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Stefanaq Pollo:
Les mythes face à la réalité

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Drita, 28 juin 1981

Reproduit d'après:
À propos des événements de Kosove
Editions "8 Nëntori", Tirana, 1981
p. 168

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La question nationale albanaise et le conflit de 1998-1999 au Kosovo - Sommaire

 

 

 

 

 

 

Cet article écrit par le professeur Stefanaq Pollo, directeur de l'Institut d'Histoire, a été envoyé au journal français "Le Monde" le 4 juin, en réponse à l'article intitulé "Du mythe serbe au nationalisme albanais" de Michel Aubin, professeur à Paris-Sorbonne, publié dans "Le Monde" des 5‑6 avril 1981.

 

[Note 321ignition: Certaines données historiques mentionnées dans le présent article sont exposées de façon détaillée dans un article de Selami Pulaha,"L'Autochtonéité des Albanais en Kosove et le prétendu exode des Serbes à la fin du XVIIe siècle".]

 

Dans un article intitulé "Du mythe serbe au nationalisme albanais" ("Le Monde" des 5‑6 avril 1981) le professeur à Paris-Sorbonne, Michel Aubin, s'évertue à donner une explication historique aux récents événements de Kosove, laquelle, dit-il "a vécu un passé tourmenté, qu'il n'est pas inutile de connaître pour mieux comprendre le présent".

La prémisse est juste, mais la manière dont monsieur Aubin présente ce passé est inexacte. Dans son traitement des problèmes concernant l'histoire de la Kosove, notre confrère de Paris-Sorbonne s'en tient fidèlement, trop fidèlement, aux thèses de l'historiographie "romantiques" serbe du milieu du XIXe siècle, qui constituent, pour une série d'historiens yougoslaves et surtout serbes, de nos jours, une vérité éternelle et intangible, un "tabou", à quoi on ne doit ni ne peut retrancher ou ajouter quoi que ce soit.

Le romantisme nationaliste dans l'historiographie de la première moitié du XIXe siècle dans les Balkans et en Europe en général, était un phénomène qui trouvait son terrain dans l'élan "juvénile" plein d'appétits de conquête de la bourgeoisie qui avait nouvellement accédé au pouvoir; mais il trouvait aussi en quelque sorte sa justification gnoséologique dans le bas niveau de la méthodologie, de la connaissance des sources, et plus généralement des recherches historiques de cette période. C'est là qu'ont leur origine les constructions si familières à l'historiographie serbe passée et présente, concernant ces "mythes", comme les appelle à juste titre M. Aubin, que sont l'identification au XIXe siècle de la Kosove avec la "vieille Serbie", le caractère serbe "ancien et éternel" de sa population, son rôle de "coeur historique de la Serbie", etc., affirmations qui étaient posées comme des postulats à priori.

C'est de ces thèses que s'inspire notre confrère de Paris-Sorbonne, du fait, je veux l'espérer, qu'il ne connaissait pas, et non qu'il n'a pas voulu connaître, les plus récents acquis de la science historique internationale, y compris ceux de la science albanaise et aussi de savants de Yougoslavie.

En particulier les registres cadastraux ottomans du XVe siècle constituent une richesse colossale pour la connaissance des peuples balkaniques et leurs stratifications ethniques à la veille de l'occupation ottomane, autrement dit avant que celle-ci n'apportât des conditions auxquelles auraient pu être imputées des modifications ethniques, comme ce fut précisément le cas pour la Kosove. La publication des registres cadastraux des régions périphériques albanaises faite par les soins de l'historien turc H. Inalcik, des historiens bosniaques et macédoniens A. Handjiq et A. Stoyanovski, des historiens albanais S. Pulaha et M. Ternava (ce dernier de Kosove), etc., revêt de l'importance dans ce sens.

