileurs additionnels qui trouveront sur le marché les
subsistances dont il leur a avancé la valeur. Puis le nouveau capital de 50.000 francs
fonctionne dans le filage et rend à son tour une plus-value de 10.000
francs, etc.[2]
La valeur-capital a été originairement avancée sous
forme-argent; la plus-value, au contraire, existe de prime abord comme valeur
d'une quote-part du produit brut. La vente de celui-ci, son échange contre de
l'argent, opère donc le retour de la valeur-capital à sa forme primitive, mais
transforme le mode d'être primitif de la plus-value. À partir de ce moment,
cependant, valeur-capital et plus-value sont également des sommes d'argent et
la conversion ultérieure en capital s'opère de la même manière pour les deux
sommes. Le filateur avance l'une comme l'autre dans l'achat des marchandises
qui le mettent à même de recommencer, et cette fois sur une plus grande
échelle, la fabrication de son article. Mais pour en acheter les éléments
constitutifs, il faut qu'il les trouve là sur le marché.
Ses propres filés ne circulent que parce qu'il apporte son
produit annuel sur le marché, et il en est de même des marchandises de tous
les autres capitalistes. Avant de se trouver sur le marché, elles devaient se
trouver dans le fonds de la production annuelle qui n'est que la somme des
articles de toute sorte dans lesquels la somme des capitaux individuels où le
capital social s'est converti pendant le cours de l'année, et dont chaque
capitaliste individuel ne tient entre les mains qu'une aliquote. Les opérations
du marché ne font que déplacer ou changer de mains les parties intégrantes de
la production annuelle sans agrandir celle-ci ni altérer la nature des choses
produites. L'usage auquel le produit annuel tout entier peut se prêter,
dépend donc de sa propre composition et non de la circulation.
La production annuelle doit en premier lieu fournir tous les
articles propres à remplacer en nature les éléments matériels du capital usés
pendant le cours de l'année. Cette déduction faite, reste le produit net dans
lequel réside la plus-value.
En quoi consiste donc ce produit net?
Assurément en objets destinés à satisfaire les besoins et les
désirs de la classe capitaliste, ou à passer à son fonds de consommation. Si
c'est tout, la plus-value sera dissipée en entier et il n'y aura que simple
reproduction.
Pour accumuler, il faut convertir une partie du produit net en
capital. Mais, à moins de miracles, on ne saurait convertir en capital que
des choses propres à fonctionner dans le procès de travail, c'est-à-dire des
moyens de production, et d'autres choses propres à soutenir le travailleur,
c'est-à-dire des subsistances. Il faut donc qu'une partie du surtravail
annuel ait été employée à produire des moyens de production et de subsistance
additionnels, en sus de ceux nécessaires au remplacement du capital avancé.
En définitive, la plus-value n'est donc convertible en capital que parce que
le produit net, dont elle est la valeur, contient déjà les éléments matériels
d'un nouveau capital[3].
Pour faire actuellement fonctionner ces éléments comme
capital, la classe capitaliste a besoin d'un surplus de travail qu'elle ne
saura obtenir, à part l'exploitation plus extensive ou intensive des ouvriers
déjà occupés, qu'en enrôlant des forces de travail supplémentaires. Le mécanisme
de la production capitaliste y a déjà pourvu en reproduisant la classe
ouvrière comme classe salariée dont le salaire ordinaire assure non seulement
le maintien, mais encore la multiplication.
Il ne reste donc plus qu'à incorporer les forces de travail
additionnelles, fournies chaque année à divers degrés d'âge par la classe
ouvrière, aux moyens de production additionnels que la production annuelle
renferme déjà.
Considérée d'une manière concrète, l'accumulation se résout,
par conséquent, en reproduction du capital sur une échelle progressive. Le
cercle de la reproduction simple s'étend et se change, d'après l'expression
de Sismondi[4],
en spirale.
Revenons maintenant à notre exemple. C'est la vieille histoire:
Abraham engendra Isaac, Isaac engendra Jacob, etc., etc. Le capital primitif
de 250.000 francs rend une plus-value de 50.000 fr. qui
va être capitalisée. Le nouveau capital de 50.000 francs rend une
plus-value de 10.000 francs, laquelle, après avoir été à son tour
capitalisée ou convertie en un deuxième capital additionnel, rend une
plus-value de 2.000 francs, et ainsi de suite.
