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Karl Marx

Le Capital - Livre 1er
4e°section : La production de la plus-value relative

Chapitre 15 : Le machinisme et la grande industrie
(Sous-chapitres 1 à 4)

 

 

Source:

Le Capital - Livre premier - Tome II
Paris, Éditions sociales, 1973, p. 58‑108

 

 

 

 

 

 

 

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Textes de Karl Marx ‑ Sommaire

 

 

 

 

 

 

I. Le développement des machines et de la production mécanique

"Il reste encore à savoir", dit John Stuart Mill, dans ses Principes d'économie politique, "si les inventions mécaniques faites jusqu'à ce jour ont allégé le labeur quotidien d'un être humain quelconque[1]." Ce n'était pas là leur but. Comme tout autre développement de la force productive du travail, l'emploi capitaliste des machines ne tend qu'à diminuer le prix des marchandises, à raccourcir la partie de la journée où l'ouvrier travaille pour lui-même, afin d'allonger l'autre où il ne travaille que pour le capitaliste. C'est une méthode particulière pour fabriquer de la plus-value relative.

La force de travail dans la manufacture et le moyen de travail dans la production mécanique sont les points de départ de la révolution industrielle. Il faut donc étudier comment le moyen de travail s'est transformé d'outil en machine et par cela même définir la différence qui existe entre la machine et l'instrument manuel. Nous ne mettrons en relief que les traits caractéristiques: pour les époques historiques: comme pour les époques géologiques, il n'y a pas de ligne de démarcation rigoureuse.

Des mathématiciens et des mécaniciens, dont l'opinion est reproduite par quelques économistes anglais, définissent l'outil une machine simple, et la machine un outil composé. Pour eux, il n'y a pas de différence essentielle et ils donnent même le nom de machines aux puissances mécaniques élémentaires telles que le levier, le plan incliné, la vis, le coin, etc[2]. En fait, toute machine se compose de ces puissances simples, de quelque manière qu'on déguise et combine. Mais cette définition ne vaut rien au point de vue social, parce que l'élément historique y fait défaut.

Pour d'autres, la machine diffère de l'outil en ce que la force motrice de celui-ci est l'homme et celle de l'autre l'animal, l'eau, le vent, etc[3]. À ce compte, une charrue attelée de boeufs, instrument commun aux époques de production les plus différentes, serait une machine, tandis que le circular loom de Claussen, qui, sous la main d'un seul ouvrier, exécute 96.000 mailles par minute, serait un simple outil. Mieux encore, ce même loom serait outil, si mû par la main; machine, si mû par la vapeur. L'emploi de la force animale étant une des premières inventions de l'homme, la production mécanique précéderait donc le métier. Quand John Wyatt, en 1735, annonça sa machine à filer, et, avec elle, la révolution industrielle du XVIIIe siècle, il ne dit mot de ce que l'homme serait remplacé comme moteur par l'âne, et cependant c'est à l'âne que ce rôle échut. Une machine pour filer "sans doigts", tel fut son prospectus[4].

Tout mécanisme développé se compose de trois parties essentiellement différentes: moteur, transmission et machine d'opération. Le moteur donne l'impulsion à tout le mécanisme. Il enfante sa propre force de mouvement comme la machine à vapeur, la machine électro-magnétique, la machine calorique, etc., ou bien reçoit l'impulsion d'une force naturelle externe, comme la roue hydraulique d'une chute d'eau, l'aile d'un moulin à vent des courants d'air.

La transmission, composée de balanciers, de roues circulaires, de roues d'engrenage, de volants, d'arbres moteurs, d'une variété infinie de cordes, de courroies, de poulies, de leviers, de plans inclinés, de vis, etc., règle le mouvement, le distribue, en change la forme, s'il le faut, de rectangulaire en rotatoire et vice versa, et le transmet à la machine-outil.

Les deux premières parties du mécanisme n'existent, en effet, que pour communiquer à cette dernière le mouvement qui lui fait attaquer l'objet de travail et en modifier la forme. C'est la machine-outil qui inaugure au XVIIIe siècle la révolution industrielle; elle sert encore de point de départ toutes les fois qu'il s'agit de transformer le métier ou la manufacture en exploitation mécanique.

En examinant la machine-outil, nous retrouvons en grand, quoique sous des formes modifiées, les appareils et les instruments qu'emploie l'artisan ou l'ouvrier manufacturier, mais d'instruments manuels de l'homme ils sont devenus instruments mécaniques d'une machine. Tantôt la machine entière n'est qu'une édition plus ou moins revue et corrigée du vieil instrument manuel, ‑ c'est le cas pour le métier à tisser mécanique[5], ‑ tantôt les organes d'opération, ajustés à la charpente de la machine-outil, sont d'anciennes connaissances, comme les fuseaux de la mule-jenny, les aiguilles du métier à tricoter des bas, les feuilles de scie de la machine à scier, le couteau de la machine à hacher, etc. La plupart de ces outils se distinguent par leur origine même de la machine dont ils forment les organes d'opération. En général on les produit aujourd'hui encore par le métier ou la manufacture, tandis que la machine, à laquelle ils sont ensuite incorporés, provient de la fabrique mécanique[6].

La machine-outil est donc un mécanisme qui, ayant reçu le mouvement convenable, exécute avec ses instruments les mêmes opérations que le travailleur exécutait auparavant avec des instruments pareils. Dès que l'instrument, sorti de la main de l'homme, est manié par un mécanisme, la machine-outil a pris la place du simple outil. Une révolution s'est accomplie alors même que l'homme reste le moteur. Le nombre d'outils avec lesquels l'homme peut opérer en même temps est limité par le nombre de ses propres organes. On essaya, au XVIIe siècle, en Allemagne de faire manoeuvrer simultanément deux rouets par un fileur. Mais cette besogne a été trouvée trop pénible. Plus tard on inventa un rouet à pied avec deux fuseaux; mais les virtuoses capables de filer deux fils à la fois étaient presque aussi rares que des veaux à deux têtes. La jenny, au contraire, même dans sa première ébauche, file avec douze et dix-huit fuseaux; le métier à bas tricote avec plusieurs milliers d'aiguilles. Le nombre d'outils qu'une même machine d'opération met en jeu simultanément est donc de prime abord émancipé de la limite organique que ne pouvait dépasser l'outil manuel.

Il y a bien des instruments dont la construction même met en relief le double rôle de l'ouvrier comme simple force motrice et comme exécuteur de la main-d'oeuvre proprement dite. Prenons, par exemple, le rouet. Sur sa marchette, le pied agit simplement comme moteur, tandis que les doigts filent en travaillant au fuseau. C'est précisément cette dernière partie de l'instrument, l'organe de l'opération manuelle, que la révolution industrielle saisit tout d'abord, laissant à l'homme, à côté de nouvelle besogne de surveiller la machine et d'en corriger les erreurs de sa main, le rôle purement mécanique de moteur.

Il y a une autre classe d'instruments sur lesquels l'homme agit toujours comme simple force motrice, en tournant, par exemple, la manivelle d'un moulin[7], en manoeuvrant une pompe, en écartant et rapprochant les bras d'un soufflet, en broyant des substances dans un mortier, etc. Là aussi l'ouvrier commence à être remplacé comme force motrice par des animaux, le vent, l'eau[8]. Beaucoup de ces instruments se transforment en machines longtemps avant et pendant la période manufacturière sans cependant révolutionner le mode de production. Dans l'époque de la grande industrie, il devient évident qu'ils sont des machines en germe, même sous leur forme primitive d'outils manuels.

Les pompes, par exemple, avec lesquelles les Hollandais mirent à sec le lac de Harlem en 1836‑37, étaient construites sur le principe des pompes ordinaires, sauf que leurs pistons étaient soulevés par d'énormes machines à vapeur au lieu de l'être à force de bras. En Angleterre, le soufflet ordinaire et très imparfait du forgeron est assez souvent transformé en pompe à air; il suffit pour cela de mettre son bras en communication avec une machine à vapeur. La machine à vapeur elle-même, telle qu'elle exista, pendant la période manufacturière, à partir de son invention vers la fin du XVIIe siècle[9] jusqu'au commencement de 1780, n'amena aucune révolution dans l'industrie. Ce fut au contraire la création des machines-outils qui rendit nécessaire la machine à vapeur révolutionnée. Dès que l'homme, au lieu d'agir avec l'outil sur l'objet de travail, n'agit plus que comme moteur d'une machine-outil, l'eau, le vent, la vapeur peuvent le remplacer, et le déguisement de la force motrice sous des muscles humains devient purement accidentel. Il va sans dire qu'un changement de ce genre exige souvent de grandes modifications techniques dans le mécanisme construit primitivement pour la force humaine. De nos jours toutes les machines qui doivent faire leur chemin, telles que machines à coudre, machines à pétrir, etc., et dont le but n'exige pas de grandes dimensions, sont construites de double façon, selon que l'homme ou une force mécanique est destiné à les mouvoir.

La machine, point de départ de la révolution industrielle, remplace donc le travailleur qui manie un outil par un mécanisme qui opère à la fois avec plusieurs outils semblables, et reçoit son impulsion d'une force unique, quelle qu'en soit la forme[10]. Une telle machine-outil n'est cependant que l'élément simple de la production mécanique.

Pour développer les dimensions de la machine d'opération et le nombre de ses outils, il faut un moteur plus puissant, et pour vaincre la force d'inertie du moteur, il faut une force d'impulsion supérieure à celle de l'homme, sans compter que l'homme est un agent très imparfait dans la production d'un mouvement continu et uniforme. Dès que l'outil est remplacé par une machine mue par l'homme, il devient bientôt nécessaire de remplacer l'homme dans le rôle de moteur par d'autres forces naturelles.

De toutes les forces motrices qu'avait léguées la période manufacturière, le cheval était la pire; le cheval a, comme on dit, sa tête, son usage est dispendieux et ne peut trouver place dans les fabriques que d'une manière restreinte[11]. Néanmoins, la force-cheval fut employée fréquemment dans les débuts de la grande industrie, ainsi qu'en témoignent les lamentations des agronomes de cette époque et l'expression "force de cheval" usitée encore aujourd'hui pour désigner la force mécanique. Le vent était trop inconstant et trop difficile à contrôler; d'ailleurs l'emploi de l'eau comme force motrice, même pendant la période manufacturière, prédominait en Angleterre, ce pays natal de la grande industrie. On avait essayé au XVIIe siècle de mettre en mouvement, au moyen d'une seule roue hydraulique, deux meules et deux tournants. Mais le mécanisme de transmission devenu trop pesant rendit la force motrice de l'eau insuffisante, et ce fut là une des circonstances qui conduisirent à l'étude plus approfondie des lois du frottement. L'action inégale de la force motrice dans les moulins mus par percussion et traction conduisit d'autre part à la théorie[12] et à l'emploi du volant qui joue plus tard un rôle si important dans la grande industrie dont les premiers éléments scientifiques et techniques furent ainsi peu à peu développés pendant l'époque des manufactures. Les filatures par métiers continus (throstle mills) d'Arkwright furent, dès leur origine, mus par l'eau. Mais l'emploi presque exclusif de cette force offrit des difficultés de plus en plus grandes. Il était impossible de l'augmenter à volonté ou de suppléer à son insuffisance. Elle se refusait parfois et était de nature purement locale[13]. Ce n'est qu'avec la machine à vapeur à double effet de Watt que fut découvert un premier moteur capable d'enfanter lui-même sa propre force motrice en consommant de l'eau et du charbon et dont le degré de puissance est entièrement réglé par l'homme. Mobile et moyen de locomotion, citadin et non campagnard comme la roue hydraulique, il permet de concentrer la production dans les villes au lieu de la disséminer dans les campagnes[14]. Enfin, il est universel dans son application technique, et son usage dépend relativement peu des circonstances locales. Le grand génie de Watt se montre dans les considérants du brevet qu'il prit en 1784. Il n'y dépeint pas sa machine comme une invention destinée à des fins particulières, mais comme l'agent général de la grande industrie. Il en fait pressentir des applications, dont quelques-unes, le marteau à vapeur par exemple, ne furent introduites qu'un demi-siècle plus tard. Il doute cependant que la machine à vapeur puisse être appliquée à la navigation. Ses successeurs, Boulton et Watt[15], exposèrent au palais de l'industrie de Londres, en 1851, une machine à vapeur des plus colossales pour la navigation maritime.

Une fois les outils transformés d'instruments manuels de l'homme en instruments de l'appareil mécanique, le moteur acquiert de son côté une forme indépendante, complétement émancipée des bornes de la force humaine. La machine-outil isolée, telle que nous l'avons étudiée jusqu'ici, tombe par cela même au rang d'un simple organe du mécanisme d'opération. Un seul moteur peut désormais mettre en mouvement plusieurs machines-outils. Avec le nombre croissant des machines-outils auxquelles il doit simultanément donner la propulsion, le moteur grandit tandis que la transmission se métamorphose en un corps aussi vaste que compliqué.

L'ensemble du mécanisme productif nous présente alors deux formes distinctes: ou la coopération de plusieurs machines homogènes ou un système de machines. Dans le premier cas, la fabrication entière d'un produit se fait par la même machine-outil qui exécute toutes les opérations accomplies auparavant par un artisan travaillant avec un seul instrument, comme le tisserand avec son métier, ou par plusieurs ouvriers, avec différents outils, soit indépendants, soit réunis dans une manufacture[16]. Dans la manufacture d'enveloppes, par exemple, un ouvrier doublait le papier avec le plioir, un autre appliquait la gomme, un troisième renversait la lèvre qui porte la devise, un quatrième bosselait les devises, etc.; à chaque opération partielle, chaque enveloppe devait changer de mains. Une seule machine exécute aujourd'hui, du même coup, toutes ces opérations, et fait en une heure 3.000 enveloppes et même davantage. Une machine américaine pour fabriquer des cornets, exposée à Londres en 1862, coupait le papier, collait, pliait et finissait 18.000 cornets par heure. Le procès de travail qui, dans la manufacture, était divisé et exécuté successivement, est ici accompli par une seule machine agissant au moyen de divers outils combinés.

Dans la fabrique (factory) ‑ et c'est là la forme propre de l'atelier fondé sur l'emploi des machines ‑ nous voyons toujours reparaître la coopération simple. Abstraction faite de l'ouvrier, elle se présente d'abord comme agglomération de machines-outils de même espèce fonctionnant dans le même local et simultanément. C'est sa forme exclusive là où le produit sort tout achevé de chaque machine-outil, que celle-ci soit la simple reproduction d'un outil manuel complexe ou la combinaison de divers instruments ayant chacun sa fonction particulière.

Ainsi une fabrique de tissage est formée par la réunion d'une foule de métiers à tisser mécaniques, etc. Mais il existe ici une véritable unité technique, en ce sens que les nombreuses machines-outils reçoivent uniformément et simultanément leur impulsion du moteur commun, impulsion transmise par un mécanisme qui leur est également commun en partie puisqu'il n'est relié à chacune que par des embranchements particuliers. De même que de nombreux outils forment les organes d'une machine-outil, de même de nombreuses machines-outils forment autant d'organes homogènes d'un même mécanisme moteur.

Le système de machines proprement dit ne remplace la machine indépendante que lorsque l'objet de travail parcourt successivement une série de divers procès gradués exécutés par une chaîne de machines-outils différentes mais combinées les unes avec les autres. La coopération par division du travail qui caractérise la manufacture, reparaît ici comme combinaison de machines d'opération parcellaires. Les outils spéciaux des différents ouvriers dans une manufacture de laine par exemple, ceux du batteur, du cardeur, du tordeur, du fileur, etc., se transforment en autant de machines-outils spéciales dont chacune forme un organe particulier dans le système du mécanisme combiné. La manufacture elle-même fournit au système mécanique, dans les branches où il est d'abord introduit, l'ébauche de la division et, par conséquent, de l'organisation du procès productif[17]. Cependant une différence essentielle se manifeste immédiatement. Dans la manufacture, chaque procès partiel doit pouvoir être exécuté comme opération manuelle par des ouvriers travaillant isolément ou en groupes avec leurs outils. Si l'ouvrier est ici approprié à une opération, l'opération est déjà d'avance accommodée à l'ouvrier. Ce principe subjectif de la division n'existe plus dans la production mécanique. Il devient objectif, c'est-à-dire émancipé des facultés individuelles de l'ouvrier; le procès total est considéré en lui-même, analysé dans ses principes constituants et ses différentes phases, et le problème qui consiste à exécuter chaque procès partiel et à relier les divers procès partiels entre eux, est résolu au moyen de la mécanique, de la chimie, etc.[18], ce qui n'empêche pas naturellement que la conception théorique ne doive être perfectionnée par une expérience pratique accumulée sur une grande échelle. Chaque machine partielle fournit à celle qui la suit sa matière première, et, comme toutes fonctionnent en même temps et de concert, le produit se trouve ainsi constamment aux divers degrés de sa fabrication et dans la transition d'une phase à l'autre. De même que dans la manufacture, la coopération immédiate des ouvriers parcellaires crée certains nombres proportionnels déterminés entre les différents groupes, de même dans le système de machines l'occupation continuelle des machines partielles les unes par les autres crée un rapport déterminé entre leur nombre, leur dimension et leur célérité. La machine d'opération combinée, qui forme maintenant un système articulé de différentes machines-outils et de leurs groupes, est d'autant plus parfaite que son mouvement d'ensemble est plus continu, c'est-à-dire que la matière première passe avec moins d'interruption de sa première phase à sa dernière, d'autant plus donc que le mécanisme et non la main de l'homme lui fait parcourir ce chemin. Donc si le principe de la manufacture est l'isolement des procès particuliers par la division du travail, celui de la fabrique est au contraire la continuité non interrompue de ces mêmes procès.

Qu'il se fonde sur la simple coopération de machines-outils homogènes, comme dans le tissage, ou sur une combinaison de machines différentes, comme dans la filature, un système de machinisme forme par lui-même un grand automate, dès qu'il est mis en mouvement par un premier moteur qui se meut lui-même. Le système entier peut cependant recevoir son impulsion d'une machine à vapeur, quoique certaines machines-outils aient encore besoin de l'ouvrier pour mainte opération. C'est ce qui avait lieu dans la filature pour certains mouvements exécutés aujourd'hui par la mule automatique, et dans les ateliers de construction où certaines parties des machines-outils avaient besoin d'être dirigées comme de simples outils par l'ouvrier, avant la transformation du slide rest[19] en facteur-automate. Dès que la machine-outil exécute tous les mouvements nécessaires au façonnement de la matière première sans le secours de l'homme et ne le réclame qu'après coup, dès lors il y a un véritable système automatique, susceptible cependant de constantes améliorations de détail. C'est ainsi que l'appareil qui fait arrêter le laminoir (drawing frame) de lui-même, dès qu'un fil se casse, et le self-acting stop qui arrête le métier à tisser à vapeur dès que la duite s'échappe de la bobine de la navette, sont des inventions tout à fait modernes. La fabrique de papier moderne peut servir d'exemple aussi bien pour la continuité de la production que pour la mise en oeuvre du principe automatique. En général, la production du papier permet d'étudier avantageusement et en détail la différence des modes productifs basée sur la différence des moyens de produire, de même que le rapport entre les conditions sociales de la production et ses procédés techniques. En effet, la vieille fabrication allemande du papier nous fournit un modèle de la production de métier; la Hollande, au XVIIe siècle, et la France au XVIIIe nous mettent sous les yeux la manufacture proprement dite, et l'Angleterre d'aujourd'hui la fabrication automatique; on trouve encore dans l'Inde et dans la Chine différentes formes primitives de cette industrie.