Et précisément ces sources ottomanes contribuent à jeter définitivement bas un des grands "mythes" et "tabous" de l'historiographie grand-serbe, ·celui selon lequel la population de la Kosove aurait été anciennement, continûment et exclusivement serbe, les thèses selon lesquelles les Albanais constituaient un facteur étranger introduit en Kosove sous l'égide ottomane pour la déserbiser, surtout après les deux migrations massives de Serbes consécutives aux révoltes de 1690 et de 1738, lorsque les Turcs auraient installé à leur place des populations islamisées, des pasteurs nomades, amenés de toutes les régions du Nord de l'Albanie. Cette construction, qui est réfutée aussi par d'autres arguments, s'est vue définitivement dépouillée de tout fondement. En effet le grand cadastre de Kosove, de 1455, analysé ·et publié dans la série de publications de l'Institut oriental de Bosnie et Herzégovine par l'orientaliste bosniaque connu Adem Handjiq, montre clairement que, avant le début du processus d'islamisation massive, l'élément albanais, qui s'adonnait essentiellement à l'agriculture, était présent massivement jusque dans les régions les plus orientales de la plaine de Kosove, de même que nous le retrouverons un peu plus tard, selon les données de A. Stoyanovski, tout aussi massivement, en Macédoine orientale, à Kratovo. Une interprétation scientifique de l'anthroponymie de ces registres atteste la présence des Albanais, non seulement sous des noms et prénoms purement albanais, mais aussi sous des noms et prénoms serbes, qui ne prouvent cependant nullement l'appartenance ethnique; dans toute une série de cas, le père porte un nom slave et le fils un nom albanais, et vice-versa, certains villages aux noms slaves et peuplés d'habitants aux noms slaves, figurent comme étant albanais; l'identification entre Serbes et orthodoxes ne tient plus en aucune façon; les Albanais, sous la pression de l'administration politique et ecclésiastique serbe, avaient pris, en tant qu'orthodoxes, des noms slaves aussi, de même que, dans un cas analogue, lors de la pression politique et religieuse ottomane, ils avaient pris des noms islamiques. Les analyses fouillées du turcologue S. Pulaha (Tirana) et M. Ternava (Prishtine) publiées dans les organes scientifiques de l'Académie des sciences et des arts de Kosove ont apporté des résultats importants en ce domaine.

Le fait qu'en Kosove, à la suite de l'instauration de la domination ottomane, l'islamisme se soit répandu dans la population albanaise de croyance orthodoxe et catholique, et non pas chez la minorité serbe, atteste que l'Eglise orthodoxe serbe, le patriarcat de Peje, y exerçait encore son autorité, alors qu'en tant qu'autorité étrangère imposée, elle ne pouvait l'exercer à l'égard des Albanais.

Pas plus que l'orthodoxie au cours de la domination serbe, l'islamisme ne parvint à assimiler les Albanais, car l'une et l'autre se heurtèrent à une population massive aux traits nationaux depuis longtemps bien tracés (en fait, les Albanais sont clairement définis en tant que tels dans des documents de gouvernants serbes dès le XIVe siècle). Que la population musulmane demeura albanaise même dans ces conditions, nous est attesté par les "visitatori" apostoliques de Rome, qui, à partir du début du XVIIe siècle, parcouraient périodiquement la région de Kosove; et les cahiers ottomans qui recensent les noms albanais des prosélytes, en même temps que leurs nouveaux noms islamiques, sont éloquents dans ce sens. En cette matière on dispose encore des données, bien que fragmentaires, de savants turcs, comme Hajdi Kalfa et Evlia Tchelebi, qui attestent le caractère albanais des habitants de villes kosoviennes comme Vuçitern, en un temps antérieur aux prétendues migrations serbes.

Dans ces conditions on ne peut en aucune manière parler d'une pareille migration massive de la population albanaise des régions intérieures vers Kosove. Outre le fait qu'un pareil transfert de population aurait laissé des traces dans la documentation extrêmement minutieuse de l'administration turque, elle est, pour des raisons démographiques aussi, inadmissible. La population montagnarde de l'actuelle Albanie du nord, qui, selon les registres des XVe et XVIe siècles ne comptait pas plus de 2014 maisons, n'était pas en mesure de peupler les régions de Kosove, où les sandjaks de Prizren et de Dukagjin comptaient à eux seuls plus de 20 800 feux!

L'observation anthropogéographique sagace faite dans les années 1860 par I. G. Hahn, l'un des fondateurs des études balkanologiques, a attiré l'attention sur le paradoxe que constitue la thèse selon laquelle les Albanais auraient occupé les terres de la Kosove; la situation de fait, c'est-à-dire la présence d'enclaves serbes dans la plaine de Kosove et leur absence totale dans les zones de montagnes, atteste clairement, aux yeux de ce savant, que les Albanais constituaient l'ancienne population autochtone, qui se retirait devant les Serbes nouveaux venus.

Que les régions de Kosove ne regroupaient pas un mélange de gens venus tardivement des diverses régions intérieures, est attesté par ailleurs par l'étude dialectologique du parler de cette région. L'éminent linguiste italien C. Tacgliavini a mis en relief le caractère unitaire archaïque de ce parler comme une unité nord-orientale distincte, formée depuis longtemps dans le cadre des subdivisions de l'albanais; précisément en raison de son très ancien caractère périphérique, ce parler, conformément aux principes connus de la linguistique aréale, a pu mieux conserver ses traits archaïques.