Nous faisons ici abstraction de l'aliquote de plus-value
mangée par le capitaliste. Peu nous importe aussi pour le moment que les
capitaux additionnels s'ajoutent comme incréments au capital primitif ou s'en
séparent et fonctionnent indépendamment, qu'ils soient exploités par le même
individu qui les a accumulés, ou transférés par lui à d'autres mains.
Seulement il ne faut pas oublier que côte à côte des capitaux de nouvelle
formation, le capital primitif continue à se reproduire et à produire de la
plus-value et que cela s'applique de même à chaque capital accumulé par
rapport au capital additionnel qu'il a engendré à son tour.
Le capital primitif s'est formé par l'avance de 250.000 francs.
D'où l'homme aux écus a-t-il tiré cette richesse? De son propre travail ou de
celui de ses aïeux, nous répondent tout d'une voix les porte-parole de
l'économie politique[5],
et leur hypothèse semble en effet la seule conforme aux lois de la production
marchande.
Il en est tout autrement du capital additionnel de 50.000 francs.
Sa généalogie nous est parfaitement connue. C'est de la plus-value
capitalisée. Dès son origine il ne contient pas un seul atome de valeur qui
ne provienne du travail d'autrui non payé. Les moyens de production auxquels
la force ouvrière additionnelle est incorporée, de même que les subsistances
qui la soutiennent, ne sont que des parties intégrantes du produit net, du
tribut arraché annuellement à la classe ouvrière par la classe capitaliste.
Que celle-ci, avec une quote-part de ce tribut, achète de celle-là un surplus
de force, et même à son juste prix, en échangeant équivalent contre
équivalent, cela revient à l'opération du conquérant tout prêt à payer de bonne
grâce les marchandises des vaincus avec l'argent qu'il leur a extorqué.
Si le capital additionnel occupe son propre producteur, ce
dernier, tout en continuant à mettre en valeur le capital primitif, doit
racheter les fruits de son travail gratuit antérieur par plus de travail
additionnel qu'ils n'en ont coûté. Considéré comme transaction entre la
classe capitaliste et la classe ouvrière, le procédé reste le même quand,
moyennant le travail gratuit des ouvriers occupés, on embauche des ouvriers
supplémentaires. Le nouveau capital peut aussi servir à acheter une machine,
destinée à jeter sur le pavé et à remplacer par un couple d'enfants les mêmes
hommes auxquels il a dû sa naissance. Dans tous les cas, par son surtravail
de cette année, la classe ouvrière a créé le capital additionnel qui occupera
l'année prochaine du travail additionnel[6],
et c'est ce qu'on appelle créer du capital par le capital.
L'accumulation du premier capital de 50.000 francs
présuppose que la somme de 250.000 francs, avancée comme capital
primitif, provient du propre fonds de son possesseur, de son "travail
primitif". Mais le deuxième capital additionnel de 10 000 francs
ne présuppose que l'accumulation antérieure du capital de 50.000 francs,
celui-là n'étant que la plus-value capitalisée de celui-ci. Il s'ensuit que
plus le capitaliste a accumulé, plus il peut accumuler. En d'autres termes:
plus il s'est déjà approprié dans le passé de travail d'autrui non payé, plus
il en peut accaparer dans le présent. L'échange d'équivalents, fruits du
travail des échangistes, n'y figure pas même comme trompe-l'oeil[7].
Ce mode de s'enrichir qui contraste si étrangement avec les
lois primordiales de la production marchande, résulte cependant, il faut bien
le saisir, non de leur violation, mais au contraire de leur application. Pour
s'en convaincre, il suffit de jeter un coup d'oeil rétrospectif sur les
phases successives du mouvement qui aboutit à l'accumulation.
En premier lieu nous avons vu que la transformation primitive
d'une somme de valeurs en capital se fait conformément aux lois de l'échange.
L'un des échangistes vend sa force de travail que l'autre achète. Le premier
reçoit la valeur de sa marchandise dont conséquemment l'usage, le travail,
est aliéné au second. Celui-ci convertit alors des moyens de production qui
lui appartiennent à l'aide d'un travail qui lui appartient en un nouveau
produit qui de plein droit va lui appartenir.