Le système des machines-outils automatiques recevant leur mouvement par transmission d'un automate central, est la forme la plus développée du machinisme productif. La machine isolée a été remplacée par un monstre mécanique qui, de sa gigantesque membrure, emplit des bâtiments entiers; sa force démoniaque, dissimulée d'abord par le mouvement cadencé et presque solennel de ses énormes membres, éclate dans la danse fiévreuse et vertigineuse de ses innombrables organes d'opération.

Il y avait des métiers mécaniques, des machines à vapeur, etc., avant qu'il y eût des ouvriers occupés exclusivement à leur fabrication. Les grandes inventions de Vaucanson, d'Arkwright, de Watt, etc., ne pouvaient être appliquées que parce que la période manufacturière avait légué un nombre considérable d'ouvriers mécaniciens habiles. Ces ouvriers étaient des artisans indépendants et de diverses professions, ou se trouvaient réunis dans des manufactures rigoureusement organisées d'après le principe de la division du travail. À mesure que les inventions et la demande de machines s'accrurent, leur construction se subdivisa de plus en plus en branches variées et indépendantes, et la division du travail se développa proportionnellement dans chacune de ces branches. La manufacture forme donc historiquement la base technique de la grande industrie.

Dans les sphères de production où l'on introduit les machines fournies par la manufacture, celle-ci, à l'aide de ses propres machines, est supplantée par la grande industrie. L'industrie mécanique s'élève sur une base matérielle inadéquate qu'elle élabore d'abord sous sa forme traditionnelle, mais qu'elle est forcée de révolutionner et de conformer à son propre principe dès qu'elle a atteint un certain degré de maturité.

De même que la machine-outil reste chétive tant que l'homme reste son moteur, et que le système mécanique progresse lentement tant que les forces motrices traditionnelles, l'animal, le vent, et même l'eau ne sont pas remplacés par la vapeur, de même la grande industrie est retardée dans sa marche tant que son moyen de production caractéristique, la machine elle-même, doit son existence à la force et l'habileté humaines, et dépend ainsi du développement musculaire, du coup d'oeil et de la dextérité manuelle de l'artisan indépendant du métier et de l'ouvrier parcellaire de la manufacture, maniant leurs instruments nains.

À part la cherté des machines fabriquées de cette façon et cela est affaire du capitaliste industriel ‑ le progrès d'industries déjà fondées sur le mode de production mécanique et son introduction dans des branches nouvelles, restèrent tout à fait soumis à une seule condition, l'accroissement d'ouvriers spécialistes dont le nombre, grâce à la nature presque artistique de travail, ne pouvait s'augmenter que lentement.

Ce n'est pas tout: à un certain degré de son développement, la grande industrie entra en conflit, même au point de vue technologique, avec sa base donnée par le métier et la manufacture.

Les dimensions croissantes du moteur et de la transmission, la variété des machines-outils, leur construction de plus en plus compliquée, la régularité mathématique qu'exigeaient le nombre, la multiformité et la délicatesse de leurs éléments constituants à mesure qu'elles s'écartèrent du modèle fourni par le métier et devenu incompatible avec les formes prescrites par leurs fonctions purement mécaniques[20], le progrès du système automatique et l'emploi d'un matériel difficile à manier, du fer, par exemple, à la place du bois ‑ la solution de tous ces problèmes, que les circonstances faisaient éclore successivement, se heurta sans cesse contre les bornes personnelles dont même le travailleur collectif de la manufacture ne sait se débarrasser. En effet, des machines, telles que la presse d'impression moderne, le métier à vapeur et la machine à carder, n'auraient pu être fournies par la manufacture.

Le bouleversement du mode de production dans une sphère industrielle entraîne un bouleversement analogue dans une autre. On s'en aperçoit d'abord dans les branches d'industrie, qui s'entrelacent comme phases d'un procès d'ensemble, quoique la division sociale du travail les ait séparées, et métamorphosé leurs produits en autant de marchandises indépendantes. C'est ainsi que la filature mécanique a rendu nécessaire le tissage mécanique, et que tous deux ont amené la révolution mécanico-chimique de la blanchisserie, de l'imprimerie et de la teinturerie. De même encore la révolution dans le filage du coton a provoqué l'invention du gin pour séparer les fibres de cette plante de sa graine, invention qui a rendu possible la production du coton sur l'immense échelle qui est aujourd'hui devenue indispensable[21]. La révolution dans l'industrie et l'agriculture a nécessité une révolution dans les conditions générales du procès de production social, c'est-à-dire dans les moyens de communication et de transport. Les moyens de communication et de transport d'une société qui avait pour pivot, suivant l'expression de Fourier, la petite agriculture, et comme corollaire, l'économie domestique et les métiers des villes, étaient complétement insuffisants pour subvenir aux besoins de la production manufacturière, avec sa division élargie du travail social, sa concentration d'ouvriers et de moyens de travail, ses marchés coloniaux, si bien qu'il a fallu les transformer. De même les moyens de communication et de transport légués par la période manufacturière devinrent bientôt des obstacles insupportables pour la grande industrie avec la vitesse fiévreuse de sa production centuplée, son lancement continuel de capitaux et de travailleurs d'une sphère de production dans une autre et les conditions nouvelles du marché universel qu'elle avait créé. À part les changements radicaux introduits dans la construction des navires à voiles, le service de communication et de transport fut peu à peu approprié aux exigences de la grande industrie, au moyen d'un système de bateaux à vapeur, de chemins de fer et de télégraphes. Les masses énormes de fer qu'il fallut dès lors forger, braser, trancher, forer et modeler exigèrent des machines monstres dont la création était interdite au travail manufacturier.

La grande industrie fut donc obligée de s'adapter son moyen caractéristique de production, la machine elle-même, pour produire d'autres machines. Elle se créa ainsi une base technique adéquate et put alors marcher sans lisières. À mesure que dans le premier tiers du XIXe siècle elle s'accrut, le machinisme s'empara peu à peu de la fabrication des machines-outils, et dans le second tiers seulement l'immense construction des voies ferrées et la navigation à vapeur océanique firent naître les machines cyclopéennes consacrées à la construction des premiers moteurs.

La condition sine qua non de la fabrication des machines par des machines, était un moteur susceptible de tout degré de puissance et en même temps facile à contrôler. Il existait déjà dans la machine à vapeur. Mais il s'agissait en même temps de produire mécaniquement ces formes strictement géométriques telles que la ligne, le plan, le cercle, le cône et la sphère qu'exigeaient certaines parties des machines. Au commencement de ce siècle, Henry Maudsley résolut ce problème par l'invention du slide rest[22], qui fut bientôt rendu automatique; du banc du tourneur pour lequel il était d'abord destiné, il passa ensuite à d'autres machines de construction. Cet engin ne remplace pas seulement un outil particulier, mais encore la main de l'homme qui ne parvient à produire des formes déterminées qu'en dirigeant et en ajustant le tranchant de son outil contre l'objet de travail. On réussit ainsi "à produire les formes géométriques voulues avec un degré d'exactitude, de facilité et de vitesse qu'aucune expérience accumulée ne pourrait prêter à la main de l'ouvrier le plus habile[23]".

Si nous considérons maintenant dans le mécanisme employé à la construction, la partie qui constitue ses organes d'opération proprement dits, nous retrouvons l'instrument manuel, mais dans des proportions gigantesques. L'opérateur de la machine à forer, par exemple, est un foret de dimension énorme mis en mouvement par une machine à vapeur, et sans lequel les cylindres des grandes machines à vapeur et des presses hydrauliques ne pourraient être percés. Le tour à support mécanique n'est que la reproduction colossale du tour ordinaire; la machine à raboter représente, pour ainsi dire, un charpentier de fer qui travaille dans le fer avec les mêmes outils que le charpentier dans le bois; l'outil qui, dans les chantiers de Londres, tranche les plaques qui blindent la carcasse des navires est une espèce de rasoir cyclopéen, et le marteau à vapeur opère avec une tête de marteau ordinaire, mais d'un poids tel que le dieu Thor lui-même ne pourrait le soulever[24]. Un de ces marteaux à vapeur, de l'invention de Nasmyth, pèse au-delà de six tonnes et tombe sur une enclume d'un poids de trente-six tonnes avec une chute verticale de sept pieds. Il pulvérise d'un seul coup un bloc de granit et enfonce un clou dans du bois tendre au moyen d'une série de petits coups légèrement appliqués[25].

Le moyen de travail acquiert dans le machinisme une existence matérielle qui exige le remplacement de la force de l'homme par des forces naturelles et celui de la routine par la science. Dans la manufacture, la division du procès de travail est purement subjective; c'est une combinaison d'ouvriers parcellaires. Dans le système de machines, la grande industrie crée un organisme de production complètement objectif ou impersonnel, que l'ouvrier trouve là, dans l'atelier, comme la condition matérielle toute prête de son travail. Dans la coopération simple et même dans celle fondée sur la division du travail, la suppression du travail isolé par le travailleur collectif semble encore plus ou moins accidentelle. Le machinisme, à quelques exceptions près que nous mentionnerons plus tard, ne fonctionne qu'au moyen d'un travail socialisé ou commun. Le caractère coopératif du travail y devient une nécessité technique dictée par la nature même de son moyen.

II. La valeur transmise par la machine au produit

On a vu que les forces productives résultant de la coopération et de la division du travail ne coûtent rien au capital. Ce sont les forces naturelles du travail social. Les forces physiques appropriées à la production telles que l'eau, la vapeur, etc., ne coûtent rien non plus. Mais de même que l'homme a besoin d'un poumon pour respirer, de même il a besoin d'organes façonnés par son industrie pour consommer productivement les forces physiques. Il faut une roue hydraulique pour exploiter la force motrice de l'eau, une machine à vapeur pour exploiter l'élasticité de la vapeur. Et il en est de la science comme des forces naturelles. Les lois des déviations de l'aiguille aimantée dans le cercle d'action d'un courant électrique, et de la production du magnétisme dans le fer autour duquel un courant électrique circule, une fois découvertes, ne coûtent pas un liard[26]. Mais leur application à la télégraphie, etc., exige des appareils très coûteux et de dimension considérable. L'outil, comme on l'a vu, n'est point supprimé par la machine; instrument nain dans les mains de l'homme, il croît et se multiplie en devenant l'instrument d'un mécanisme créé par l'homme. Dès lors le capital fait travailler l'ouvrier, non avec un outil à lui, mais avec une machine maniant ses propres outils.

Il est évident au premier coup d'oeil que l'industrie mécanique, en s'incorporant la science et des forces naturelles augmente d'une manière merveilleuse la productivité du travail, on peut cependant demander si ce qui est gagné d'un côté n'est pas perdu de l'autre, si l'emploi de machines économise plus de travail que n'en coûtent leur construction et leur entretien. Comme tout autre élément du capital constant, la machine ne produit pas de valeur, mais transmet simplement la sienne à l'article qu'elle sert à fabriquer. C'est ainsi que sa propre valeur entre dans celle du produit. Au lieu de le rendre meilleur marché, elle l'enchérit en proportion de ce qu'elle vaut. Et il est facile de voir que ce moyen de travail caractéristique de la grande industrie est très coûteux, comparé aux moyens de travail employés par le métier et la manufacture.

Remarquons d'abord que la machine entre toujours tout entière dans le procès qui crée le produit, et par fractions seulement dans le procès qui en crée la valeur. Elle ne transfère jamais plus de valeur que son usure ne lui en fait perdre en moyenne. Il y a donc une grande différence entre la valeur de la machine et la portion de valeur qu'elle transmet périodiquement à son produit, entre la machine comme élément de valeur et la machine comme élément de production. Plus grande est la période pendant laquelle la même machine fonctionne, plus grande est cette différence. Tout cela, il est vrai, s'applique également à n'importe quel autre moyen de travail. Mais la différence entre l'usage et l'usure est bien plus importante par rapport à la machine que par rapport à l'outil. La raison en est que la machine, construite avec des matériaux plus durables, vit par cela même plus longtemps, que son emploi est réglé par des lois scientifiques précises, et qu'enfin son champ de production est incomparablement plus large que celui de l'outil.

Déduction faite des frais quotidiens de la machine et de l'outil, c'est-à-dire de la valeur que leur usure et leur dépense en matières auxiliaires telles que charbon, huile, etc., transmettent en moyenne au produit journalier, leur aide ne coûte rien. Mais ce service gratuit de l'une et de l'autre est proportionné à leur importance respective. Ce n'est que dans l'industrie mécanique que l'homme arrive à faire fonctionner sur une grande échelle les produits de son travail passé comme forces naturelles, c'est-à-dire gratuitement[27].

L'étude de la coopération et de la manufacture nous a montré que des moyens de production tels que bâtisses, etc., deviennent moins dispendieux par leur usage en commun et font ainsi diminuer le prix du produit. Or, dans l'industrie mécanique, ce n'est pas seulement la charpente d'une machine d'opération qui est usée en commun par ses nombreux outils, mais le moteur et une partie de la transmission sont usés en commun par de nombreuses machines d'opération.

Étant donné la différence entre la valeur d'une machine et la quote-part de valeur que son usure quotidienne lui fait perdre et transférer au produit, celui-ci sera enchéri par ce transfert en raison inverse de sa propre quantité. Dans un compte rendu publié en 1858, M. Baynes de Blackburn estime que "chaque force de cheval mécanique[28] met en mouvement 450 broches de la mule automatique ou 200 broches du throstle[29], ou bien encore 15 métiers pour 40 inches[30] cloth [tissu] avec l'appareil qui tend la chaîne, etc". Dans le premier cas, les frais journaliers d'un cheval-vapeur et l'usure de la machine qu'il met en mouvement se distribuent sur le produit de 450 broches de la mule; dans le second, sur le produit de 200 broches du throstle, et dans le troisième, sur celui de 15 métiers mécaniques, de telle sorte qu'il n'est transmis à une once de filés ou à un mètre de tissu qu'une portion de valeur imperceptible. Il en est de même pour le marteau à vapeur cité plus haut. Comme son usure de chaque jour, sa consommation de charbon, etc., se distribuent sur d'énormes masses de fer martelées, chaque quintal de fer n'absorbe qu'une portion minime de valeur; cette portion serait évidemment considérable, si l'instrument-cyclope ne faisait qu'enfoncer de petits clous.

Étant donné le nombre d'outils, ou quand il s'agit de force, la masse d'une machine, la grandeur de son produit dépendra de la vitesse de ses opérations, de la vitesse par exemple avec laquelle tourne la broche, ou du nombre de coups que le marteau frappe une minute. Quelques-uns de ces marteaux colosses donnent 70 coups par minute; la machine de Ryder, qui emploie des marteaux à vapeur de moindre dimension pour forger des broches, assène jusqu'à 700 coups par minute.

Étant donné la proportion suivant laquelle la machine transmet de la valeur au produit, la grandeur de cette quote-part dépendra de la valeur originaire de la machine[31]. Moins elle contient de travail, moins elle ajoute de valeur au produit. Moins elle transmet de valeur, plus elle est productive et plus le service qu'elle rend se rapproche de celui des forces naturelles. Or la production de machines au moyen de machines diminue évidemment leur valeur, proportionnellement à leur extension à leur efficacité.

Une analyse comparée du prix des marchandises produites mécaniquement et de celles produites par le métier ou la manufacture, démontre qu'en général cette portion de valeur que le produit dérive du moyen de travail, croît dans l'industrie mécanique relativement, tout en décroissant absolument.

En d'autres termes, sa grandeur diminue absolument, mais elle augmente par rapport à la valeur du produit total, d'une livre de filés, par exemple[32].

Il est clair qu'un simple déplacement de travail a lieu, c'est-à-dire que la somme totale de travail qu'exige la production d'une marchandise n'est pas diminuée, ou que la force productive du travail n'est pas augmentée, si la production d'une machine coûte autant de travail que son emploi en économise. La différence cependant entre le travail qu'elle coûte et celui qu'elle économise ne dépend pas du rapport de sa propre valeur à celle de l'outil qu'elle remplace. Cette différence se maintient tant que le travail réalisé dans la machine et la portion de valeur qu'elle ajoute par conséquent au produit, restent inférieurs à la valeur que l'ouvrier avec son outil, ajouterait à l'objet de travail. La productivité de la machine a donc pour mesure la proportion suivant laquelle elle remplace l'homme. D'après M. Baynes, il y a 2 ouvriers et 1/2 pour 450 broches, y compris l'attirail mécanique, le tout mû par un cheval-vapeur[33], et chaque broche de la mule automatique fournit dans une journée de dix heures 13 onces de filés (numéro moyen), de sorte que 2 ouvriers et 1/2 fournissent par semaine 365 livres 5/8 de filés. Dans leur transformation en filés, 366 livres de coton (pour plus de simplicité, nous ne parlons pas du déchet) n'absorbent donc que 150 heures de travail ou 15 journées de 10 heures. Avec le rouet, au contraire, si le fileur livre en 60 heures 13 onces de filés, la même quantité de coton absorberait 2.700 journées de 10 heures ou 27.000 heures de travail[34]. Là où la vieille méthode du blockprinting ou de l'impression à la main sur toiles de coton a été remplacée par l'impression mécanique, une seule machine imprime avec l'aide d'un homme autant de toiles de coton à quatre couleurs en une heure qu'en imprimaient auparavant 200 hommes[35]. Avant qu'Eli Whitney inventât le cottongin en 1793, il fallait, en moyenne, une journée de travail pour détacher une livre de coton de sa graine. Grâce à cette découverte, une négresse peut en détacher 100 livres par jour, et l'efficacité du gin a été depuis considérablement accrue. On emploie dans l'Inde, pour la même opération, un instrument moitié machine, la churka, avec lequel un homme et une femme nettoient 28 livres de coton par jour. Le Dr Forbes a, depuis quelques années, inventé une churka qui permet à un homme et à une femme d'en nettoyer 750 livres par jour. Si l'on emploie des boeufs, l'eau ou la vapeur comme force motrice, il suffit de quelques jeunes garçons ou jeunes filles pour alimenter la machine. Seize machines de ce genre, mues par des boeufs exécutent chaque jour un ouvrage qui exigeait auparavant une journée moyenne de 750 hommes[36].

Nous avons vu qu'une charrue à vapeur, dont les dépenses s'élèvent à trois pence ou un quart de shilling par heure, fait autant de besogne que soixante-six laboureurs coûtant quinze shillings par heure. Il est important ici de faire disparaître un malentendu assez commun. Ces quinze shillings ne sont pas l'expression monétaire de tout le travail dépensé dans une heure par les soixante-six hommes. Si le rapport de leur surtravail à leur travail nécessaire est de cent pour cent, les soixante-six laboureurs ajoutent au produit par leur heure collective soixante-six heures de travail ou une valeur de trente shillings dont leur salaire ne forme que la moitié. Or, ce n'est pas leur salaire que la machine remplace, mais leur travail.

En supposant donc que 3.000 l.st. soient le prix ou de 160 ouvriers ou de la machine qui les déplace, cette somme d'argent, par rapport à la machine, exprime tout le travail ‑ travail nécessaire et surtravail ‑ réalisé en elle, tandis que par rapport aux ouvriers elle n'exprime que la partie payée de leur travail. Une machine aussi chère que la force du travail qu'elle remplace, coûte donc toujours moins de travail qu'elle n'en remplacé[37].

Considéré exclusivement comme moyen de rendre le produit meilleur marché, l'emploi des machines rencontre une limite. Le travail dépensé dans leur production doit être moindre que le travail supplanté par leur usage. Pour le capitaliste cependant cette limite est plus étroite. Comme il ne paye pas le travail mais la force de travail qu'il emploie; il est dirigé dans ses calculs par la différence de valeur entre les machines et les forces de travail qu'elles peuvent déplacer. La division de la journée en travail nécessaire et surtravail diffère, non seulement en divers pays, mais aussi dans le même pays à diverses périodes, et dans la même période en diverses branches d'industrie. En outre, le salaire réel du travailleur monte tantôt au-dessus, et descend tantôt au-dessous de la valeur de sa force. De toutes ces circonstances, il résulte que la différence entre le prix d'une machine et celui de la force de travail peut varier beaucoup, lors même que la différence entre le travail nécessaire à la production de la machine, et la somme de travail qu'elle remplace reste constante. Mais c'est la première différence seule qui détermine le prix de revient pour le capitaliste, et dont la concurrence le force à tenir compte. Aussi voit-on aujourd'hui des machines inventées en Angleterre qui ne trouvent leur emploi que dans l'Amérique du Nord. Pour la même raison, l'Allemagne aux XVIe et XVIIe siècles, inventait des machines dont la Hollande seule se servait; et mainte invention française du XVIIIe siècle n'était exploitée que par l'Angleterre.