Venons-en finalement à la dite "émigration massive" des Serbes de Kosove, qui aurait été à l'origine de la déserbisation. La documentation autrichienne de la fin du XVIIe siècle atteste que la Kosove, avant l'éclatement des révoltes et l'expédition autrichienne, était principalement peuplée d'Albanais, que le commandement autrichien englobait ces régions sous l'appellation d'Albanie, dont Prizren était considéré comme le chef-lieu. C'est précisément aux Albanais que l'empereur Léopold Ier fit appel en premier lieu, et ce sont eux qui s'unirent en masse (à Prishtine 5000 hommes, à Prizren 6000) aux troupes autrichiennes, aux côtés de combattants serbes des régions traversées par l'armée impériale sur sa route de la Sava vers la Kosove. L'émigration des Serbes de Kosove, qui eut lieu lors du retrait des troupes autrichiennes a été gonflée à dessein par l'historiographie intéressée à la présenter sous de telles dimensions, pour expliquer la "déserbisation" de cette région. Mais il ne faut pas oublier qu'à cette occasion se retirèrent aussi des insurgés albanais, dont on retrouve les dernières traces aujourd'hui encore en Slavonie.

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Certes, la présence massive des Albanais en Kosove au XVe siècle, avant l'occupation ottomane, pose nécessairement la question de savoir s'il est possible que cette population ne s'y soit point trouvée antérieurement.

On sait que dans leurs bulles d'or relatives à certains monastères de Kosove, les rois serbes ne manquent pas de mentionner les Albanais; si l'on pense au nombre très restreint de ces actes, la fréquence des cas où il est fait mention d'Albanais au XIVe siècle revêt une importance particulière, quand on rattache ce fait à l'abondante documentation sur les Albanais du milieu du XVe siècle dans cette même région.

L'extrême pauvreté de la documentation écrite dans son ensemble pour l'histoire serbe durant la période antérieure au XIIIe siècle, met l'historien de la Kosove dans la nécessité d'opérer en recourant à des sources historiques d'un autre type, différentes des documents écrits, c'est-à-dire à des matériaux archéologiques et linguistiques.

Dans notre cheminement rétrospectif nous tombons sur une période obscure dans son ensemble pour tous les Balkans, période qui comprend les premiers siècles du Moyen-Âge. Parallèlement à l'archéologie, c'est surtout la langue, en tant que principal critère ethnique, qui acquiert dans ces conditions la priorité, conformément au principe connu de linguistique, selon lequel l'histoire de la langue est en même temps l'histoire du peuple qui la parle (F. Kluge).

La Kosove, dont le territoire faisait partie de la Dardanie antique partagea en général le sort de toute la région de l'Illyrie du sud; sous un vernis de romanisation, dans les couches inférieures de la population provinciale illyrienne fut maintenue une culture matérielle et spirituelle caractéristique, qui conservait d'anciens traits hérités de l'époque du fer tardif et qu'elle développa dans de nouvelles conditions économiques et sociales au contact de la culture impériale byzantine.

Cette culture du type dit de Koman, étudiée entre autres par l'albanologue français Degrand et l'Anglaise, Durham, ainsi que dans des recherches particulières menées par des archéologues albanais, dont l'archéologue kosovien M. Shykriu, offre un clair témoignage de la continuité illyro-albanaise et du caractère autochtone des anciens habitants du pays qui demeurèrent dans les régions occidentales des Balkans, alors que dans la péninsule en général prédominaient désormais les Slaves, les Serbes et les Slaves macédoniens et bulgares nouvellement venus (voir les fouilles, encore très limitées, menées à Verbnice, Romaïa, Peje et Gjilan par des archéologues kosoviens).