La valeur de ce produit renferme d'abord celle des moyens de
production consommés, mais le travail utile ne saurait user ces moyens sans
que leur valeur passe d'elle-même au produit, et, pour se vendre, la force
ouvrière doit être apte à fournir du travail utile dans la branche
d'industrie où elle sera employée.
La valeur du nouveau produit renferme en outre l'équivalent de
la force du travail et une plus-value. Ce résultat est dû à ce que la force
ouvrière, vendue pour un temps déterminé, un jour, une semaine, etc., possède
moins de valeur que son usage n'en produit dans le même temps. Mais en
obtenant la valeur d'échange de sa force, le travailleur en a aliéné la
valeur d'usage, comme cela a lieu dans tout achat et vente de marchandise.
Que l'usage de cet article particulier, la force de travail,
soit de fournir du travail et par là de produire de la valeur, cela ne change
en rien cette loi générale de la production marchande. Si donc la somme de
valeurs avancée en salaires se retrouve dans le produit avec un surplus, cela
ne provient point d'une lésion du vendeur, car il reçoit l'équivalent de sa
marchandise, mais de la consommation de celle-ci par l'acheteur.
La loi des échanges ne stipule l'égalité que par rapport à la
valeur échangeable des articles aliénés l'un contre l'autre, mais elle
présuppose une différence entre leurs valeurs usuelles, leurs utilités, et
n'a rien à faire avec leur consommation qui commence seulement quand le
marché est déjà conclu.
La conversion primitive de l'argent en capital s'opère donc
conformément aux lois économiques de la production marchande et au droit de
propriété qui en dérive.
Néanmoins elle amène ce résultat:
1. Que le produit appartient au capitaliste et non au
producteur;
2. Que la valeur de ce produit renferme et la valeur du
capital avancé et une plus-value qui coûte du travail à l'ouvrier, mais rien
au capitaliste, dont elle devient la propriété légitime;
3. Que l'ouvrier a maintenu sa force de travail et peut
la vendre de nouveau si elle trouve acheteur.
La reproduction simple ne fait que répéter périodiquement la
première opération; à chaque reprise elle devient donc à son tour conversion
primitive de l'argent en capital. La continuité d'action d'une loi est
certainement le contraire de son infraction. "Plusieurs échanges
successifs n'ont fait du dernier que le représentant du premier[8]."
Néanmoins nous avons vu que la simple reproduction change
radicalement le caractère du premier acte, pris sous son aspect isolé. "Parmi
ceux qui se partagent le revenu national, les uns (les ouvriers) y
acquièrent chaque année un droit nouveau par un nouveau travail, les
autres (les capitalistes) y ont acquis antérieurement un droit permanent
par un travail primitif[9]."
Du reste, ce n'est pas seulement en matière de travail que la
primogéniture fait merveille.
Qu'y a-t-il de changé quand la reproduction simple vient à
être remplacée par la reproduction sur une échelle progressive, par
l'accumulation?
Dans le premier cas, le capitaliste mange la plus-value tout
entière, tandis que dans le deuxième, il fait preuve de civisme en n'en
mangeant qu'une partie pour faire argent de l'autre.
La plus-value est sa propriété et n'a jamais appartenu à
autrui. Quand il l'avance il fait donc, comme au premier jour où il apparut
sur le marché, des avances tirées de son propre fonds quoique celui-ci
provienne cette fois du travail gratuit de ses ouvriers. Si l'ouvrier B
est embauché avec la plus-value produite par l'ouvrier A, il faut bien
considérer, d'un côté, que la plus-value a été rendue par A sans qu'il
fût lésé d'un centime du juste prix de sa marchandise et que, de l'autre
côté, B n'a été pour rien dans cette opération. Tout ce que celui-ci
demande et qu'il a le droit de demander, c'est que le capitaliste lui paye la
valeur de sa force ouvrière. "Tous deux gagnaient encore, l'ouvrier
parce qu'on lui avançait les fruits du travail [lisez: du travail gratuit
d'autres ouvriers] avant qu'il fût fait [lisez: avant que le sien eût porté
de fruit]; le maître, parce que le travail de cet ouvrier valait plus que le
salaire [lisez: produit plus de valeur que celle de son salaire][10]."