En tout pays d'ancienne civilisation, l'emploi des machines dans quelques branches d'industrie produit dans d'autres une telle surabondance de travail (redundancy of labour, dit Ricardo), que la baisse du salaire au-dessous de la valeur de la force de travail, met ici obstacle à leur usage et le rend superflu, souvent même impossible au point de vue du capital, dont le gain provient en effet de la diminution, non du travail qu'il emploie, mais du travail qu'il paye.

Pendant les dernières années, le travail des enfants a été considérablement diminué, et même çà et là presque supprimé, dans quelques branches de la manufacture de laine anglaise. Pourquoi?

L'acte de fabrique forçait d'employer une double série d'enfants dont l'une travaillait 6 heures, l'autre 4, ou chacune 5 heures seulement. Or, les parents ne voulurent point vendre les demi-temps (half times) meilleur marché que les temps-entiers (full times). Dès lors les demi-temps furent remplacés par une machine[38]. Avant l'interdiction du travail des femmes et des enfants (au-dessous de 10 ans) dans les mines, le capital trouvait la méthode de descendre dans les puits, des femmes, des jeunes filles et des hommes nus liés ensemble, tellement d'accord avec son code de morale et surtout avec son grand livre que ce n'est qu'après l'interdiction qu'il eut recours à la machine et supprima ces mariages capitalistes[39]. Les Yankees ont inventé des machines pour casser et broyer les pierres. Les Anglais ne les emploient pas parce que le "misérable" (wretch, tel est le nom que donne l'économie politique anglaise à l'ouvrier agricole) qui exécute ce travail reçoit une si faible partie de ce qui lui est dû, que l'emploi de la machine enchérirait le produit pour le capitaliste[40]. En Angleterre, on se sert encore, le long des canaux, de femmes au lieu de chevaux pour le halage[41], parce que les frais des chevaux et des machines sont des quantités données mathématiquement, tandis que ceux des femmes rejetées dans la lie de la population, échappent à tout calcul. Aussi c'est en Angleterre, le pays des machines, que la force humaine est prodiguée pour des bagatelles avec le plus de cynisme.

III. La réaction immédiate de l'industrie mécanique sur le travailleur

Il a été démontré que le point de départ de la grande industrie est le moyen de travail qui une fois révolutionné revêt sa forme la plus développée dans le système mécanique de la fabrique. Avant d'examiner de quelle façon le matériel humain y est incorporé, il convient d'étudier les effets rétroactifs les plus immédiats de cette révolution sur l'ouvrier.

1. L'appropriation des forces de travail supplémentaires. Le travail des femmes et des enfants.

En rendant superflue la force musculaire, la machine permet d'employer des ouvriers sans grande force musculaire, mais dont les membres sont d'autant plus souples qu'ils sont moins développés. Quand le capital s'empara de la machine, son cri fut: du travail de femmes, du travail d'enfants! Ce moyen puissant de diminuer les labeurs de l'homme, se changea aussitôt en moyen d'augmenter le nombre des salariés; il courba tous les membres de la famille, sans distinction d'âge et de sexe, sous le bâton du capital. Le travail forcé pour le capital usurpa la place des jeux de l'enfance et du travail libre pour l'entretien de la famille; et le support économique des moeurs de famille était ce travail domestique[42].

La valeur de la force de travail était déterminée par les frais d'entretien de l'ouvrier et de sa famille. En jetant la famille sur le marché, en distribuant ainsi sur plusieurs forces la valeur d'une seule, la machine la déprécie. Il se peut que les quatre forces, par exemple, qu'une famille ouvrière vend maintenant, lui rapportent plus que jadis la seule force de son chef; mais aussi quatre journées de travail en ont remplacé une seule, et leur prix a baissé en proportion de l'excès du surtravail de quatre sur le surtravail d'un seul. Il faut maintenant que quatre personnes fournissent non seulement du travail, mais encore du travail extra au capital, afin qu'une seule famille vive. C'est ainsi que la machine, en augmentant la matière humaine exploitable, élève en même temps le degré d'exploitation[43].

L'emploi capitaliste du machinisme altère foncièrement le contrat, dont la première condition était que capitaliste et ouvrier devaient se présenter en face l'un de l'autre comme personnes libres, marchands tous deux, l'un possesseur d'argent ou de moyens de production, l'autre possesseur de force de travail. Tout cela est renversé dès que le capital achète des mineurs. Jadis, l'ouvrier vendait sa propre force de travail dont il pouvait librement disposer, maintenant il vend femme et enfants; il devient marchand d'esclaves[44]. Et en fait, la demande du travail des enfants ressemble souvent, même pour la forme, à la demande d'esclaves nègres telle qu'on la rencontra dans les journaux américains. "Mon attention, dit un inspecteur de fabrique anglais, fut attirée par une annonce de la feuille locale d'une des plus importantes villes manufacturières de mon district, annonce dont voici le texte: “On demande de 12 à 20 jeunes garçons, pas plus jeunes que ce qui peut passer pour 13 ans. Salaire: 4 sh. par semaine. S'adresser, etc.”[45]" Le passage souligné "ce qui peut passer pour 13 ans" se rapporte à un article du Factory Act, déclarant que les enfants au-dessous de treize ans ne doivent travailler que 6 heures. Un médecin ad hoc (certifying surgeon) est chargé de vérifier l'âge. Le fabricant demande donc des jeunes garçons qui aient l'air d'avoir déjà 13 ans. La statistique anglaise des vingt dernières années a témoigné parfois d'une diminution subite dans le nombre des enfants au-dessous de cet âge employés dans les fabriques. D'après les dépositions des inspecteurs, cette diminution était en grande partie l'oeuvre du trafic sordide des parents protégés par les médecins vérificateurs (certifying surgeons) qui exagéraient l'âge des enfants pour satisfaire l'avidité d'exploitation des capitalistes. Dans le district de Bethnal Green, le plus malfamé de Londres, se tient tous les lundis et mardis matin un marché public où des enfants des deux sexes, à partir de 9 ans, se vendent eux-mêmes aux fabricants de soie. "Les conditions ordinaires sont de 1. sh. 8 d. par semaine (qui appartiennent aux parents), plus 2 d. pour moi, avec le thé", dit un enfant dans sa disposition. Les contrats ne sont valables que pour la semaine. Pendant toute la durée du marché, on assiste à des scènes et on entend un langage qui révolte[46]. Il arrive encore en Angleterre que des grippe-sous femelles "prennent des enfants dans les workhouses et les louent à n'importe quel acheteur pour 2 sh. 6 d. par semaine"[47]. Malgré la législation, le nombre des petits garçons vendus par leurs propres parents pour servir de machines à ramoner les cheminées (bien qu'il existe des machines pour les remplacer) atteint le chiffre d'au moins 2.000[48].

Le machinisme bouleversa tellement le rapport juridique entre l'acheteur et le vendeur de la force de travail, que la transaction entière perdit même l'apparence d'un contrat entre personnes libres. C'est ce qui fournit plus tard au Parlement anglais le prétexte juridique pour l'intervention de l'État dans le régime des fabriques. Toutes les fois que la loi impose la limite de six heures pour le travail des enfants dans les branches d'industrie non réglementées, on entend retentir de nouveau les plaintes des fabricants. Nombre de parents, disent-ils, retirent leurs enfants des industries dès qu'elles sont soumises à la loi, pour les vendre à celles où règne encore la "liberté du travail", c'est-à-dire où les enfants au-dessous de 13 ans sont forcés de travailler comme des adultes et se vendent plus cher. Mais comme le capital est de sa nature niveleur, il exige, au nom de son Droit inné, que dans toutes les sphères de production les conditions de l'exploitation du travail soient égales pour tous. La limitation légale du travail des enfants dans une branche d'industrie entraîne donc sa limitation dans une autre.

Nous avons déjà signalé la détérioration physique des enfants et des jeunes personnes, ainsi que des femmes d'ouvriers que la machine soumet d'abord directement à l'exploitation du capital dans les fabriques dont elle est la base, et ensuite indirectement dans toutes les autres branches d'industrie. Nous nous contenterons ici d'insister sur un seul point, l'énorme mortalité des enfants des travailleurs dans les premières années de leur vie. Il y a en Angleterre 16 districts d'enregistrement où sur 100.000 enfants vivants, il n'y a en moyenne que 9.000 cas de mort par année (dans un district 7.047 seulement); dans 24 districts on constate 10 à 11.000 cas de mort; dans 39 districts, 11 à 12.000; dans 48 districts, 12 à 13.000; dans 22 districts, plus de 20.000; dans 25 districts, plus de 21.000; dans 17, plus de 22.000; dans 11, plus de 23.000; dans ceux de Hoo, Wolverhampton, Ashton-under-Lyne et Preston, plus de 24.000; dans ceux de Nottingham, Stockport et Bradford, plus de 25.000; dans celui de Wisbeach 26.000 et à Manchester, 26.125[49]. Une enquête médicale officielle de 1861 a démontré qu'abstraction faite de circonstances locales, les chiffres les plus élevés de mortalité sont dus principalement à l'occupation des mères hors de chez elles. Il en résulte, en effet, que les enfants sont négligés, maltraités, mal nourris ou insuffisamment, parfois alimentés avec des opiats, délaissés par leurs mères qui en arrivent à éprouver pour eux une aversion contre nature. Trop souvent ils sont les victimes de la faim ou du poison[50]. Dans les districts agricoles, "où le nombre des femmes ainsi occupées est à son minimum, le chiffre de la mortalité est aussi le plus bas[51]". La commission d'enquête de 1861 fournit cependant ce résultat inattendu que dans quelques districts purement agricoles des bords de la mer du Nord le chiffre de mortalité des enfants au-dessous d'un an, atteint presque celui des districts de fabrique les plus malfamés. Le docteur Julian Hunter fut chargé d'étudier ce phénomène sur les lieux. Ses conclusions sont enregistrées dans le VIe Rapport sur la Santé publique[52]. On avait supposé jusqu'alors que la malaria et d'autres fièvres particulières à ces contrées basses et marécageuses décimaient les enfants. L'enquête démontra le contraire, à savoir "que la même cause qui avait chassé la malaria, c'est-à-dire la transformation de ce sol, marais en hiver et lande stérile en été, en féconde terre à froment, était précisément la cause de cette mortalité extraordinaire[53]". Les soixante-dix médecins de ces districts, dont le docteur Hunter recueillit les dépositions, furent "merveilleusement d'accord sur ce point". La révolution dans la culture du sol y avait en effet introduit le système industriel.

"Des femmes mariées travaillant par bandes avec des jeunes filles et des jeunes garçons sont mises à la disposition d'un fermier pour une certaine somme par un homme qui porte le nom chef de bande (gangmaster) et qui ne vend les bandes qu'entières. Le champ de travail de ces bandes ambulantes est souvent situé à plusieurs lieues de leurs villages. On les trouve matin et soir sur les routes publiques, les femmes vêtues de cotillons courts et de jupes à l'avenant, avec des bottes et parfois des pantalons, fortes et saines, mais corrompues par leur libertinage habituel, et n'ayant nul souci des suites funestes que leur goût pour ce genre de vie actif et nomade entraîne pour leur progéniture qui reste seule à la maison et y dépérit[54]."

Tous les phénomènes observés dans les districts de fabrique, entre autres l'infanticide dissimulé et le traitement des enfants avec des opiats, se reproduisent ici à un degré bien supérieur[55].

"Ce que je sais là-dessus, dit le docteur Simon, fonctionnaire du Privy Council et rédacteur en chef des rapports sur la Santé publique, doit excuser l'horreur profonde que j'éprouve toutes les fois qu'il est question d'occupation industrielle, dans le sens emphatique du mot, des femmes adultes[56]."

"Ce sera, s'écrie l'inspecteur R. Baker dans un rapport officiel, ce sera un grand bonheur pour les districts manufacturiers de l'Angleterre, quand il sera interdit à toute femme mariée et chargée de famille de travailler dans n'importe quelle fabrique[57]."

Fr. Engels, dans son ouvrage sur la Situation des classes ouvrières en Angleterre, et d'autres écrivains ont dépeint si complétement la détérioration morale qu'amène l'exploitation capitaliste du travail des femmes et des enfants, qu'il me suffit ici d'en faire mention. Mais le vide intellectuel produit artificiellement par la métamorphose d'adolescents en voie de formation en simples machines à fabriquer de la plus-value, et qu'il faut bien distinguer de cette ignorance naïve qui laisse l'esprit en friche sans attaquer sa faculté de développement, sa fertilité naturelle, ce vide fatal, le Parlement anglais se crut enfin forcé d'y remédier en faisant de l'instruction élémentaire la condition légale de la consommation productive des enfants au-dessous de quatorze ans dans toutes les industries soumises aux lois de fabrique. L'esprit de la production capitaliste éclate dans la rédaction frivole des articles de ces lois concernant cette soi-disant instruction, dans le défaut de toute inspection administrative qui rend illusoire en grande partie l'enseignement forcé, l'opposition des fabricants à cette loi, et dans leurs subterfuges et faux-fuyants pour l'éluder dans la pratique.

"La législation seule est à blâmer, parce qu'elle a promulgué une loi menteuse qui, sous l'apparence de prendre soin de l'éducation des enfants, ne contient en réalité aucun article de nature à assurer la réalisation de ce prétendu but. Elle ne détermine rien, sinon que les enfants devront être renfermés un certain nombre d'heures (3 heures) par jour entre les quatre murs d'un local appelé école, et que ceux qui les emploient auront à en obtenir le certificat chaque semaine d'une personne qui le signera à titre de maître ou de maîtresse d'école[58]."

Avant la promulgation de la loi de fabrique révisée de 1844, une foule de ces certificats d'école signés d'une croix prouvaient que les instituteurs ou institutrices ne savaient pas écrire.

"Dans une visite que je fis à une école semblable, je fus tellement choqué de l'ignorance du maître que je lui dis: “Pardon, Monsieur, mais savez-vous lire?” - “Aye, summat[59]”, telle fut sa réponse; mais pour se justifier, il ajouta: “Dans tous les cas, je surveille les écoliers. ”"

Pendant la préparation de la loi de 1844, les inspecteurs de fabrique dénoncèrent l'état piteux des prétendues écoles dont ils devaient déclarer les certificats irréprochables au point de vue légal. Tout ce qu'ils obtinrent, c'est qu'à partir de 1844, les chiffres inscrits sur les certificats, ainsi que les noms et prénoms des instituteurs, devaient être écrits de la propre main de ces derniers[60]. Sir John Kincaid, inspecteur de fabrique de l'Écosse, cite maints faits du même genre.

"La première école que nous visitâmes était tenue par une certaine Mrs. Ann Killin. Invitée par moi à épeler son nom, elle commit tout d'abord une bévue en commençant par la lettre C; mais elle se corrigea aussitôt, et dit que son nom commençait par un K. En examinant sa signature dans les livres de certificats, je remarquai cependant qu'elle l'épelait de diverses manières et que son écriture ne laissait aucun doute sur son incapacité. Elle avoua elle-même qu'elle ne savait pas tenir son registre... Dans une seconde école je trouvai une salle longue de 15 pieds et large de 10, où je comptai 75 écoliers qui piaillaient un baragouin inintelligible[61]."

Et ce n'est pas seulement dans ces taudis piteux que les enfants obtiennent des certificats mais non de l'instruction; il y a beaucoup d'écoles où le maître est compétent; mais ses efforts échouent presque complétement contre le fouillis inextricable d'enfants de tout âge au-dessus de trois ans.

"Ses appointements, dans le meilleur cas, misérables, dépendent du nombre de pence qu'il reçoit, de la quantité d'enfants qu'il lui est possible de fourrer dans une chambre. Et pour comble, un misérable ameublement, un manque de livres et de tout autre matériel d'enseignement, et l'influence pernicieuse d'un air humide et vicié sur les pauvres enfants. Je me suis trouvé dans beaucoup d'écoles semblables où je voyais des rangées d'enfants qui ne faisaient absolument rien; et c'est là ce qu'on appelle fréquenter l'école, et ce sont de tels enfants qui figurent comme éduqués (educated) dans la statistique officielle[62]."

En Ecosse, les fabricants cherchent à se passer le plus possible des enfants qui sont obligés de fréquenter l'école.

"Cela suffit pour démontrer la grande aversion que leur inspirent les articles de la loi à ce sujet[63]."

Tout cela devient d'un grotesque effroyable dans les imprimeries sur coton, laine, etc., qui sont réglées par une loi spéciale. D'après les arrêtés de la loi, chaque enfant avant d'entrer dans une fabrique de ce genre doit avoir fréquenté l'école au moins 30 jours et pas moins de 150 heures pendant les 6 mois qui précèdent le premier jour de son emploi. Une fois au travail, il doit également fréquenter l'école 30 jours et 150 heures dans le courant d'un des deux semestres de l'année.

Son séjour à l'école doit avoir lieu entre 8 heures du matin et 6 heures du soir. Aucune leçon de moins de 2 heures 1/2 ou de plus de 5 heures dans le même jour ne doit être comptée comme faisant partie des 150 heures.

"Dans les circonstances ordinaires les enfants vont à l'école avant et après midi pendant 30 jours, 5 heures par jour, et après ces 30 jours quand la somme des 150 heures est atteinte, quand, pour parler leur propre langue, ils ont fini leur livre, ils retournent à la fabrique où ils restent 6 mois jusqu'à l'échéance d'un nouveau terme, et alors ils retournent à l'école jusqu'à ce que leur livre soit de nouveau fini, et ainsi de suite... Beaucoup de garçons qui ont fréquenté l'école pendant les 150 heures prescrites ne sont pas plus avancés au bout des 6 mois de leur séjour dans la fabrique qu'auparavant; ils ont naturellement oublié tout ce qu'ils avaient appris. Dans d'autres imprimeries sur coton, la fréquentation de l'école dépend absolument des exigences du travail dans la fabrique. Le nombre d'heures de rigueur y est acquitté dans chaque période de 6 mois par des acomptes de 3 à 4 heures à la fois, disséminées sur tout le semestre. L'enfant par exemple se rend à l'école un jour de 8 à 11 heures du matin, un autre jour de 1 à 4 heures de l'après-midi, puis il s'en absente pendant toute une série de jours pour y revenir ensuite de 3 à 6 heures de l'après-midi pendant 3 ou 4 jours de suite ou pendant une semaine. Il disparaît de nouveau trois semaines ou un mois, puis revient pour quelques heures, dans certains jours de chômage, quand par hasard ceux qui l'emploient n'ont pas besoin de lui. L'enfant est ainsi ballotté [buffeted] de l'école à la fabrique et de la fabrique à l'école, jusqu'à ce que la somme des 150 heures soit acquittée[64]."

Par l'annexion au personnel de travail combiné d'une masse prépondérante d'enfants et de femmes, la machine réussit enfin à briser la résistance que le travailleur mâle opposait encore dans la manufacture au despotisme du capital[65].