A part les matériaux archéologiques, le matériau onomastique de cette période allant de l'antiquité au moyen âge confirme la continuité illyro-albanaise en Kosove. Une série d'éminents chercheurs de notre temps, comme les linguistes autrichiens et allemand N. Jokl, G. Weygand, et surtout les linguistes croates de renom, H. Barić et P. Skok, ont démontré que, en ce qui concerne l'onomastique antique et médiévale de la région de Dardanie, ·"le caractère phonétique témoigne que ce sont là de très anciens noms que les Slaves du sud ont pris à travers la langue albanaise, car dans ces toponymes on peut observer les changements phonétiques qui se sont produits avant l'arrivée des Slaves du sud sur le territoire historique de l'albanais" (c'est de cette façon que cette idée importante est formulée par H. Barić dans les publications de l'Académie des sciences et des arts de Bosnie-Herzégovine et dans son livre "Introduction à l'histoire de la langue albanaise", Prishtine, 1955). Pour délimiter cette ancienne zone de l'albanais, H. Barić apporte un certain nombre de toponymes antiques, où "sous le voile slave, le caractère phonétique de l'albanais a pu être préservé". Il y a parmi ces toponymes Naisus-Nish, Skupi-Skopia, Astibos-Shtip, Scardus Mons-Sharr. Cette liste de toponymes albanais dans des régions aujourd'hui partiellement slaves a été allongée par les linguistes albanais E. Çabej (Tirana) et I. Ajeti (Prishtine).

Ces toponymes et d'autres noms ont amené les chercheurs renommés Weygand, Jokl et Barić à formuler l'idée que la Dardanie est justement l'un des foyers de la formation des Albanais et de l'albanais, où ce dernier a pu se développer en tant que langue formée dans sa propre unité, sans être influencé à cette étape par les parlers slaves qui l'entouraient. Aussi H. Barić concluait-il que "les rapports intimes intenses slavo-albanais n'ont certes pas été noués dans les premiers siècles de l'établissement des Slaves, mais essentiellement aux XIIIe et XIVe siècles dans des circonstances politiques, et sociales connues", c'est-à-dire lors de l'occupation des régions albanaises par l'Etat serbe.

La thèse sur le rôle joué par la Dardanie en tant qu'ancienne région de l'albanais est étayée également par l'étude menée par les romanistes allemands E. Gamillschegg, G. Reichenkron, M. Friedwagner, qui expliquaient précisément par l'ancienne présence des Albanais dans la région de Dardanie les contacts fréquents de l'albanais avec le roumain. C'est dans se sens que va aussi l'idée du slaviste hollandais Van Wijk selon laquelle entre les Serbes au nord-ouest et les Bulgares à l'est, s'étendait une zone intermédiaire que l'académicien roumain E. Pétrović considère lui aussi comme une ancienne région de l'albanais.

Dans ces conditions, l'extension de l'Etat serbe au XIIe siècle en direction des régions de Kosove, qui faisaient partie jusqu'alors des possessions byzantines, n'était nullement une "libération" de terres serbes, mais une occupation et une annexion des terres de Kosove, habitées par des Albanais, au même titre que l'acte de 1913.

Ce qui vient d'être évoqué ne s'oppose nullement à la thèse de monsieur Aubin selon laquelle la Kosove était le centre politique et ecclésiastique de l'Etat serbe aux XIIIe et XIVe siècles. Ce n'est là, dans l'histoire de l'Europe, ni le premier, ni l'unique cas d'une pareille différence ethnique entre la classe dominante, l'appareil d'Etat militaire et ecclésiastique, d'une part, et la population autochtone composée des couches inférieures du peuple, de l'autre. Identifier cette superstructure, venue à une époque historiquement déterminée, et la population autochtone, serait la même chose que considérer la Lotharingie française médiévale comme partie intégrante du "Lebensraum" allemand, et cela parce que la classe dominante féodale était, à l'époque, allemande, ou encore considérer comme allemand l´"Ostland" baltique et polonais en raison de la domination pluriséculaire de "l'ordre teutonique"; et enfin, pour en venir au territoire yougoslave, considérer comme une terre austro-allemande la Slovénie et tous les territoires de Croatie, de Slavonie, etc., où la classe dominante, l'Eglise, la bourgeoisie des villes, étaient allemandes.

De tels mythes sont non seulement en profonde contradiction avec les résultats de la science, mais ils deviennent aussi dangereux s'ils sont regardés comme des "tabous" obligatoires lorsque l'on traite historiquement d'une question, et, en tant que "mythes", ils deviennent des véhicules d'une politique donnée et l'orientent.

L'historiographie est redevable au rationalisme français d'un principe fondamental, le "doute méthodique" cartésien ainsi que du principe méthodique positiviste de la lutte contre les mythes et les constructions dépourvues de fondements concrets. Sans une pareille attitude la science historique ne serait pas en mesure d'accomplir son devoir qui est de lutter pour la vérité contre les dogmes et les mythes, comme le sont entre autres les thèses de l'historiographie grand-serbe sur la Kosove, dont le professeur M. Aubin est devenu le défenseur, s'il n'en est pas tombé victime.

 

Stefanaq Pollo

Drita, 28 juin 1981