Il est bien vrai que les choses se présentent sous un tout
autre jour, si l'on considère la production capitaliste dans le mouvement
continu de sa rénovation et qu'on substitue au capitaliste et aux ouvriers
individuels la classe capitaliste et la classe ouvrière. Mais c'est appliquer
une mesure tout à fait étrangère à la production marchande.
Elle ne place vis-à-vis que des vendeurs et des acheteurs,
indépendants les uns des autres et entre qui tout rapport cesse à l'échéance
du terme stipulé par leur contrat. Si la transaction se répète, c'est grâce à
un nouveau contrat, si peu lié avec l'ancien que c'est pur accident que le
même vendeur le fasse avec le même acheteur plutôt qu'avec tout autre.
Pour juger la production marchande d'après ses propres lois
économiques, il faut donc prendre chaque transaction isolément, et non dans
son enchaînement, ni avec celle qui la précède, ni avec celle qui la suit. De
plus, comme ventes et achats se font toujours d'individu à individu, il n'y
faut pas chercher des rapports de classe à classe.
Si longue donc que soit la filière de reproductions
périodiques et d'accumulations antérieures par laquelle le capital
actuellement en fonction ait passé, il conserve toujours sa virginité
primitive. Supposé qu'à chaque transaction prise à part les lois de l'échange
s'observent, le mode d'appropriation peut même changer de fond en comble sans
que le droit de propriété, conforme à la production marchande, s'en ressente.
Aussi est-il toujours en vigueur, aussi bien au début, où le produit
appartient au producteur et où celui-ci, en donnant équivalent contre
équivalent, ne saurait s'enrichir que par son propre travail, que dans la
période capitaliste, où la richesse est accaparée sur une échelle progressive
grâce à l'appropriation successive du travail d'autrui non payé[11].
Ce résultat devient inévitable dès que la force de travail est
vendue librement comme marchandise par le travailleur lui-même. Mais ce n'est
aussi qu'à partir de ce moment que la production marchande se généralise et
devient le mode typique de la production, que de plus en plus tout produit se
fait pour la vente et que toute richesse passe par la circulation. Ce n'est
que là où le travail salarié forme la base de la production marchande que
celle-ci non seulement s'impose à la société, mais fait, pour la première
fois, jouer tous ses ressorts. Prétendre que l'intervention du travail
salarié la fausse revient à dire que pour rester pure la production marchande
doit s'abstenir de se développer. À mesure qu'elle se métamorphose en production
capitaliste, ses lois de propriété se changent nécessairement en lois de
l'appropriation capitaliste. Quelle illusion donc que celle de certaines
écoles socialistes qui s'imaginent pouvoir briser le régime du capital en lui
appliquant les lois éternelles de la production marchande[12]!
On sait que le capital primitivement avancé, même quand il est
dû exclusivement aux travaux de son possesseur, se transforme tôt ou tard,
grâce à la reproduction simple, en capital accumulé ou plus-value
capitalisée. Mais, à part cela, tout capital avancé se perd comme une goutte
dans le fleuve toujours grossissant de l'accumulation. C'est là un fait si
bien reconnu par les économistes qu'ils aiment à définir le capital: "une
richesse accumulée qui est employée de nouveau à la production d'une
plus-value[13]",
et le capitaliste: "le possesseur du produit net[14]".
La même manière de voir s'exprime sous cette autre forme que tout le capital
actuel est de l'intérêt accumulé ou capitalisé, car l'intérêt n'est qu'un
fragment de la plus-value. "Le capital", dit l'Économiste de
Londres, "avec l'intérêt composé de chaque partie de capital épargnée,
va tellement en grossissant que toute la richesse dont provient le revenu
dans le monde entier n'est plus depuis longtemps que l'intérêt du capital[15]."
L'Économiste est réellement trop modéré. Marchant sur les traces du
docteur Price, il pouvait prouver par des calculs exacts qu'il faudrait
annexer d'autres planètes à ce monde terrestre pour le mettre à même de
rendre au capital ce qui est dû au capital.
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