2. Prolongation de la journée de travail.

Si la machine est le moyen le plus puissant d'accroître la productivité du travail, c'est-à-dire de raccourcir le temps nécessaire à la production des marchandises, elle devient comme support du capital, dans les branches d'industrie dont elle s'empare d'abord, le moyen le plus puissant de prolonger la journée de travail au-delà de toute limite naturelle. Elle crée et des conditions nouvelles qui permettent au capital de lâcher bride à cette tendance constante qui le caractérise, et des motifs nouveaux qui intensifient sa soif du travail d'autrui.

Et tout d'abord le mouvement et l'activité du moyen de travail devenu machine se dressent indépendants devant le travailleur. Le moyen de travail est dès lors un perpetuum mobile industriel qui produirait indéfiniment, s'il ne rencontrait une barrière naturelle dans ses auxiliaires humains, dans la faiblesse de leur corps et la force de leur volonté. L'automate, en sa qualité de capital, est fait homme dans la personne du capitaliste. Une passion l'anime: il veut tendre l'élasticité humaine et broyer toutes ses résistances[66].

La facilité apparente du travail à la machine et l'élément plus maniable et plus docile des femmes et des enfants l'aident dans cette oeuvre d'asservissement[67].

La productivité de la machine est, comme nous l'avons vu, en raison inverse de la part de valeur qu'elle transmet au produit. Plus est longue la période pendant laquelle elle fonctionne, plus grande est la masse de produits sur laquelle se distribue la valeur qu'elle ajoute et moindre est la part qui en revient à chaque marchandise. Or la période de vie active de la machine est évidemment déterminée par la longueur de la journée de travail ou par la durée du procès de travail journalier multipliée par le nombre de jours pendant lesquels ce procès se répète.

L'usure des machines ne correspond pas avec une exactitude mathématique au temps pendant lequel elles servent. Et cela même supposé, une machine qui sert seize heures par jour pendant sept ans et demi embrasse une période de production aussi grande et n'ajoute pas plus de valeur au produit total que la même machine qui pendant quinze ans ne sert que huit heures par jour. Mais dans le premier cas la valeur de la machine se serait reproduite deux fois plus vite que dans le dernier, et le capitaliste aurait absorbé par son entremise autant de surtravail en sept ans et demi qu'autrement en quinze.

L'usure matérielle des machines se présente sous un double aspect. Elles s'usent d'une part en raison de leur emploi, comme les pièces de monnaie par la circulation, d'autre pari par leur inaction, comme une épée se rouille dans le fourreau. Dans ce dernier cas elles deviennent la proie des éléments. Le premier genre d'usure est plus ou moins en raison directe, le dernier est jusqu'à un certain point en raison inverse de leur usage[68].

La machine est en outre sujette à ce qu'on pourrait appeler son usure morale. Elle perd de sa valeur d'échange à mesure que des machines de la même construction sont reproduites à meilleur marché, ou à mesure que des machines perfectionnées viennent lui faire concurrence[69]. Dans les deux cas, si jeune et si vivace qu'elle puisse être, sa valeur n'est plus déterminée par le temps de travail réalisé en elle, mais par celui qu'exige sa reproduction ou la reproduction des machines perfectionnées. Elle se trouve en conséquence plus ou moins dépréciée. Le danger de son usure morale est d'autant moindre que la période où sa valeur totale se reproduit est plus courte, et cette période est d'autant plus courte que la journée de travail est plus longue. Dès la première introduction d'une machine dans une branche de production quelconque, on voit se succéder coup sur coup des méthodes nouvelles pour la reproduire à meilleur marché[70], puis viennent des améliorations qui n'atteignent pas seulement des parties ou des appareils isolés, mais sa construction entière. Aussi bien est-ce là le motif qui fait de sa première période de vie, période aiguë de la prolongation du travail[71].

La journée de travail étant donnée et toutes circonstances restant les mêmes, l'exploitation d'un nombre double d'ouvriers exige une avance double de capital constant en bâtiments, machines, matières premières, matières auxiliaires, etc. Mais la prolongation de la journée permet d'agrandir l'échelle de la production sans augmenter la portion de capital fixée en bâtiments et en machine[72]. Non seulement donc la plus-value augmente, mais les dépenses nécessaires pour l'obtenir diminuent. Il est vrai que cela a lieu plus ou moins toutes les fois qu'il y a prolongation de la journée; mais c'est ici d'une tout autre importance, parce que la partie du capital avancé en moyens de travail pèse davantage dans la balance[73]. Le développement de la production mécanique fixe en effet une partie toujours croissante du capital sous une forme où il peut d'une part être constamment mis en valeur, et perd d'autre part valeur d'usage et valeur d'échange dès que son contact avec le travail vivant est interrompu. "Si un laboureur", dit M. Ashworth, un des cotton lords d'Angleterre, faisant la leçon au professeur Nassau W. Senior, "si un laboureur dépose sa pioche, il rend inutile pour tout ce temps un capital de 18[74] pence (1 fr. 87 c.). Quand un de nos hommes abandonne la fabrique, il rend inutile un capital qui a coûté 100.000 liv. st. (2.500.000 francs)[75]." Il suffit d'y penser! rendre inutile, ne fût-ce que pour une seconde, un capital de 100.000 liv. st.! C'est à demander vengeance au ciel quand un de nos hommes se permet de quitter la fabrique! Et le susdit Senior renseigné par Ashworth, finit par reconnaître que la proportion toujours croissante du capital fixé en machines rend une prolongation croissante de la journée de travail tout à fait "désirable[76]".

La machine produit une plus-value relative, non seulement en dépréciant directement la force de travail et en la rendant indirectement meilleur marché par la baisse de prix qu'elle occasionne dans les marchandises d'usage commun, mais en ce sens que pendant la période de sa première introduction sporadique, elle transforme le travail employé par le possesseur de machines en travail puissancié dont le produit, doué d'une valeur sociale supérieure à sa valeur individuelle, permet au capitaliste de remplacer la valeur journalière de la force de travail par une moindre portion du rendement journalier. Pendant cette période de transition où l'industrie mécanique reste une espèce de monopole, les bénéfices sont par conséquent extraordinaires et le capitaliste cherche à exploiter à fond cette lune de miel au moyen de la plus grande prolongation possible de la journée. La grandeur du gain aiguise l'appétit.

À mesure que les machines se généralisent dans une même branche de production, la valeur sociale du produit mécanique descend à sa valeur individuelle. Ainsi se vérifie la loi d'après laquelle la plus-value provient non des forces de travail que le capitaliste remplace par la machine, mais au contraire de celles qu'il y occupe. La plus-value ne provient que de la partie variable du capital, et la somme de la plus-value est déterminée par deux facteurs: son taux et le nombre des ouvriers occupés simultanément. Si la longueur de la journée est donnée, sa division proportionnelle en surtravail et travail nécessaire détermine le taux de la plus-value, mais le nombre des ouvriers occupés dépend du rapport du capital variable au capital constant. Quelle que soit la proportion suivant laquelle, par l'accroissement des forces productives, l'industrie mécanique augmente le surtravail aux dépens du travail nécessaire, il est clair qu'elle n'obtient cependant ce résultat qu'en diminuant le nombre des ouvriers occupés, par un capital donné. Elle transforme en machines, en élément constant qui ne rend point de plus-value, une partie du capital qui était variable auparavant, c'est-à-dire se convertissait en force de travail vivante. Il est impossible par exemple d'obtenir de deux ouvriers autant de plus-value que de vingt-quatre. Si chacun des vingt-quatre ouvriers ne fournit sur douze heures qu'une heure de surtravail, ils fourniront tous ensemble vingt-quatre heures de surtravail, tandis que le travail total des deux ouvriers n'est jamais que de vingt-quatre heures, les limites de la journée étant fixées à douze heures. L'emploi des machines dans le but d'accroître la plus-value recèle donc une contradiction, puisque des deux facteurs de la plus-value produite par un capital de grandeur donnée, il n'augmente l'un, le taux de la plus-value, qu'en diminuant l'autre, le nombre des ouvriers. Cette contradiction intime éclate, dès qu'avec la généralisation des machines dans une branche d'industrie la valeur du produit mécanique règle la valeur sociale de toutes les marchandises de même espèce, et c'est cette contradiction qui entraîne instinctivement[77] le capitaliste à prolonger la journée de travail avec la plus extrême violence, pour compenser le décroissement du nombre proportionnel des ouvriers exploités par l'accroissement non seulement du surtravail relatif, mais encore du surtravail absolu.

La machine entre les mains du capital crée donc des motifs nouveaux et puissants pour prolonger sans mesure la journée de travail; elle transforme le mode de travail et le caractère social du travailleur collectif, de manière à briser tout obstacle qui s'oppose à cette tendance; enfin, en enrôlant sous le capital des couches de la classe ouvrière jusqu'alors inaccessibles, et en mettant en disponibilité les ouvriers déplacés par la machine, elle produit une population ouvrière surabondante[78] qui est forcée de se laisser dicter la loi. De là ce phénomène merveilleux dans l'histoire de l'industrie moderne, que la machine renverse toutes les limites morales et naturelles de la journée de travail. De là ce paradoxe économique, que le moyen le plus puissant de raccourcir le temps de travail devient par un revirement étrange le moyen le plus infaillible de transformer la vie entière du travailleur et de sa famille en temps disponible pour la mise en valeur du capital. "Si chaque outil", tel était le rêve d'Aristote, le plus grand penseur de l'antiquité, "si chaque outil pouvait exécuter sur sommation, ou bien de lui-même, sa fonction propre, comme les chefs-d'oeuvre de Dédale se mouvaient d'eux-mêmes, ou comme les trépieds de Vulcain se mettaient spontanément à leur travail sacré; si, par exemple, les navettes des tisserands tissaient d'elles-mêmes, le chef d'atelier n'aurait plus besoin d'aides, ni le maître d'esclaves[79]." Et Antipatros, un poète grec du temps de Cicéron, saluait l'invention du moulin à eau pour la mouture des grains, cette forme élémentaire de tout machinisme productif, comme l'aurore de l'émancipation des femmes esclaves et le retour de l'âge d'or[80]! Ah ces païens! Maître Bastiat, après son maître Mac Culloch, a découvert qu'ils n'avaient aucune idée de l'économie politique ni du christianisme. Ils ne comprenaient point, par exemple, qu'il n'y a rien comme la machine pour faire prolonger la journée de travail. Ils excusaient l'esclavage des uns parce qu'elle était la condition du développement intégral des autres; mais pour prêcher l'esclavage des masses, afin d'élever au rang d´"éminents filateurs", de "grands banquiers" et d´"influents marchands de cirage perfectionné", quelques parvenus grossiers ou à demi décrottés, la bosse de la charité chrétienne leur manquait.

3. Intensification du travail[81].

La prolongation démesurée du travail quotidien produite par la machine entre des mains capitalistes finit par amener une réaction de la société qui, se sentant menacée jusque dans la racine de sa vie, décrète des limites légales à la journée: dès lors l'intensification du travail, phénomène que nous avons déjà rencontré, devient prépondérante.

L'analyse de la plus-value absolue avait trait à la durée du travail, tandis qu'un degré moyen de son intensité était sous-entendu. Nous allons maintenant examiner la conversion d'un genre de grandeur dans l'autre, de l'extension en intensité.

Il est évident qu'avec le progrès mécanique et l'expérience accumulée d'une classe spéciale d'ouvriers consacrée à la machine, la rapidité et par cela même l'intensité du travail s'augmentent naturellement. C'est ainsi que dans les fabriques anglaises la prolongation de la journée et l'accroissement dans l'intensité du travail marchent de front pendant un demi-siècle.

On comprend cependant que là où il ne s'agit pas d'une activité spasmodique, mais uniforme, régulière et quotidienne, on arrive fatalement à un point où l'extension et l'intensité du travail s'excluent l'une l'autre, si bien qu'une prolongation de la journée n'est plus compatible qu'avec un degré d'intensité moindre, et inversement un degré d'intensité supérieure qu'avec une journée raccourcie.

Dès que la révolte grandissante de la classe ouvrière força l'État à imposer une journée normale, en premier lieu à la fabrique proprement dite, c'est-à-dire à partir du moment où il interdit la méthode d'accroître la production de plus-value par la multiplication progressive des heures de travail, le capital se jeta avec toute son énergie et en pleine conscience sur la production de la plus-value relative au moyen du développement accéléré du système mécanique.

En même temps ce genre de plus-value subit un changement de caractère. En général la plus-value relative est gagnée par une augmentation de la fertilité du travail qui permet à l'ouvrier de produire davantage dans le même temps avec la même dépense de force. Le même temps de travail continue alors à rendre la même valeur d'échange, bien que celle-ci se réalise en plus de produits dont chacun, pris séparément, est par conséquent d'un prix moindre.

Mais cela change avec le raccourcissement légal de la journée. L'énorme impulsion qu'il donne au développement du système mécanique et à l'économie des frais contraint l'ouvrier aussi à dépenser, au moyen d'une tension supérieure, plus d'activité dans le même temps, à resserrer les pores de sa journée, et à condenser ainsi le travail à un degré qu'il ne saurait atteindre sans ce raccourcissement.

Dès lors on commence à évaluer la grandeur du travail doublement, d'après sa durée ou son extension, et d'après son degré d'intensité, c'est-à-dire la masse qui en est comprimée dans un espace de temps donné, une heure par exemple[82]. L'heure plus dense de la journée de dix heures contient autant ou plus de travail, plus de dépense en force vitale, que l'heure plus poreuse de la journée de douze heures. Une heure de celle-là produit par conséquent autant ou plus de valeur qu'une heure et un cinquième de celle-ci. Trois heures et un tiers de surtravail sur six heures et deux tiers de travail nécessaire fournissent donc au capitaliste au moins la même masse de plus-value relative qu'auparavant quatre heures de surtravail sur huit heures de travail nécessaire.

Comment le travail est-il rendu plus intense?

Le premier effet du raccourcissement de la journée procède de cette loi évidente que la capacité d'action de toute force animale est en raison inverse du temps pendant lequel elle agit. Dans certaines limites, on gagne en efficacité ce qu'on perd en durée.

Dans les manufactures, telles que la poterie par exemple, où le machinisme ne joue aucun rôle ou un rôle insignifiant, l'introduction des lois de fabrique a démontré d'une manière frappante qu'il suffit de raccourcir la journée pour augmenter merveilleusement la régularité, l'uniformité, l'ordre, la continuité et l'énergie du travail[83]. Ce résultat paraissait cependant douteux dans la fabrique proprement dite, parce que la subordination de l'ouvrier au mouvement continu et uniforme de la machine y avait créé depuis longtemps la discipline la plus sévère. Lors donc qu'il fut question en 1844 de réduire la journée au-dessous de douze heures, les fabricants déclarèrent presque unanimement "que leurs contremaîtres veillaient dans les diverses salles à ce que leurs bras ne perdissent pas de temps", "que le degré de vigilance et d'assiduité[84] déjà obtenu était à peine susceptible d'élévation", et que toutes les autres circonstances, telles que marche des machines, etc., restant les mêmes, "c'était une absurdité d'attendre dans des fabriques bien dirigées le moindre résultat d'une augmentation de la vigilance, etc., des ouvriers[85]". Cette assertion réfutée par les faits. M. R. Gardner fit travailler dans ses deux grandes fabriques à Preston, à partir du 20 avril 1844, onze heures au lieu de douze par jour. L'expérience d'un an environ, démontra que "le même quantum de produit était obtenu aux mêmes frais et qu'en onze heures les ouvriers ne gagnaient pas un salaire moindre qu'auparavant en douze heures[86]".

Je ne mentionne pas les expériences faites dans les salles de filage et de cardage, attendu que la vitesse des machines y avait été augmentée de deux pour cent. Dans le département du tissage au contraire, où l'on fabriquait diverses sortes d'articles de fantaisie et à ramage, les conditions matérielles de la production n'avaient subi aucun changement. Le résultat fut celui-ci: "Du 6 janvier au 20 avril 1844, la journée de travail étant de douze heures, chaque ouvrier reçut par semaine un salaire moyen de 10 sh. 1 ½ d., et du 20 avril au 29 juin, la journée de travail étant de onze heures, un salaire moyen de 10 sh. 3 ½ d. par semaine[87]."

En onze heures il fut donc produit plus qu'auparavant en douze, et cela était dû exclusivement à l'activité plus soutenue et plus uniforme des ouvriers ainsi qu'à l'économie de leur temps. Tandis qu'ils obtenaient le même salaire et gagnaient une heure de liberté, le capitaliste de son côté obtenait la même masse de produits et une économie d'une heure sur sa consommation de gaz, de charbon, etc. Des expériences semblables furent faites avec le même succès dans les fabriques de MM. Horrocks et Jacson[88].

Dès que la loi abrège la journée de travail, la machine se transforme aussitôt entre les mains du capitaliste en moyen systématique d'extorquer à chaque moment plus de labeur. Mais pour que le machinisme exerce cette pression supérieure sur ses servants humains, il faut le perfectionner, sans compter que le raccourcissement de la journée force le capitaliste à tendre tous les ressorts de la production et à en économiser les frais.

En perfectionnant l'engin à vapeur on réussit à augmenter le nombre de ses coups de piston par minute et, grâce à une savante économie de force, à chasser par un moteur du même volume un mécanisme plus considérable sans augmenter cependant la consommation du charbon. En diminuant le frottement des organes de transmission, en réduisant le diamètre et le poids des grands et petits arbres moteurs, des roues, des tambours, etc., à un minimum toujours décroissant, on arrive à faire transmettre avec plus de rapidité la force d'impulsion accrue du moteur à toutes les branches du mécanisme d'opération. Ce mécanisme lui-même est amélioré. Les dimensions des machines-outils sont réduites tandis que leur mobilité et leur efficacité sont augmentées, comme dans le métier à tisser moderne; ou bien leurs charpentes sont agrandies avec la dimension et le nombre des outils qu'elles mènent, comme dans la machine à filer. Enfin ces outils subissent d'incessantes modifications de détail comme celles qui, il y a environ quinze ans, accrurent d'un cinquième la vélocité des broches de la mule automatique.

La réduction de la journée de travail à douze heures date en Angleterre de 1833. Or, un fabricant anglais déclarait déjà en 1836: "Comparé à celui d'autrefois le travail à exécuter dans les fabriques est aujourd'hui considérablement accru, par suite de l'attention et de l'activité supérieures que la vitesse très augmentée des machines exige du travailleur[89]."

En 1844 Lord Ashley, aujourd'hui comte Shaftesbury, dans son discours sur le bill de dix heures, communiqua à la Chambre des communes les faits suivants: "Le travail des ouvriers employés dans les opérations de fabrique est aujourd'hui trois fois aussi grand qu'il l'était au moment où ce genre d'opérations a été établi. Le système mécanique a sans aucun doute accompli une oeuvre qui demanderait les tendons et les muscles de plusieurs millions d'hommes; mais il a aussi prodigieusement [prodigiously] augmenté le travail de ceux qui sont soumis à son mouvement terrible. Le travail qui consiste à suivre une paire de mules, aller et retour, pendant douze heures, pour filer des filés n° 40, exigeait en 1815 un parcours de 8 milles; en 1832, la distance à parcourir était de 20 milles et souvent plus considérable[90]. En 1825, le fileur avait à faire dans l'espace de douze heures 820 stretches[91] pour chaque mule ce qui pour la paire donnait une somme de 1.640. En 1832 il en faisait 2.200 pour chaque mule ou 4.400 par jour; en 1844, 2.400 pour chaque mule, ensemble 4.800; et dans quelques cas la somme de travail [amount of labour] exigé est encore plus considérable. En estimant les fatigues d'une journée de travail, il faut encore prendre en considération la nécessité de retourner quatre ou cinq mille fois le corps dans une direction opposée[92], aussi bien que les efforts continuels d'inclinaison et d'érection... J'ai ici dans les mains un autre document daté de 1842, qui prouve que le travail augmente progressivement, non seulement parce que la distance à parcourir est plus grande, mais parce que la quantité des marchandises produites s'accroît tandis qu'on diminue en proportion le nombre des bras, et que le coton filé est de qualité inférieure, ce qui rend le travail plus pénible... Dans le cardage le travail a subi également un grand surcroît. Une personne fait aujourd'hui la besogne que deux se partageaient... Dans le tissage, où un grand nombre de personnes, pour la plupart du sexe féminin, sont occupées, le travail s'est accru de 10 % pendant les dernières années par suite de la vitesse accélérée des machines. En 1838 le nombre des écheveaux filés par semaine était de 18.000; en 1843 il atteignit le chiffre de 21.000. Le nombre des picks[93] au métier à tisser était, en 1819, de 60 par minute, il s'élevait à 140 en 1842, ce qui indique un grand surcroît de travail[94]."

Cette intensité remarquable que le travail avait déjà atteinte en 1844 sous le régime de la loi de douze heures, parut justifier les fabricants anglais déclarant que toute diminution ultérieure de la journée entraînerait nécessairement une diminution proportionnelle dans la production. La justesse apparente de leur point vue est prouvée par le témoignage de leur impitoyable censeur, l'inspecteur Leonhard Horner qui à la même époque s'exprima ainsi sur ce sujet: "La quantité des produits étant réglée par la vitesse de la machine, l'intérêt des fabricants doit être d'activer cette vitesse jusqu'au degré extrême qui peut s'allier avec les conditions suivantes: préservation des machines d'une détérioration trop rapide, maintien de la qualité des articles fabriqués et possibilité pour l'ouvrier de suivre le mouvement sans plus de fatigue qu'il n'en peut supporter d'une manière continue. Il arrive souvent que le fabricant exagère le mouvement. La vitesse est alors plus que balancée par les pertes que causent la casse et la mauvaise besogne et il est bien vite forcé de modérer la marche des machines. Or, comme un fabricant actif et intelligent sait trouver le maximum normal, j'en ai conclu qu'il est impossible de produire autant en onze heures qu'en douze. De plus, j'ai reconnu que l'ouvrier payé à la pièce s'astreint aux plus pénibles efforts pour endurer d'une manière continue le même degré de travail[95]."

Horner conclut donc malgré les expériences de Gardner, etc., qu'une réduction de la journée de travail au-dessous de 12 heures diminuerait nécessairement la quantité du produit[96]. Dix ans après il cite lui-même ses scrupules de 1845 pour démontrer combien il soupçonnait peu encore à cette époque l'élasticité du système mécanique et de la force humaine susceptibles d'être tous deux tendus à l'extrême par la réduction forcée de la journée de travail.

Arrivons maintenant à la période qui suit 1847, depuis l'établissement de la loi des 10 heures dans les fabriques anglaises de laine, de lin, de soie et de coton. "Les broches des métiers continus (throstles) font 500, celles des mules 1000 révolutions de plus par minute, c'est-à-dire que la vélocité des premières étant de 4.500 révolutions par minute en 1839 est maintenant (1862) de 5.000, et celle des secondes qui était de 5.000 révolutions est maintenant de 6.000; dans le premier cas c'est un surcroît de vitesse de 1/10 et, dans le second, de 1/5[97]."

J. Nasmyth, le célèbre ingénieur civil de Patricroft près de Manchester détailla dans une lettre adressée en 1862 à Leonhard Horner les perfectionnements apportés à la machine à vapeur. Après avoir fait remarquer que dans la statistique officielle des fabriques la force de cheval-vapeur est toujours estimée d'après son ancien effet de l'an 1828 [98], qu'elle n'est plus que nominale et sert tout simplement d'indice de la force réelle, il ajoute entre autres: "Il est hors de doute qu'une machine à vapeur du même poids qu'autrefois et souvent même des engins identiques auxquels on s'est contenté d'adapter les améliorations modernes, exécutent en moyenne 50 % plus d'ouvrage qu'auparavant et que, dans beaucoup de cas, les mêmes engins à vapeur qui, lorsque leur vitesse se bornait à 220 pieds par minute, fournissaient 50 chevaux-vapeur, en fournissent aujourd'hui plus de 100 avec une moindre consommation de charbon... L'engin à vapeur moderne de même force nominale qu'autrefois reçoit une impulsion bien supérieure grâce aux perfectionnements apportés à sa construction, aux dimensions amoindries et à la construction améliorée de sa chaudière, etc. C'est pourquoi, bien que l'on occupe le même nombre de bras qu'autrefois proportionnellement à la force nominale, il y a cependant moins de bras employés proportionnellement aux machines-outils[99]."

En 1850 les fabriques du Royaume-Uni employèrent une force nominale de 134.217 chevaux pour mettre en mouvement 25.638.716 broches et 301.495 métiers à tisser. En 1856 le nombre des broches atteignait 33.503.580 et celui des métiers 369.205. Il aurait donc fallu une force de 175.000 chevaux en calculant d'après la base de 1850; mais les documents officiels n'en accusent que 161.435, c'est-à-dire plus de 10.000 de moins[100]. "Il résulte des faits établis par le dernier return (statistique officielle) de 1856, que le système de fabrique s'étendit rapidement, que le nombre des bras a diminué proportionnellement aux machines, que l'engin à vapeur par suite d'économie de force et d'autres moyens meut un poids mécanique supérieur et que l'on obtient un quantum de produit plus considérable grâce au perfectionnement des machines-outils, au changement de méthodes de fabrication, à l'augmentation de vitesse et à bien d'autres causes[101]." "Les grandes améliorations introduites dans les machines de toute espèce ont augmenté de beaucoup leur force productive. Il est hors de doute que c'est le raccourcissement de la journée de travail qui a stimulé ces améliorations. Unies aux efforts plus intenses de l'ouvrier, elles ont amené ce résultat que dans une journée réduite de deux heures ou d'un sixième, il se fait pour le moins autant de besogne qu'autrefois[102]."

Un seul fait suffit pour démontrer combien les fabricants se sont enrichis à mesure que l'exploitation de la force de travail est devenue plus intense: c'est que le nombre des fabriques anglaises de coton s'est accru en moyenne de 32 % par an[103] de 1838 à 1850, et de 86 % par an[104] de 1850 à 1856.

Si grand qu'ait été le progrès de l'industrie anglaise dans les huit années comprises entre 1848 et 1856, sous le règne des 10 heures, il a été de beaucoup dépassé dans la période des six années suivantes de 1856 à 1862. Dans la fabrique de soie par exemple on comptait en 1856, 1.093.799 broches et 9.260 métiers; en 1862, 1.388.544 broches et 10.709 métiers. Mais en 1862 on n'y comptait que 52.429 ouvriers au lieu de 56.131 occupés en 1856. Le nombre des broches s'est donc accru de 26,9 % et celui des métiers de 15,6 %, tandis que le nombre travailleurs a décru de 7 % dans le même temps. En 1858, il fut employé dans les fabriques de worsted (longue laine) 875.830 broches, en 1856, 1.324.549 (augmentation de 51,2 %) et en 1862, 1.289.172 (diminution de 2,7 %). Mais si l'on compte les broches à tordre qui dans le dernier chiffre ne figurent pas comme dans le premier, le nombre des broches est resté à peu près stationnaire depuis 1856. Par contre leur vitesse ainsi que celle des métiers a, en beaucoup de cas, doublé depuis 1850. Le nombre des métiers à vapeur dans la fabrique de worsted était en 1850 de: 32.617, en 1856 de: 38.956 et en 1862 de: 43.048. Ils occupaient en 1850, 79.737 personnes, en 1856, 87.794 et, en 1862, 86.063, sur lesquelles il y avait, en 1850, 9.956, en 1856, 11.228 et, en 1862, 13.178 enfants au-dessous de 14 ans. Malgré la grande augmentation du nombre des métiers, on voit en comparant 1862 à 1856, que le nombre total des ouvriers a diminué considérablement quoique celui des enfants exploités se soit accru[105].

Le 27 avril 1863, un membre du Parlement, M. Ferrand, fit la déclaration suivante à la Chambre des Communes: "Une délégation d'ouvriers de seize districts de Lancashire et Cheshire, au nom de laquelle je parle, m'a certifié que le travail augmente constamment dans les fabriques, par suite du perfectionnement des machines. Tandis qu'autrefois une seule personne avec deux aides faisait marcher deux métiers, elle en fait marcher trois maintenant sans aucun aide, et il n'est pas rare qu'une seule personne suffise pour quatre, etc. Il résulte des faits qui me sont communiqués que 12 heures de travail sont maintenant condensées en moins de 10 heures. Il est donc facile de comprendre dans quelle énorme proportion le labeur des ouvriers de fabrique s'est accru depuis les dernières années[106]."

Bien que les inspecteurs de fabrique ne se lassent pas, et avec grande raison, de faire ressortir les résultats favorables de la législation de 1844 et de 1850, ils sont néanmoins forcés d'avouer que le raccourcissement de la journée a déjà provoqué une condensation de travail qui attaque la santé de l'ouvrier et par conséquent sa force productive elle-même. "Dans la plupart des fabriques de coton, de soie, etc., l'état de surexcitation qu'exige le travail aux machines, dont le mouvement a été extraordinairement accéléré dans les dernières années, paraît être une des causes de la mortalité excessive par suite d'affections pulmonaires que le docteur Greenhow a signalée dans son dernier et admirable rapport[107]."

Il n'y a pas le moindre doute que la tendance du capital à se rattraper sur l'intensification systématique du travail (dès que la prolongation de la journée lui est définitivement interdite par la loi), et à transformer chaque perfectionnement du système mécanique en un nouveau moyen d'exploitation, doit conduire à un point où une nouvelle diminution des heures de travail deviendra inévitable[108]. D'un autre côté, la période de 10 heures de travail qui date de 1848, dépasse, par le mouvement ascendant de l'industrie anglaise, bien plus la période de 12 heures, qui commence en 1833 et finit en 1847, que celle-ci ne dépasse le demi-siècle écoulé depuis l'établissement du système de fabrique, c'est-à-dire la période de la journée illimitée[109].

IV. La fabrique

Au commencement de ce chapitre nous avons étudié le corps de la fabrique, le machinisme; nous avons montré ensuite comment entre les mains capitalistes il augmente et le matériel humain exploitable et le degré de son exploitation en s'emparant des femmes et des enfants, en confisquant la vie entière de l'ouvrier par la prolongation outre mesure de sa journée et en rendant son travail de plus en plus intense, afin de produire en un temps toujours décroissant une quantité toujours croissante de valeurs. Nous jetterons maintenant un coup d'oeil sur l'ensemble de la fabrique dans sa forme la plus élaborée.

Le Dr Ure, le Pindare de la fabrique, en donne deux définitions. Il la dépeint d'une part comme "une coopération de plusieurs classes d'ouvriers, adultes et non-adultes, surveillant avec adresse et assiduité un système de mécaniques productives mises continuellement en action par une force centrale, le premier moteur". Il la dépeint d'autre part comme "un vaste automate composé de nombreux organes mécaniques et intellectuels, qui opèrent de concert et sans interruption, pour produire un même objet, tous ces organes étant subordonnés à une puissance motrice qui se meut d'elle-même". Ces deux définitions ne sont pas le moins du monde identiques. Dans l'une le travailleur collectif ou le corps de travail social apparaît comme le sujet dominant et l'automate mécanique comme son objet. Dans l'autre, c'est l'automate même qui est le sujet et les travailleurs sont tout simplement adjoints comme organes conscients à ses organes inconscients et avec eux subordonnés à la force motrice centrale. La première définition s'applique à tout emploi possible d'un système de mécaniques; l'autre caractérise son emploi capitaliste et par conséquent la fabrique moderne. Aussi maître Ure se plaît-il à représenter le moteur central, non seulement comme automate, mais encore comme autocrate. "Dans ces vastes ateliers, dit-il, le pouvoir bienfaisant de la vapeur appelle autour de lui ses myriades de sujets, et assigne à chacun sa tâche obligée[110]."

Avec l'outil, la virtuosité dans son maniement passe de l'ouvrier à la machine. Le fonctionnement des outils étant désormais émancipé des bornes personnelles de la force humaine, la base technique sur laquelle repose la division manufacturière du travail se trouve supprimée. La gradation hiérarchique d'ouvriers spécialisés qui la caractérise est remplacée dans la fabrique automatique par la tendance à égaliser ou à niveler les travaux incombant aux aides du machinisme[111]. À la place des différences artificiellement produites entre les ouvriers parcellaires, les différences naturelles de l'âge et du sexe deviennent prédominantes.

Dans la fabrique automatique la division du travail reparaît tout d'abord comme distribution d'ouvriers entre les machines spécialisées, et de masses d'ouvriers, ne formant pas cependant des groupes organisés, entre les divers départements de la fabrique, où ils travaillent à des machines-outils homogènes et rangées les unes à côté des autres. Il n'existe donc entre eux qu'une coopération simple. Le groupe organisé de la manufacture est remplacé par le lien entre l'ouvrier principal et ses aides, par exemple le fileur et les rattacheurs.

La classification fondamentale devient celle de travailleurs aux machines-outils (y compris quelques ouvriers chargés de chauffer la chaudière à vapeur) et de manoeuvres, presque tous enfants, subordonnés aux premiers. Parmi ces manoeuvres se rangent plus ou moins tous les feeders (alimenteurs) qui fournissent aux machines leur matière première. À côté de ces classes principales prend place un personnel numériquement insignifiant d'ingénieurs, de mécaniciens, de menuisiers, etc., qui surveillent le mécanisme général et pourvoient aux réparations nécessaires. C'est une classe supérieure de travailleurs, les uns formés scientifiquement, les autres ayant un métier placé en dehors du cercle des ouvriers de fabrique auxquels ils ne sont qu'agrégés[112]. Cette division du travail est purement technologique.

Tout enfant apprend très facilement à adapter ses mouvements au mouvement continu et uniforme de l'automate. Là où le mécanisme constitue un système gradué de machines parcellaires, combinées entre elles et fonctionnant de concert, la coopération, fondée sur ce système, exige une distribution des ouvriers entre les machines ou groupes de machines parcellaires. Mais il n'y a plus nécessité de consolider cette distribution en enchaînant, comme dans les manufactures, pour toujours le même ouvrier à la même besogne[113]. Puisque le mouvement d'ensemble de la fabrique procède de la machine et non de l'ouvrier, un changement continuel du personnel n'amènerait aucune interruption dans le procès de travail. La preuve incontestable en a été donnée par le système de relais dont se servirent les fabricants anglais pendant leur révolte de 1848‑50. Enfin la rapidité avec laquelle les enfants apprennent le travail à la machine, supprime radicalement la nécessité de le convertir en vocation exclusive d'une classe particulière de travailleurs[114]. Quant aux services rendus dans la fabrique par les simples manoeuvres, la machine peut les suppléer en grande partie, et en raison de leur simplicité, ces services permettent le changement périodique et rapide des personnes chargées de leur exécution[115].

Bien qu'au point de vue technique le système mécanique mette fin à l'ancien système de la division du travail, celui-ci se maintient néanmoins dans la fabrique, et tout d'abord comme tradition léguée par la manufacture; puis le capital s'en empare pour le consolider et le reproduire sous une forme encore plus repoussante, comme moyen systématique d'exploitation. La spécialité qui consistait à manier pendant toute sa vie un outil parcellaire devient la spécialité de servir sa vie durant une machine parcellaire. On abuse du mécanisme pour transformer l'ouvrier dès sa plus tendre enfance en parcelle d'une machine qui fait elle-même partie d'une autre[116]. Non seulement les frais qu'exige sa reproduction se trouvent ainsi considérablement diminués, mais sa dépendance absolue de la fabrique et par cela même du capital est consommée. Ici comme partout il faut distinguer entre le surcroît de productivité dû au développement du procès de travail social et celui qui provient de son exploitation capitaliste.

Dans la manufacture et le métier, l'ouvrier se sert de son outil; dans la fabrique il sert la machine. Là, le mouvement de l'instrument de travail part de lui; ici, il ne fait que le suivre. Dans la manufacture les ouvriers forment autant de membres d'un mécanisme vivant. Dans la fabrique ils sont incorporés à un mécanisme mort qui existe indépendamment d'eux. "La fastidieuse uniformité d'un labeur sans fin occasionnée par un travail mécanique, toujours le même, ressemble au supplice de Sisyphe; comme le rocher le poids du travail retombe toujours et sans pitié sur le travailleur épuisé[117]."

En même temps que le travail mécanique surexcite au dernier point le système nerveux, il empêche le jeu varié des muscles et comprime toute activité libre du corps et de l'esprit[118]. La facilité même du travail devient une torture en ce sens que la machine ne délivre pas l'ouvrier du travail mais dépouille le travail de son intérêt. Dans toute production capitaliste en tant qu'elle ne crée pas seulement des choses utiles mais encore de la plus-value, les conditions du travail maîtrisent l'ouvrier, bien loin de lui être soumises, mais c'est le machinisme qui le premier donne à ce renversement une réalité technique. Le moyen de travail converti en automate se dresse devant l'ouvrier pendant le procès de travail même sous forme de capital, de travail mort qui domine et pompe sa force vivante.

La grande industrie mécanique achève enfin, comme nous l'avons déjà indiqué, la séparation entre le travail manuel et les puissances intellectuelles de la production qu'elle transforme en pouvoirs du capital sur le travail. L'habileté de l'ouvrier apparaît chétive devant la science prodigieuse, les énormes forces naturelles, la grandeur du travail social incorporées au système mécanique, qui constituent la puissance du Maître. Dans le cerveau de ce maître, son monopole sur les machines se confond avec l'existence des machines. En cas de conflit avec ses bras il leur jette à la face ces paroles dédaigneuses: "Les ouvriers de fabrique feraient très bien de se souvenir que leur travail est des plus inférieurs; qu'il n'en est pas de plus facile à apprendre et de mieux payé, vu sa qualité, car il suffit du moindre temps et du moindre apprentissage pour y acquérir toute l'adresse voulue. Les machines du maître jouent en fait un rôle bien plus important dans la production que le travail et l'habileté de l'ouvrier qui ne réclament qu'une éducation de six mois, et qu'un simple laboureur peut apprendre[119]."

La subordination technique de l'ouvrier à la marche uniforme du moyen de travail et la composition particulière du travailleur collectif d'individus des deux sexes et de tout âge créent une discipline de caserne, parfaitement élaborée dans le régime de fabrique. Là, le soi-disant travail de surveillance et la division des ouvriers en simples soldats et sous-officiers industriels, sont poussés à leur dernier degré de développement. "La principale difficulté... ne consistait pas autant dans l'invention d'un mécanisme automatique... la difficulté consistait surtout dans la discipline nécessaire, pour faire renoncer les hommes à leurs habitudes irrégulières dans le travail et les identifier avec la régularité invariable du grand automate. Mais inventer et mettre en vigueur avec succès un code de discipline manufacturière convenable aux besoins et à la célérité du système automatique, voilà une entreprise digne d'Hercule, voilà le noble ouvrage d'Arkwright! Même aujourd'hui que ce système est organisé dans toute sa perfection... il est presque impossible, parmi les ouvriers qui ont passé l'âge de puberté..., de lui trouver d'utiles auxiliaires[120]."

Jetant aux orties la division des pouvoirs d'ailleurs si prônée par la bourgeoisie et le système représentatif dont elle raffole, le capitaliste formule en législateur privé et d'après son bon plaisir son pouvoir autocratique sur ses bras dans son code de fabrique. Ce code n'est du reste qu'une caricature de la régulation sociale, telle que l'exigent la coopération en grand, et l'emploi de moyens de travail communs, surtout des machines. Ici, le fouet du conducteur d'esclaves est remplacé par le livre de punitions du contremaître. Toutes ces punitions se résolvent naturellement en amendes et en retenues sur le salaire, et l'esprit retors des Lycurgues de fabrique fait en sorte qu'ils profitent encore plus de la violation que de l'observation de leurs lois[121].

Nous ne nous arrêterons pas ici aux conditions matérielles dans lesquelles le travail de fabrique s'accomplit. Tous les sens sont affectés à la fois par l'élévation artificielle de la température, par une atmosphère imprégnée de particules de matières premières, par le bruit assourdissant des machines, sans parler des dangers encourus au milieu d'un mécanisme terrible vous enveloppant de tous côtés et fournissant, avec la régularité des saisons, son bulletin de mutilations et d'homicides industriels[122]. L'économie des moyens collectifs de travail, activée et mûrie comme en serre chaude par le système de fabrique, devient entre les mains du capital un système de vols commis sur les conditions vitales de l'ouvrier pendant son travail, sur l'espace, l'air, la lumière et les mesures de protection personnelle contre les circonstances dangereuses et insalubres du procès de production, pour ne pas mentionner les arrangements que le confort et la commodité de l'ouvrier réclamaient[123]. Fourier a-t-il donc tort de nommer les fabriques des bagnes mitigés[124]?

 

 

 

 

 

Notes



[1].       Mill aurait dû ajouter "qui ne vit pas du travail d'autrui", car il est certain que les machines ont grandement augmenté le nombre des oisifs ou ce qu'on appelle les gens comme il faut.

[2].       V. par exemple Hutton: Course of mathematics.

[3].       "On peut à ce point de vue tracer une ligne précise de démarcation entre outil et machine: la pelle, le marteau, le ciseau, etc., les vis et les leviers, quel que soit le degré d'art qui s'y trouve atteint, du moment que l'homme est leur seule force motrice, tout cela est compris dans ce que l'on entend par outil. La charrue au contraire mise en mouvement par la force de l'animal, les moulins à vent, à eau, etc., doivent être comptés parmi les machines." (Wilhelm Schulz: Die Bewegung der Produktion. Zurich, 1843, p. 38.) Cet écrit mérite des éloges sous plusieurs rapports.

[4].       On se servait déjà avant lui de machines pour filer, très imparfaites, il est vrai; et c'est en Italie probablement qu'ont paru les premières. Une histoire critique de la technologie ferait voir combien il s'en faut généralement qu'une invention quelconque du XVIIIe siècle appartienne à un seul individu. Il n'existe aucun ouvrage de ce genre. Darwin a attiré l'attention sur l'histoire de la technologie naturelle, c'est-à-dire sur la formation des organes des plantes et des animaux considérés comme moyens de production pour leur vie. L'histoire des organes productifs de l'homme social, base matérielle de toute organisation sociale, ne serait-elle pas digne de semblables recherches? Et ne serait-il pas plus facile de mener cette entreprise à bonne fin, puisque, comme dit Vico, l'histoire de l'homme se distingue de l'histoire de la nature en ce que nous avons fait celle-là et non celle-ci? La technologie met à nu le mode d'action de l'homme vis-à-vis de la nature, le procès de production de sa vie matérielle, et, par conséquent, l'origine des rapports sociaux et des idées ou conceptions intellectuelles qui en découlent. L'histoire de la religion elle-même, si l'on fait abstraction de cette base matérielle, manque de critérium. Il est en effet bien plus facile de trouver par l'analyse, le contenu, le noyau terrestre des conceptions nuageuses des religions, que de faire voir par une voie inverse comment les conditions de la vie réelle revêtent peu à peu une forme éthérée. C'est là la seule méthode matérialiste, par conséquent scientifique. Pour ce qui est du matérialisme abstrait des sciences naturelles, qui ne fait aucun cas du développement historique, ses défauts éclatent dans la manière de voir abstraite et idéologique de ses porte-parole, dès qu'ils se hasardent à faire un pas hors de leur spécialité.

[5].       Dans la première forme mécanique du métier à tisser, on reconnaît au premier coup d'oeil l'ancien métier. Dans sa dernière forme moderne cette analogie a disparu.

[6].       Ce n'est que depuis vingt ans environ qu'un nombre toujours croissant de ces outils mécaniques sont fabriqués mécaniquement en Angleterre, mais dans d'autres ateliers de construction que les charpentes des machines d'opération. Parmi les machines qui servent à la fabrication d'outils mécaniques, on peut citer l'automatique bobbin-making engine, le card-setting engine, les machines à forger les broches des mules et des métiers continus, etc.

[7].       "Tu ne dois pas, dit Moïse d'Égypte, lier les naseaux du bœuf qui bat le grain." Les très pieux et très chrétiens seigneurs germains, pour se conformer aux préceptes bibliques, mettaient un grand carcan circulaire en bois autour du cou du serf employé à moudre, pour l'empêcher de porter la farine à sa bouche avec la main.

[8].       Le manque de cours d'eau vive et la surabondance d'eaux stagnantes forcèrent les Hollandais à user le vent comme force motrice. Ils empruntèrent le moulin à vent à l'Allemagne, on cette invention avait provoqué une belle brouille entre la noblesse, la prêtraille et l'empereur, pour savoir à qui des trois le vent appartenait. L'air asservit l'homme, disait-on en Allemagne, tandis que le vent constituait la liberté de la Hollande et rendait le Hollandais propriétaire de son sol. En 1836, on fut encore obligé d'avoir recours à 12.000 moulins à vent d'une force de 6.000 chevaux, pour empêcher les deux tiers du pays de revenir à l'état marécageux.

[9].       Elle fut, il est vrai, très améliorée par Watt, au moyen de la machine à vapeur dite à simple effet; mais sous cette dernière forme elle resta toujours simple machine à soulever l'eau.

[10].     "La réunion de tous ces instruments simples, mis en mouvement par un moteur unique, forme une machine." (Babbage, 1. c.*)

* P. 136. (N. R.)

[11].     Dans un mémoire "sur les forces employées en agriculture", lu en janvier 1861 à la Society of Arts, M. John C. Morton dit: "Toute amélioration qui a pour résultat de niveler et de rendre uniforme le sol, facilite l'emploi de la machine à vapeur pour la production de simple force mécanique... On ne peut se passer du cheval là où des haies tortueuses et d'autres obstacles empêchent l'action uniforme. Ces obstacles disparaissent chaque jour de plus en plus, Dans les opérations qui exigent plus de volonté que de force, la seule force qui puisse être employée est celle que dirige de minute en minute l'esprit de l'homme, c'est-à-dire la force humaine." M. Morton ramène ensuite la force-vapeur, la force-cheval et la force humaine à l'unité de mesure employée ordinairement pour les machines à vapeur, autrement dit à la force capable d'élever 33.000 livres à la hauteur d'un pied dans une minute, et calcule que les frais du cheval-vapeur appliqué à la machine, sont de 3. d. par heure, ceux du cheval de 5 1/2 d. En outre, le cheval, si on veut l'entretenir en bonne santé, ne peut travailler que huit heures par jour. Sur un terrain cultivé la force-vapeur permet d'économiser pendant toute l'année au moins trois chevaux sur sept, et ses frais ne s'élèvent qu'à ce que les chevaux remplacés coûtent pendant les trois ou quatre mois où ils font leur besogne. Enfin, dans les opérations agricoles où elle peut être employée, la vapeur fonctionne beaucoup mieux que le cheval. Pour faire l'ouvrage de la machine à vapeur, il faudrait 66 hommes à 15 sh. par heure, et pour faire celui des chevaux 32 hommes à 8 sh. par heure.

[12].     Faulhaber, 1625; De Caus, 1688.

[13].     L'invention moderne des turbines fait disparaître bien des obstacles, qui s'opposaient auparavant à l'emploi de l'eau comme force motrice.

[14].     "Dans les premiers jours des manufactures textiles, l'emplacement de la fabrique dépendait de l'existence d'un ruisseau possédant une chute suffisante pour mouvoir une roue hydraulique, et quoique l'établissement des moulins à eau portât le premier coup au système de l'industrie domestique, cependant les moulins situés sur des courants et souvent à des distances considérables les uns des autres, constituaient un système plutôt rural que citadin. Il a fallu que la puissance de la vapeur se substituât à celle de l'eau, pour que les fabriques fussent rassemblées dans les villes et dans les localités où l'eau et le charbon requis pour la production de la vapeur se trouvaient en quantité suffisante. L'engin à vapeur est le père des villes manufacturières." (A. Redgrave, dans Reports of the Insp. of Fact. 30th. april 1860, p. 36.)

[15].     [321ignition] Il s'agit de la société Boulton et Watt, constituée par James Watt et son associé Matthew Boulton en 1775.

[16].     Au point de vue de la division manufacturière, le tissage n'était point un travail simple, mais un travail de métier très compliqué, et c'est pourquoi le métier à tisser mécanique est une machine qui exécute des opérations très variées. En général, c'est une erreur de croire que le machinisme moderne s'empare à l'origine précisément des opérations que la division manufacturière du travail avait simplifiées. Le tissage et le filage furent bien décomposés en genres de travail nouveaux, pendant la période des manufactures; les outils qu'on y employait furent variés et perfectionnés, mais le procès de travail lui-même resta indivis et affaire de métier. Ce n'est pas le travail, mais le moyen de travail qui sert de point de départ à la machine.

[17].     Avant l'époque de la grande industrie, la manufacture de laine était prédominante en Angleterre. C'est elle qui, pendant la première moitié du XVIIIe siècle, donna lieu à la plupart des essais et des expérimentations. Les expériences faites sur la laine profitèrent au coton, dont le maniement mécanique exige des préparations moins pénibles, de même que plus tard et inversement le tissage et le filage mécaniques du coton servirent de base à l'industrie mécanique de la laine. Quelques opérations isolées de la manufacture de laine, par exemple le cardage, n'ont été incorporées que depuis peu au système de fabrique. "L'application de la mécanique au cardage de la laine... pratiquée sur une grande échelle depuis l'introduction de la machine à carder, celle de Lister spécialement... a eu indubitablement pour effet de mettre hors de travail un grand nombre d'ouvriers. Auparavant la laine était cardée à la main, le plus souvent dans l'habitation du cardeur. Elle est maintenant cardée dans la fabrique, et le travail à la main est supprimé, excepté dans quelques genres d'ouvrages particuliers où la laine cardée à la main est encore préférée. Nombre de cardeurs à la main trouvent de l'emploi dans les fabriques; mais leurs produits sont si peu de chose comparativement à ceux que fournit la machine, qu'il ne peut plus être question d'employer ces ouvriers en grande proportion." (Rep. of Insp. of Fact, for 31st. oct. 1856, p. 16.)

[18].     "Le principe du système automatique est donc... de remplacer la division du travail parmi les artisans, par l'analyse du procédé dans ses principes constituants." (Ure 1. c., t. I, p. 30.)

[19].     Support rotatoire à coulisse ou à chariot. (N. R.)

[20].     Le métier à tisser mécanique dans sa première forme se compose principalement de bois; le métier moderne perfectionné est en fer. Pour juger combien à l'origine la vieille forme du moyen de production influe sur la forme nouvelle, il suffit de comparer superficiellement le métier moderne avec l'ancien, les souffleries modernes dans les fonderies de fer avec la première reproduction mécanique de lourde allure du soufflet ordinaire, et mieux encore, de se rappeler qu'une des premières locomotives essayées avait deux pieds qu'elle levait l'un après l'autre, comme un cheval. Il faut une longue expérience pratique et une science plus avancée, pour que la forme arrive à être déterminée complètement par le principe mécanique, et par suite complètement émancipée de la forme traditionnelle de l'outil.

[21].     Le cottongin du Yankee Eli Whitney avait subi jusqu'à nos jours moins de modifications essentielles que n'importe quelle autre machine du XVIIIe siècle. Mais depuis une vingtaine d'années un autre Américain, M. Emery, d'Albany (New York), au moyen d'un perfectionnement aussi simple qu'efficace, a fait mettre la machine de Whitney au rebut.

[22].     Voir p. 66, note 2 (N. R.) [321ignition: Cf. note 19]

[23].     The Industry of Nations; Lond., 1855, part. II, p. 239. "Si simple et si peu important, y est-il dit, que puisse sembler extérieurement cet accessoire du tour, on n'affirme rien de trop en soutenant que son influence sur le perfectionnement et l'extension donnée au machinisme a été aussi grande que l'influence des améliorations apportées par Watt à la machine à vapeur. Son introduction a eu pour effet de perfectionner toutes les machines, d'en faire baisser le prix et de stimuler l'esprit d'invention."

[24].     Une de ces machines employée à Londres pour forger des paddle-wheel shafts* porte le nom de "Thor". Elle forge un shaft d'un poids de 16 1/2 tonnes avec la même facilité qu'un forgeron un fer à cheval.

* Arbres de roues à palettes. (N. R.)

[25].     Les machines qui travaillent dans le bois et peuvent aussi être employées dans des travaux d'artisan, sont la plupart d'invention américaine.

[26].     La science ne coûte en général absolument rien au capitaliste, ce qui ne l'empêche pas de l'exploiter. La science d'autrui est incorporée au capital tout comme le travail d'autrui. Or appropriation "capitaliste" et appropriation personnelle, soit de la science, soit de la richesse, sont choses complètement étrangères l'une à l'autre. Le Dr Ure lui-même déplore l'ignorance grossière de la mécanique qui caractérise ses chers fabricants exploiteurs de machines savantes*. Quant à l'ignorance en chimie des fabricants de produits chimiques, Liebig en cite des exemples à faire dresser les cheveux.

* T. I, p. 50. (N. R.)

[27].     Ricardo porte parfois son attention si exclusivement sur cet effet des machines (dont il ne se rend d'ailleurs pas plus compte que de la différence générale entre le procès de travail et le procès de formation de la plus-value) qu'il oublie la portion de valeur transmise par les machines au produit, et les met sur le même pied que les forces naturelles. "Adam Smith, dit-il par exemple, ne prise jamais trop bas les services que nous rendent les machines et les forces naturelles; mais il distingue très exactement la nature de la valeur qu'elles ajoutent aux utilités... comme elles accomplissent leur oeuvre gratuitement, l'assistance qu'elles nous procurent n'ajoute rien à la valeur d'échange." (Ric., 1. c.*, p. 336, 337.) L'observation de Ricardo est naturellement très juste si on l'applique à J. B. Say, qui se figure que les machines rendent le "service" de créer une valeur qui forme une part du profit du capitaliste.

[28].     3e éd. allemande du Capital: Une "force de cheval" équivaut à la force de 33.000 pieds-livres, à la minute, c'est-à-dire à la force qui soulève en une minute, d'un pied (anglais) 33.000 livres, ou de 33.000 pieds, une livre. C'est ce qu'on entend ici par force de cheval. Dans la langue commerciale courante, et de même dans certaines citations de ce livre, on distingue, pour une même machine, entre la force de cheval "nominale" et la force de cheval "commerciale" ou "indiquée". La force de cheval ancienne ou nominale est calculée exclusivement d'après la longueur de la course du piston et le diamètre du cylindre, et ne tient aucun compte de la pression de la vapeur ou de la vitesse du piston. De fait, elle énonce ceci: cette machine à vapeur serait de cinquante forces de cheval, avec la même faible pression de vapeur, avec la même vitesse réduite du piston que du temps de Boulton et de Watt. Mais, depuis lors, ces deux facteurs ont considérablement augmenté! Aujourd'hui, pour vraiment mesurer la force mécanique fournie par une machine, on a inventé l'indicateur, qui enregistre la pression de la vapeur. La vitesse du piston est facile à établir. C'est ainsi que la mesure de la force de cheval "commerciale" ou "indiquée" d'une machine est une formule mathématique, qui comprend à la fois le diamètre du cylindre, la longueur de la course du piston, la vitesse du piston et la pression de la vapeur, et qui indique le multiple de 33.000 pieds-livres que la machine fournit réellement par minute. Une force de cheval nominale peut donc en réalité fournir trois, quatre et même cinq forces de cheval "indiquées" ou " réelles". ‑ Cette remarque servira à expliquer certaines citations qu'on trouvera plus tard. (F. E.)

[29].     Métier continu (N. R.)

[30].     Un inch vaut 2,54 centimètres (N. R.)

[31].     Le lecteur imbu de la manière de voir capitaliste, doit s'étonner naturellement qu'il ne soit pas ici question de "l'intérêt" que la machine ajoute au produit au prorata de sa valeur-capital. Il est facile de comprendre cependant, que la machine, attendu qu'elle ne produit pas plus de valeur nouvelle que n'importe quelle autre partie du capital constant, ne peut en ajouter aucune sous le nom "d'intérêt". Nous expliquerons dans le troisième livre de cet ouvrage le mode de comptabilité capitaliste, lequel semble absurde au premier abord et en contradiction avec les lois de la formation de la valeur.

[32].     Cette portion de valeur ajoutée par la machine diminue absolument et relativement, là où elle supprime des chevaux et en général des animaux de travail, qu'on n'emploie que comme forces motrices. Descartes, en définissant les animaux de simples machines*, partageait le point de vue de la période manufacturière, bien différent de celui du moyen âge défendu depuis par de Haller dans sa Restauration des sciences politiques, et d'après lequel l'animal est l'aide et le compagnon de l'homme. Il est hors de doute que Descartes, aussi bien que Bacon, croyait qu'un changement dans la méthode de penser amènerait un changement dans le mode de produire, et la domination pratique de l'homme sur la nature. On lit dans son Discours de la méthode: "Il est possible (au moyen de la méthode nouvelle) de parvenir à des connaissances fort utiles à la vie, et qu'au lieu de cette philosophie spéculative qu'on enseigne dans les écoles, on en peut trouver une pratique, par laquelle, connaissant la force et les actions du feu, de l'eau, de l'air, des astres, et de tous les autres corps qui nous environnent, aussi distinctement que nous connaissons les divers métiers de nos artisans, nous les pourrions employer en même façon à tous les usages auxquels ils sont propres, et ainsi nous rendre comme maîtres et possesseurs de la nature, etc., contribuer au perfectionnement de la vie humaine**." Dans la préface des Discourses upon Trade, de Sir Dudley North (1691), il est dit que la méthode de Descartes appliquée à l'économie politique, a commencé de la délivrer des vieilles superstitions et des vieux contes débités sur l'argent, le commerce, etc. La plupart des économistes anglais de ce temps se rattachaient cependant à la philosophie de Bacon et de Hobbes, tandis que Locke est devenu plus tard le philosophe de l'économie politique par excellence pour l'Angleterre, la France et l'Italie.

Discours de la méthode, 5e partie (N. R.)

** Ibidem, 6e partie (N. R.)

[33].     D'après un compte rendu annuel de la Chambre de commerce d'Essen (octobre 1863), la fabrique d'acier fondu de Krupp, employant 161 fourneaux de forge, de fours à rougir les métaux et de fours à ciment, 32 machines à vapeur (c'était à peu près le nombre des machines employées à Manchester en 1800) et 14 marteaux à vapeur qui représentent ensemble 1.236 chevaux, 49 chaufferies, 203 machines-outils, et environ 2.400 ouvriers, a produit treize millions de livres d'acier fondu. Cela ne fait pas encore 2 ouvriers par cheval.

[34].     Babbage calcule qu'à Java le filage à lui seul ajoute environ 117 % à la valeur du coton, taudis qu'en Angleterre, à la même époque (1832), la valeur totale ajoutée au coton par la machine et le filage, se montait environ à 33 % de la valeur de la matière première. (On the Economy of Machinery*.)

* P. 165‑166. (N. R.)

[35].     L'impression à la machine permet en outre d'économiser la couleur.

[36].     Comp. Paper read by Dr Watson, Reporter on Products to the Government of lndia, before the Society of Arts, 17th. april 1860.

[37].     "Ces agents muets (les machines) sont toujours le produit d'un travail beaucoup moindre que celui qu'ils déplacent, lors même qu'ils sont de la même valeur monétaire." (Ricardo, l. c., p. 40.)

[38].     "Ce n'est que par nécessité que les maîtres retiennent deux séries d'enfants au-dessous de 13 ans... En fait, une classe de manufacturiers, les filateurs de laine, emploient rarement des enfants au-dessous de 13 ans, c'est-à-dire des demi-temps. Ils ont introduit des machines nouvelles et perfectionnées de diverses espèces, qui leur permettent de s'en passer. Pour donner un exemple de cette diminution dans le nombre des enfants, je mentionnerai un procès de travail dans lequel, grâce à l'addition aux machines existantes d'un appareil appelé piercing machine*, le travail de six ou de quatre demi-temps, suivant la particularité de chaque machine, peut être exécuté par une jeune personne [au-dessus de treize ans]... C'est le système des demi-temps qui a suggéré l'invention de la piecing machine." (Reports of Insp. of Fact. for 31st oct. 1858.)

* Machine à retordre. (N. R.)

[39].     Les mots "et supprima ces mariages capitalistes" ne se trouvent pas dans l'édition allemande. (N. R.)

[40].     "Il arrive souvent que la machine ne peut être employée à moins que le travail [il veut dire le salaire] s'élève." (Ricardo l. c., p. 479.)

[41].     Cf.: Report of the Social Science Congress at Edinburgh. October 1863.

[42].     Le docteur Edward Smith, pendant la crise cotonnière qui accompagna la guerre civile américaine, fut envoyé par le gouvernement anglais dans le Lancashire, le Cheshire, etc., pour faire un rapport sur l'état de santé des travailleurs. On lit dans ce rapport: "Au point de vue hygiénique, et abstraction faite de la délivrance de l'ouvrier de l'atmosphère de la fabrique, la crise présente divers avantages. Les femmes des ouvriers ont maintenant assez de loisir pour pouvoir offrir le sein à leurs nourrissons au lieu de les empoisonner avec le Cordial de Godfrey*. Elles ont aussi trouvé le temps d'apprendre à faire la cuisine." Malheureusement elles acquirent ce talent culinaire au moment où elles n'avaient rien à manger, mais on voit comment le capital en vue de son propre accroissement avait usurpé le travail que nécessite la consommation de la famille. La crise a été aussi utilisée dans quelques écoles pour enseigner la couture aux ouvrières. Il a donc fallu une révolution américaine et une crise universelle pour que des ouvrières qui filent pour le monde entier apprissent à coudre.

* [321ignition] "Godfrey's Cordial", aussi appelé "Mother's Friend", était un médicament utilisé en Angleterre et aux USA à partir de la fin du 18e siècle et pendant une bonne partie du 19e siècle. Il était administré fréquemment et en général sans prescription médicale à des enfants, pour des symptômes divers et variés. Il contenait de l'opium.

[43].     "L'accroissement numérique des travailleurs a été considérable par suite de la substitution croissante des femmes aux hommes et surtout des enfants aux adultes. Un homme d'âge mûr dont le salaire variait de 18 à 45 sh. par semaine est maintenant remplacé par 3 petites filles de 13 ans payées de 6 à 8 shillings." (Th. de Quincey: The Logic of Politic Econ. Lond. 1844. Note de la p. 147.) Comme certaines fonctions de la famille, telles que le soin et l'allaitement des enfants, ne peuvent être tout à fait supprimées, les mères de famille confisquées par le capital sont plus ou moins forcées de louer des remplaçantes. Les travaux domestiques, tels que la couture, le raccommodage, etc., doivent être remplacés par des marchandises toutes faites. À la dépense amoindrie en travail domestique correspond une augmentation de dépense en argent. Les frais de la famille du travailleur croissent par conséquent et balancent le surplus de la recette. Ajoutons à cela qu'il y devient impossible de préparer et de consommer les subsistances avec économie et discernement. Sur tous ces faits passés sous silence par l'économie politique officielle on trouve de riches renseignements dans les rapports des inspecteurs de fabrique, de la Children's Employment Commission de même que dans les Reports on Public Health.

[44].     En contraste avec ce grand fait que ce sont les ouvriers mâles qui ont forcé le capital à diminuer le travail des femmes et des enfants dans les fabriques anglaises, les rapports les plus récents de la Children's Employment Commission contiennent des traits réellement révoltants sur les procédés esclavagistes de certains parents dans le trafic sordide de leurs enfants. Mais comme on peut le voir par ces rapports, le pharisien capitaliste dénonce lui-même la bestialité qu'il a créée, qu'il éternise et exploite et qu'il a baptisée du nom de Liberté du travail. "Le travail des enfants a été appelé en aide... même pour payer leur pain quotidien; sans force pour supporter un labeur si disproportionné, sans instruction pour diriger leur vie dans l'avenir, ils ont été jetés dans une situation physiquement et moralement souillée. L'historien juif, à propos de la destruction de Jérusalem par Titus, a donné à entendre qu'il n'était pas étonnant qu'elle eût subi une destruction si terrible, puisqu'une mère inhumaine avait sacrifie son propre fils pour apaiser les tourments d'une faim irrésistible." (Public Economy concentrated, Carlisle, 1833, p. 56). Dans le Bulletin de la Société industrielle de Mulhouse (31 mai 1837)*, le docteur Penot** dit: "La misère engendre quelquefois chez les pères de famille un odieux esprit de spéculation sur leurs enfants, et des chefs d'établissement sont souvent sollicités pour recevoir dans leurs ateliers des enfants au-dessous de l'âge même où on les admet ordinairement."

* N° 50, p. 482, note 1. (N. R.)

** Dans le rapport de la commission chargée d'examiner la question relative à l'emploi des enfants dans les filatures de coton.

[45].     A. Redgrave dans Reports of Insp. of Fact. for 31st oct. 1858, p. 41.

[46].     Children's Employment Commission. Cf. Report. Lond., 1866, p. 81, n. 31.

4e éd. allemande du Capital: L'industrie de la soie, à Bethnal Green, est aujourd'hui presqu'anéantie. (F. E.)

[47].     Child. Employm. Comm. III Report. Lond., 1864, p. 53, n. 15.

[48].     L. c. V Report., p. 22, n. 137.

[49].     Sixth Report on Public Health. Lond., 1864, p. 34.

Dans les villes ouvrières en France la mortalité des enfants d'ouvriers au-dessous d'un an est de 20 à 22 % (chiffre de Roubaix). À Mulhouse, elle a atteint 33 % en 1863. Elle y dépasse toujours 30 %.

Dans un travail présenté à l'Académie de médecine, M. Devilliers, établit que la mortalité des enfants des familles aisées étant de 10 %, celle des enfants d'ouvriers tisseurs est au minimum de 35 %. (Discours de M. Boudet à l'Académie de médecine, séance du 27 novembre 1866*.) Dans son 28e Bulletin, la Société industrielle de Mulhouse ‑constate le "dépérissement effrayant de la classe ouvrière"**.

* P. 268 (N. R.)

** P. 350 (N. R.)

[50].     "Elle [l'enquête de 1861...] a démontré que d'une part, dans les circonstances que nous venons de décrire, les enfants périssent par suite de la négligence et du dérèglement qui résultent des occupations de leurs mères, et, d'autre part, que les mères elles-mêmes deviennent de plus en plus dénaturées; à tel point qu'elles ne se troublent plus de la mort de leurs enfants, et quelquefois même... prennent des mesures directes pour assurer cette mort." (l. c.)

[51].     L. c., p. 454.

[52].     L. c., p. 454‑463, Report by Dr. Henry Julian Humer on the excessive mortality of infants in some rural districts of England.

[53].     L. c., p. 35 et p. 455, 456.

[54].     L. c., p. 456.

[55].     La consommation de l'opium se propage chaque jour parmi les travailleurs adultes et les ouvrières dans les districts agricoles comme dans les districts manufacturiers. "Pousser à la vente des opiats..., tel est l'objet des efforts de plus d'un marchand en gros. Pour les droguistes c'est l'article principal" (l. c., p. 459). Les nourrissons qui absorbaient des opiats "devenaient rabougris comme de vieux petits hommes ou se ratatinaient à l'état de petits singes." (L. c., p. 460.) Voilà la terrible vengeance que l'Inde et la Chine tirent de l'Angleterre.

[56].     L. c., p .37.

[57].     Reports of Insp. of Fact.for 31st oct. 1862, p. 59. Cet inspecteur de fabrique était médecin.

[58].     Leonhard Horner, dans Reports of Insp. of Fact. for 30th June 1857, p. 17.

[59].     Eh oui! un peu (N. R.)

[60].     Id. dans Rep. of. Fact. for 31st Oct. 1855, p. 18, 19.

[61].     Sir John Kincaid dans Rep. of Insp. of Fact. for 31st. oct. 1858, p. 31, 32.

[62].     Leonhard Horner, dans Reports, etc., for 30th April, p. 17‑18.

[63].     Sir John Kincaid dans Reports of Insp. of Fact. for 31st. October 1856, p. 56.

Les notes 62 et 63  ont été corrigées d'après l'édition russe Imel. (N. R.)

[64].     A. Redgrave dans Reports of Insp. of Fact. for 31st October 1857*, p. 41, 42. Dans les branches de l'industrie anglaise où règne depuis assez longtemps la loi des fabriques proprement dite (qu'il ne faut pas confondre avec le Print Works Act), les obstacles que rencontraient les articles sur l'instruction ont été surmontés dans une certaine mesure. Quant aux industries non soumises à la loi, la manière de voir qui y prédomine est celle exprimée par le fabricant verrier J. Geddes devant le commissaire d'enquête de M. White: "Autant que je puis en juger, le supplément d'instruction accordé à une partie de la classe ouvrière dans ces dernières années est un mal. Il est surtout dangereux, en ce qu'il la rend trop indépendante." (Children's Empl. Commission. IV Report. London. 1865, p. 253.)

* Date donnée par l'éd. russe Imel. (N. R.)

[65].     "M. E. ... fabricant m'a fait savoir qu'il emploie exclusivement des femmes à ses métiers mécaniques; il donne la préférence aux femmes mariées; surtout à celles qui ont une famille nombreuse; elles sont plus attentives et plus disciplinables que les femmes non mariées, et de plus sont forcées de travailler jusqu'à extinction pour se procurer les moyens de subsistance nécessaires. C'est ainsi que les vertus qui caractérisent le mieux la femme tournent à son préjudice. Ce qu'il y a de tendresse et de moralité dans sa nature devient l'instrument de son esclavage et de sa misère." (Ten Hours' Factory Bill, The speech of Lord Ashley, London * 1844, p. 20.)

* 15th March. (N. R.)

[66].     "Depuis l'introduction en grand de machines coûteuses, on a voulu arracher par force à la nature humaine beaucoup plus qu'elle ne pouvait donner." (Robert Owen: Observations on the effects of the manufacturing system. 2° éd., London 1817.)*

* P. 16. (N. R.)

[67].     Les Anglais qui aiment à confondre la raison d'être d'un fait social avec les circonstances historiques dans lesquelles il s'est présente originairement, se figurent souvent qu'il ne faut pas chercher la cause des longues heures de travail des fabriques ailleurs que dans l'énorme vol d'enfants, commis dès l'origine du système mécanique par le capital, à la façon d'Hérode sur les maisons de pauvres et d'orphelins, vol par lequel il s'est incorporé un matériel humain dépourvu de toute volonté. "Évidemment, dit par exemple Fielden, un fabricant anglais, les longues heures de travail ont pour origine cette circonstance que le nombre d'enfants fournis par les différentes parties du pays a été si considérable, que les maîtres se sentant indépendants, ont une bonne fois établi la coutume au moyen du misérable matériel qu'ils s'étaient procuré par cette voie, et ont pu ensuite l'imposer à leurs voisins avec la plus grande facilite." (J. Fielden: The Curse of the Factory system, London, 1836*.) Pour ce qui est du travail des femmes, l'inspecteur des fabriques Saunders, dit dans son rapport de 1844: "Parmi les ouvrières il y a des femmes qui sont occupées de 6 heures du matin à minuit pendant plusieurs semaines de suite, à peu de jours près, avec 2 heures pour les repas, de sorte que pour 5 jours de la semaine, sur les 24 heures de la journée, il ne leur en reste que 6 pour aller chez elles, s'y reposer et en revenir."

* P. 11 (N. R.)

[68].     On connaît "le dommage que cause l'inaction des machines à des pièces de métal mobiles et délicates." (Ure, l. c., t. II, p. 8.)

[69].     Le Manchester Spinner, déjà cité (Times, 26 nov. 1862): "Cela [c'est-à-dire l'allocation pour la détérioration des machines] a pour but de couvrir la perte qui résulte constamment du remplacement des machines, avant qu'elles soient usées, par d'autres de construction nouvelle et meilleure."

[70].     "On estime en gros qu'il faut cinq fois autant de dépense pour construire une seule machine d'après un nouveau modèle, que pour reconstruire la même machine sur le même modèle." (Babbage, l. c., p. 349*.)

On the Economy of Machinery, London, 1832. (N. R.)

[71].     "Depuis quelques années il a été apporté à la fabrication des tulles des améliorations si importantes et si nombreuses, qu'une machine bien conservée, du prix de 1.200 livres st., a été vendue quelques années plus tard 60 livres st.... Les améliorations se sont succédé avec tant de rapidité que des machines sont restées inachevées dans les mains de leurs constructeurs, mises au rebut par suite de l'invention de machines meilleures." Dans cette période d'activité dévorante, les fabricants de tulle prolongèrent naturellement le temps de travail de 8 heures à 24 heures en employant le double d'ouvriers.*

* L. c., p. 233. (N. R.)

[72].     "Il est évident que dans le flux et reflux du marché et parmi les expansions et contractions alternatives de la demande, il se présente constamment des occasions dans lesquelles le manufacturier peut employer un capital flottant additionnel sans employer un capital fixe additionnel... si des quantités supplémentaires de matières premières peuvent être travaillées sans avoir recours à une dépense supplémentaire pour bâtiments et machines." (R. Torrens: On wages and combination. Lond., 1834, p. 64.)

[73].     Cette circonstance n'est ici mentionnée que pour rendre l'exposé plus complet, car ce n'est que dans le troisième livre de cet ouvrage que je traiterai la question du taux du profit, c'est-à-dire le rapport de la plus-value au total du capital avancé.

[74].     Chiffre rétablie d'après les Éd. Imel. (N. R.)

[75].     Senior: Letters on the Factory Act. Lond., 1837, p. 13, 14.

[76].     "La grande proportion du capital fixe au capital circulant... rend désirables les longues heures de travail." À mesure que le machinisme se développe etc. "les motifs de prolonger les heures de travail deviennent de plus en plus grands, car c'est le seul moyen de rendre profitable une grande proportion du capital fixe". (Senior, l. c., p. 11-14.) "Il y a dans une fabrique différentes dépenses qui restent constantes, que la fabrique travaille plus ou moins de temps, par exemple la rente pour les bâtiments, les contributions locales et générales l'assurance contre l'incendie, le salaire des ouvriers qui restent là en permanence, les frais de détérioration des machines, et une multitude d'autres charges dont la proportion vis-à-vis du profit croit dans le même rapport que l'étendue de la production augmente." (Reports of the lnsp. of Fact. for 31st Oct. 1862, p. 19.)

[77].     On verra dans les premiers chapitres du livre III, pourquoi ni le capitaliste, ni l'économie politique, qui partage sa manière de voir, n'ont conscience de cette contradiction.

[78].     Sismondi et Ricardo ont le mérite d'avoir compris que la machine est un moyen de produire non seulement des marchandises, mais encore la surpopulation (redundant population).

[79].     F. Biese: Die Philosophie des Aristoteles, Berlin, 1842, t. II, p. 408.

[80].     "Épargnez le bras qui fait tourner la meule, ô meunières, et dormez paisiblement! Que le coq vous avertisse en vain qu'il fait jour! Dao a imposé aux nymphes le travail des filles et les voilà qui sautillent allégrement sur la roue et voilà que l'essieu ébranlé roule avec ses rais, faisant tourner le poids de la pierre roulante. Vivons de la vie de nos pères et oisifs, réjouissons-nous des dons que la déesse accorde." (Antipatros.)*

* Cité dans l'éd. allemande du Capital d'après la traduction allemande de Stolberg: Gedichte aus dem Griechischen übersetzt von Christain, Graf zu Stolberg, Hamburg, 1782. Marx écrit à ce sujet: "Je donne ici la traduction du poème d'après Stolberg, parce que ce poème, comme les citations qui précèdent concernant la division du travail, caractérise l'opposition qu'il y a entre la conception antique et la moderne." (N. R.)

[81].     Par le mot intensification nous désignons les procédés qui rendent le travail plus intense.

[82].     Différents genres de travail réclament souvent par leur nature même différents degrés d'intensité et il se peut, ainsi que l'a déjà démontré Adam Smith, que ces différences se compensent par d'autres qualités particulières à chaque besogne. Mais comme mesure de la valeur, le temps de travail n'est affecté que dans les cas où la grandeur extensive du travail et son degré d'intensité constituent deux expressions de la même quantité qui s'excluent mutuellement.

[83].     Cf.: Reports of Insp. of Fact. for 31st Oct. 1865.

[84].     L'éd. allemande du Capital donne le texte original anglais: the extent of vigilance and attention on the part of the workmen. (N. R.)

[85].     Reports of Insp. of Fact. for 1844 and the quarter ending 30th April 1845, p. 20, 21.

[86].     L. c., p. 19. Comme chaque mètre fourni était payé aux ouvriers au même taux qu'auparavant, le montant de leur salaire hebdomadaire dépendait du nombre de mètres tissés.

[87].     L. c., p. 20.

[88].     L. c. p. 21. L'élément moral joua un grand rôle dans ces expériences. "Nous travaillons avec plus d'entrain", dirent les ouvriers à l'inspecteur de la fabrique, "nous avons devant nous la perspective de partir de meilleure heure et une joyeuse ardeur au travail anime la fabrique depuis le plus jeune jusqu'au plus vieux, de sorte que nous pouvons nous aider considérablement les uns les autres."

[89].     John Fielden, l. c., p. 32.*

The Curse of the Factory System, Lond., 1836. (N. R.)

[90].     Les mules que l'ouvrier doit suivre avancent et reculent alternativement; quand elles avancent, les écheveaux sont étirés en fils allongés. Le rattacheur doit saisir le moment où le chariot est proche du porte-système pour rattacher des filés cassés ou casser des filés mal venus. Les calculs cités par Lord Ashley étaient faits par un mathématicien qu'il avait envoyé à Manchester dans ce but.

[91].     Extensions du bras. (N. R.)

[92].     Il s'agit d'un fileur qui travaille à la fois à deux mules se faisant vis-à-vis.

[93].     Coups de la navette. (N. R.)

[94].     Lord Ashley, l. c.,* passim**.

* P. 6, 9. (N. R.)

** The Ten Hours' Factory Bill. Speech of the 15th March, London, 1844.

[95].     Reports of Insp. of Fact.*, p. 20.

For quarter ending 30th September 1844, and from 1st October 1844 to 30th April 1845. (N. R.)

[96].     L. c., p. 22.

[97].     Rep. of Insp. of Fact. for 31st Oct. 1862, p. 62.

[98].     Il n'en est plus de même à partir du Parliamentary Return* de 1862. Ici la force-cheval réelle des machines et des roues hydrauliques modernes remplace la force nominale**. Les broches pour le tordage ne sont plus confondues avec les broches proprement dites (comme dans les Returns de 1839, 1850 et 1856); en outre, on donne pour les fabriques de laine le nombre des gigs***; une séparation est introduite entre les fabriques de jute et de chanvre, d'une part, et celles de lin, de l'autre, enfin la bonneterie est pour la première fois mentionnée dans le rapport.

* Rapport publié par le Parlement. (N. R.)

** 4e éd. allemande du Capital: voir note de F. E., note 28. (N. R.)

*** Laineuses mécaniques. (N. R.)

[99].     Reports of Insp. of Fact. for 31st Oct. 1856, p. 14, 20.

[100].   L. c., p. 14, 15.

[101].   L. c., p. 20.

[102].   Reports, etc., for 31st Oct. 1858, p. 9, 10. Comp. Reports, etc., for 30th April 1860, p. 30 et suiv.

[103].   Par an, ajouté par nous d'après l'édition russe. (N. R.)

[104].   Par an, ajouté par nous d'après l'édition russe. (N. R.)

[105].   Reports of Insp. of Fact. for 31st Oct. 1862, p. 129, 100, 103 et 130.*

* La numérotation des pages des Reports a été rectifiée d'après l'éd. russe Imel. (N. R.)

[106].   Avec le métier à vapeur moderne un tisserand fabrique aujourd'hui, en travaillant sur deux métiers, 60 heures par semaine, 26 pièces d'une espèce particulière de longueur et largeur données, tandis que sur l'ancien métier à vapeur il n'en pouvait fabriquer que 4. Les frais d'une pièce semblable étaient déjà tombés au commencement de 1850 de 3 fr. 40 à 52 cent.

"Il y a 30 ans [1841], on faisait surveiller par un fileur et deux aides dans les fabriques de coton une paire de mules avec 300 à 324 broches. Aujourd'hui, le fileur avec cinq aides doit surveiller des mules dont le nombre de broches est de 2.200 et qui produisent pour le moins sept fois autant de filés qu'en 1841." (Alexandre Redgrave, inspecteur de fabrique, dans le Journal of the Society of Arts, January 5, 1872.)

[107].   Rep., etc., 31st Oct. 1861, p. 25, 26.

[108].   L'agitation des huit heures commença en 1867 dans le Lancashire parmi les ouvriers de fabrique.

[109].   Les quelques chiffres suivants mettent sous les yeux le progrès des fabriques proprement dites dans le Royaume-Uni depuis 1848:

 

Désignation

Quantité exportée

1848

1851

1860

1865

Fabrique de coton

 

 

 

 

Coton filé (en livres)

135.831.162

143.966.106

197.345.655

103.751.455

Fil à coudre (en livres)

4.392.176

6.297.554

4.648.611

Tissus de coton (en yards)

1.091.373.930

1.543.161.789

2.776.218.427

2.015.237.851

Fabrique de lin et de chanvre

 

 

 

 

Filé (en livres)

11.722.182

18.841.326

31.210.612

36.777.334

Tissus (en yards)

88.901.519

129.106.753

143.996.773

247.012.329

Fabrique de soie

 

 

 

 

Filé de différentes sortes (en livres)

(*) 466.825

462.513

897.402

812.589

Tissus (en yards)

1.181.455

1.307.293

2.869.837

Fabrique de laine

 

 

 

 

Laine filée (en livres)

14.670.880

27.533.968

31.669.267

Tissus (en yards)

151.231.153

190.037.537

278.837.418

 

* [1846]

note: (1 yard = 0,914m)

 

Désignation

Valeur exportée (en livres sterl.)

1848

1851

1860

1865

Fabrique de coton

 

 

 

 

Coton filé (en livres)

5.927.831

6.634.026

9.870.875

10.351.049

Tissus de coton (en yards)

16.753.369

23.454.810

42.141.505

46.903.796

Fabrique de lin et de chanvre

 

 

 

 

Filé (en livres)

493.449

951.426

1.801.272

2.505.497

Tissus (en yards)

2.802.789

4.107.396

4.804.803

9.155.358

Fabrique de soie

 

 

 

 

Filé de différentes sortes (en livres)

77.789

196.380

826.107

768.064

Tissus (en yards)

 

1.130.398

1.587.303

1.409.221

Fabrique de laine

 

 

 

 

Laine filée (en livres)

776.975

1.484.544

3.843.450

5.424.047

Tissus (en yards)

 

 

 

 

 

(Cf. les livres bleus: Statistical Abstract for the United Kingdom, ° 8 et n° 13; Lond., 1861 et 1866.)*

Dans le Lancashire le nombre des fabriques s'est accru entre 1839 et 1850 seulement de 4 %, entre 1850 et 1856 de 19 %, entre 1856 et 1862 de 33 %, tandis que dans les deux périodes de onze ans le nombre des personnes employées a grandi absolument et diminué relativement, c'est-à-dire comparé à la production et au nombre des machines. Comp. Rep. of Insp. of Fact. for 31st Oct. 1862, p. 63. Dans le Lancashire, c'est la fabrique de coton qui prédomine. Pour se rendre compte de la place proportionnelle qu'elle occupe dans la fabrication des filés et des tissus en général, il suffit de savoir qu'elle comprend 45,2 % de toutes les fabriques de ce genre en Angleterre, en Écosse et en Irlande, 83,3 % de toutes les broches du Royaume-Uni, 81,4 % pour cent de tous les métiers à vapeur, 72,6 % de toute la force motrice et 58,2 % du nombre total des personnes employées (l. c., p. 62, 63.)

* Les chiffres de ces deux tableaux ont été corrigés d'après l'éd. russe Imel. (N. R.)

[110].   Ure, t. I. l.c., p. 19‑20, 26.

[111].   L. c., p. 30‑31. Voir aussi: Karl Marx, l. c., p. 140, 141.*

Misère de la philosophie, p. 113. Éditions sociales 1946. Voir aussi: Oeuvres complètes de Marx et d'Engels publiées par l'Institut Marx-Engels-Lénine de Moscou, 1re partie, t. VI, p. 201. (N. R.)

[112].   La législation de fabrique anglaise exclut expressément de son cercle d'action les travailleurs mentionnés les derniers dans le texte comme n'étant pas des ouvriers de fabrique; mais les Returns publiés par le Parlement comprennent expressément aussi dans la catégorie des ouvriers de fabrique non seulement les ingénieurs, les mécaniciens, etc., mais encore les directeurs, les commis, les inspecteurs de dépôts, les garçons qui font les courses, les emballeurs, etc.; en un mot tous les gens à l'exception du fabricant ‑ tout cela pour grossir le nombre apparent des ouvriers occupés par les machines.

[113].   Ure en convient lui-même. Après avoir dit que les ouvriers, en cas d'urgence, peuvent passer d'une machine à l'autre, à la volonté du directeur, il s'écrie d'un ton de triomphe: "De telles mutations sont en contradiction ouverte avec l'ancienne routine, qui divise le travail, et assigne à tel ouvrier la tâche de façonner la tête d'une épingle, et à un autre celle d'en aiguiser la pointe." Il aurait du bien plutôt se demander pourquoi dans la fabrique automatique cette "ancienne routine" n'est abandonnée qu'en "cas d'urgence".

[114].   En cas d'urgence, comme par exemple pendant la guerre civile américaine, l'ouvrier de fabrique est employé par le bourgeois aux travaux les plus grossiers, tels que construction de routes, etc. Les ateliers nationaux anglais de 1862 et des années suivantes pour les ouvriers de fabrique en chômage se distinguent des ateliers nationaux français de 1848 en ce que dans ceux-ci, les ouvriers avaient à exécuter des travaux improductifs aux frais de l'État, tandis que dans ceux-là, ils exécutaient des travaux productifs au bénéfice des municipalités et, de plus, à meilleur marché que les ouvriers réguliers, avec lesquels on les mettait ainsi en concurrence. "L'apparence physique des ouvriers des fabriques de coton s'est améliorée. J'attribue cela... pour ce qui est des hommes ,à ce qu'ils sont employés à l'air libre à des travaux publics." (Il s'agit ici des ouvriers de Preston que l'on faisait travailler à l'assainissement des marais de cette ville.) (Rep. of Insp. of Fact. oct. 1865, p.59.)

[115].   Exemple: Les nombreux appareils mécaniques qui ont été introduits dans la fabrique de laine depuis la loi de 1844 pour remplacer le travail des enfants. Dès que les enfants des fabricants eux-mêmes auront à faire leur école comme manœuvres, cette partie à peine encore explorée de la mécanique prendra aussitôt un merveilleux essor.

"Les mules automatiques sont des machines des plus dangereuses. La plupart des accidents frappent les petits enfants rampant à terre au-dessous des mules en mouvement pour balayer le plancher... L'invention d'un balayeur automatique, quelle heureuse contribution ne serait-elle à nos mesures protectrices!" (Rep. of lnsp. of Fact., for 31st Oct. 1866, p. 63.)

[116].   Après cela on pourra apprécier l'idée ingénieuse de Proudhon qui voit dans la machine une synthèse non des instruments de travail, mais "une manière de réunir diverses particules du travail, que la division avait séparées." Il fait en outre cette découverte aussi historique que prodigieuse que "la période des machines se distingue par un caractère particulier, c'est le salariat*".

* Proudhon: Système des contradictions économiques ou Philosophie de la misère. Paris, Guillaumin, 1846. T. 1, p. 135, 136, 161. (N. R.)

[117].   F. Engels, l. c.* Même un libre-échangiste des plus ordinaires et optimiste par vocation, M. Molinari, fait cette remarque: "Un homme s'use plus vite en surveillant, quinze heures par jour, l'évolution uniforme d'un mécanisme, qu'en exerçant, dans le même espace de temps, sa force physique. Ce travail de surveillance, qui servirait peut-être d'utile gymnastique à l'intelligence s'il n'était pas trop prolongé, détruit à la longue, par son excès, et l'intelligence et le corps même." (G. Molinari: Études économiques, Paris, 1846, p. 49.)

La Situation des classes laborieuses en Angleterre, t. II, p. 78. A. Costes, Paris, 1933. (N. R.)

[118].   F. Engels, id, p. 77. (N. R.)

[119].   The Master Spinners' and Manufacturers' Defence Fund. Report of the Committee, Manchester, 1854, p. 17. On verra plus tard que le "Maître" chante sur un autre ton dès qu'il est menacé de perdre ses automates "vivants"..

[120].   Ure, l. c., t. I, p. 22, 23. Celui qui connaît la vie d'Arkwright ne s'avisera jamais de lancer l'épithète de "noble" à la tête de cet ingénieux barbier. De tous les grands inventeurs du XVIIIe°siècle, il est sans contredit le plus grand voleur des inventions d'autrui.

[121].   "L'esclavage auquel la bourgeoisie a soumis le prolétariat, se présente sous son vrai jour dans le système de la fabrique. Ici, toute liberté cesse de fait et de droit. L'ouvrier doit être le matin dans la fabrique à 5 heures 1/2; s'il vient deux minutes trop tard, il encourt une amende; s'il est en retard de dix minutes, on ne le laisse entrer qu'après le déjeuner, et il perd le quart de son salaire journalier. Il lui faut manger, boire et dormir sur commande... La cloche despotique lui fait interrompre son sommeil et ses repas. Et comment se passent les choses à l'intérieur de la fabrique? Ici, le fabricant est législateur absolu. Il fait des règlements, comme l'idée lui en vient, modifie et amplifie son code suivant son bon plaisir, et s'il y introduit l'arbitraire le plus extravagant, les tribunaux disent aux travailleurs: Puisque vous avez accepté volontairement ce contrat, il faut vous y soumettre... Ces travailleurs sont condamnés à. être ainsi tourmentés physiquement et moralement depuis leur neuvième année jusqu'à leur mort." (Fr. Engels, l. c., p. 217 et suivantes.)* Prenons deux cas pour exemples de ce que "disent les tribunaux". Le premier se passe à Sheffield, fin de 1866. Là, un ouvrier s'était loué pour deux ans dans une fabrique métallurgique. À la suite d'une querelle avec le fabricant, il quitta la fabrique et déclara qu'il ne voulait plus y rentrer à aucune condition. Accusé de rupture de contrat, il est condamné à deux mois de prison. (Si le fabricant lui-même viole le contrat, il ne peut être traduit que devant les tribunaux civils et ne risque qu'une amende.) Les deux mois finis, le même fabricant lui intime l'ordre de rentrer dans la fabrique d'après l'ancien contrat. L'ouvrier s'y refuse alléguant qu'il a purgé sa peine. Traduit de nouveau en justice, il est de nouveau condamné par le tribunal, quoique l'un des juges, M. Shee, déclare publiquement que c'est une énormité juridique, qu'un homme puisse être condamné périodiquement pendant toute sa vie pour le même crime ou délit. Ce jugement fut prononcé non par les Great Unpaid**, les Ruraux provinciaux, mais par une des plus hautes cours de justice de Londres. [4e éd. allemande du Capital: Cela est aboli maintenant. À l'exception de certains cas rares, par exemple lorsqu'il s'agit d'usines de gaz, services d'intérêt public, l'ouvrier anglais, en cas de rupture de contrat, a aujourd'hui les mêmes droits que l'employeur et il ne peut être traduit que devant les tribunaux civils. F. E.] Le second cas se passe dans le Wiltshire, fin novembre 1863. Environ 30 tisseuses au métier à vapeur occupées par un certain Harrup, fabricant de draps de Leower's Mill, Westbury Leigh, se mettaient en grève parce que le susdit Harrup avait l'agréable habitude de faire une retenue sur leur salaire pour chaque retard le matin. Il retenait 6 d. pour 2 minutes, 1 sh. pour 3 minutes et 1 sh. 6 d. pour 10 minutes. Cela fait, à 9 sh. par heure 4 l. st. 10 sh. par jour, tandis que leur salaire en moyenne annuelle ne dépassait jamais 10 à 12 sh. par semaine. Harrupp avait aposté un jeune garçon pour sonner l'heure de la fabrique. C'est ce dont celui-ci s'acquittait parfois avant 6 heures du matin, et dès qu'il avait cessé, les portes étaient fermées et toutes les ouvrières qui étaient dehors subissaient une amende. Comme il n'y avait pas d'horloge dans cet établissement, les malheureuses étaient à la merci du petit drôle inspiré par le maître. Les mères de famille et les jeunes filles comprises dans la grève déclarèrent qu'elles se remettraient à l'ouvrage dès que le sonneur serait remplacé par une horloge et que le tarif des amendes serait plus rationnel. Harrup cita dix-neuf femmes et filles devant les magistrats, pour rupture de contrat. Elles furent condamnées chacune à 6 d. d'amende et à 2 sh. pour les frais, à la grande stupéfaction de l'auditoire. Harrup, au sortir du tribunal, fut salué des sifflets de la foule. ‑ Une opération favorite des fabricants consiste à punir leurs ouvriers des défauts du matériel qu'ils leur livrent en faisant des retenues sur leur salaire. Cette méthode provoqua en 1866 une grève générale dans les poteries anglaises. Les rapports de la Child. Employm. Commiss. (1863-1866) citent des cas où l'ouvrier, au lieu de recevoir un salaire, devient par son travail et en vertu des punitions réglementaires, le débiteur de son bienfaisant maître. La dernière disette de coton a fourni nombre de traits édifiants de l'ingéniosité des philanthropes de fabrique en matière de retenues sur le salaire. "J'ai eu moi-même tout récemment, dit l'inspecteur de fabrique R. Baker, à faire poursuivre juridiquement un fabricant de coton parce que, dans ces temps difficiles et malheureux, il retenait à quelques jeunes garçons (au-dessus de 13 ans) dix pence pour le certificat d'âge du médecin, lequel ne lui coûte que 6 d. et sur lequel la loi ne permet de retenir que 3 d., l'usage étant même de ne faire aucune retenue... Un autre fabricant, pour atteindre le même but, sans entrer en conflit avec la loi, fait payer 1 shilling à chacun des pauvres enfants qui travaillent pour lui, à titre de frais d'apprentissage du mystérieux art de filer, dès que le témoignage du médecin les déclare mûrs pour cette occupation. Il est, comme on le voit, bien des détails cachés qu'il faut connaître pour se rendre compte de phénomènes aussi extraordinaires que les grèves par le temps qui court [il s'agit d'une grève dans la fabrique de Darwen, juin 1863, parmi les tisseurs à la mécanique]." (Reports of Insp. of Fact., for 30th April 1863, p. 50‑51.) (Les rapports de fabrique s'étendent toujours au-delà de leur date officielle.)

* Trad. française, ouvr. cit., p. 78‑81. (N. R.)

** Les grands non payés, juges honorifiques. (N. R.)

[122].   Les lois pour protéger les ouvriers contre les machines dangereuses n'ont pas été sans résultats utiles. "Mais... il existe maintenant de nouvelles sources d'accidents inconnus il y a vingt ans, surtout la vélocité augmentée des machines. Roues, cylindres, broches et métiers à tisser sont chassés par une force d'impulsion toujours croissante; les doigts doivent saisir les filés cassés avec plus de rapidité et d'assurance; s'il y a hésitation ou imprévoyance, ils sont sacrifiés... Un grand nombre d'accidents est occasionné par l'empressement des ouvriers à exécuter leur besogne aussi vite que possible. Il faut se rappeler qu'il est de la plus haute importance pour les fabricants de faire fonctionner leurs machines sans interruption, c'est-à-dire de produire des filés et des tissus. L'arrêt d'une minute n'est pas seulement une perte en force motrice, mais aussi en production. Les surveillants, ayant un intérêt monétaire dans la quantité du produit, excitent les ouvriers à faire vite et ceux-ci, payés d'après le poids livré ou à la pièce, n'y sont pas moins intéressés. Quoique formellement interdite dans la plupart des fabriques, la pratique de nettoyer des machines en mouvement est générale. Cette seule cause a produit pendant les derniers six mois, 906 accidents funestes... Il est vrai qu'on nettoie tous les jours, mais le vendredi et surtout le samedi sont plus particulièrement fixés pour cette opération qui s'exécute presque toujours durant le fonctionnement des machines... Comme c'est une opération qui n'est pas payée, les ouvriers sont empressés d'en finir. Aussi, comparés aux accidents des jours précédents, ceux du vendredi donnent un surcroît moyen de 12 p. 100, ceux du samedi un surcroît de 25 et même de plus de 50 p. 100, si l'on met en ligne de compte que le travail ne dure le samedi que sept heures et demie." (Reports of Insp. of Fact. for 31st Oct. 1866, London, 1867, p. 9, 15, 16, 17.)

[123].   Dans le premier chapitre du livre III je rendrai compte d'une campagne d'entrepreneurs anglais contre les articles de la loi de fabrique relatifs à la protection des ouvriers contre les machines. Contentons-nous d'emprunter ici une citation d'un rapport officiel de l'inspecteur Leonhard Horner: "J'ai entendu des fabricants parler avec une frivolité inexcusable de quelques-uns des accidents, dire par exemple que la perte d'un doigt est une bagatelle. La vie et les chances de l'ouvrier dépendent tellement de ses doigts qu'une telle perte a pour lui les conséquences les plus fatales. Quand j'entends de pareilles absurdités, je pose immédiatement cette question: Supposons que vous ayez besoin d'un ouvrier supplémentaire et qu'il s'en présente deux également habiles sous tous les rapports, mais dont l'un aurait eu le pouce et l'index sectionnés, lequel choisiriez-vous? Ils n'hésitaient pas un instant à se décider pour celui dont la main est intacte... Ces messieurs les fabricants ont des faux préjugés contre ce qu'ils appellent une législation pseudo-philanthropique." (Reports of Insp. of Fact for 31st Oct. 1855.) Ces fabricants sont de madrés compères et ce n'est pas pour des prunes qu'ils acclamèrent avec exaltation la révolte des esclavagistes américains.

[124].   Fourier: La Fausse Industrie, vol. 1, p. 59, Paris 1835. (N. R.) Cependant dans les établissements soumis le plus longtemps à la loi de fabrique, bien des abus anciens ont disparu. Arrivé à un certain point, le perfectionnement ultérieur du système mécanique exige lui-même une construction perfectionnée des bâtiments de fabriques, laquelle profite aux ouvriers. (V. Reports, etc., for 31st Oct. 1863, p. 109.)