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Le vrai Piémont, le "Piémont" yougoslave et le "Piémont grand-albanais"

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Zëri i popullit, 9 juin 1981

Reproduit d'après:
À propos des événements de Kosove
Editions "8 Nëntori", Tirana, 1981
p. 132

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La question nationale albanaise et le conflit de 1998-1999 au Kosovo - Sommaire

 

 

 

 

 

 

Dans le cadre de la campagne antialbanaise effrénée, lancée dans la presse yougoslave après les événements de Kosove, on a souvent évoqué aussi un "Piémont grand-albanais". Dans ce choeur assourdissant, le journal de Belgrade "Politika" s'est assuré, comme toujours, une primauté à laquelle il n'entend pas renoncer.

Dans l'esprit des divers plumitifs qui ont reçu l'ordre de harceler de leurs flèches l'Albanie et sa politique étrangère en particulier, cette formule a pour but de souiller le renom de notre pays, de dissimuler les véritables causes et responsabilités de la nouvelle tragédie de Kosove, de faire de la diversion et d'attribuer à notre Etat socialiste des visées et des rôles qu'il n'a jamais eus.

Les évocations historiques ne sont pas toujours suffisantes pour expliquer et comprendre ce qui se produit sous nos yeux. Les événements de nos jours ne sauraient être introduits de force dans les moules tout prêts de l'histoire. Néanmoins, puisque certains parallèles avec le passé ont déjà cours, nous relevons en quelque sorte le défi et estimons nécessaire de dire nous aussi notre mot. Il n'y a pas lieu ici d'entrer dans de longs débats sur certains thèmes et problèmes connus de l'histoire générale ou particulière, et il ne s'agit certes pas d'apporter une nouvelle contribution dans ce domaine. Mais lorsque diverses personnalités yougoslaves, et même de premier plan, suivies d'une armée de calomniateurs et de falsificateurs professionnels, s'acharnent à défigurer les véritables problèmes qui apparaissent dans les rapports entre l'Albanie et la Yougoslavie dans la phase actuelle, en les chargeant et les embrouillant de toutes sortes de mystifications et de digressions abusives, il y a lieu de l'ouvrir les livres de compte et de mettre les points sur les i afin de clarifier certaines notions.

Dans la bouche et dans les écrits des chauvins endurcis grand-serbes ainsi que de leurs disciples néophytes, le Piémont d'Italie est évoqué dans un sens extrêmement péjoratif. Il en est fait mention comme d'un certain courant de politique étrangère d'un Etat, d'un courant qui s'inspire soi-disant d'un nationalisme et d'un patriotisme fallacieux, du soi-disant "romantisme national" qui a vécu son siècle, comme d'un courant qui recherche la provocation et l'aventure dans les l'apports avec les autres Etats. Cette rafale d'appellatifs est lancée à l'intention de l'actuelle Albanie socialiste, accusée d'avoir "la nostalgie du XIXe siècle".

Si on laisse un moment de côté l'essence du problème, la première question qui se pose est de savoir si le Piémont a réellement dans l'histoire italienne du siècle dernier le sens et le caractère que veulent lui attribuer les hérauts du chauvinisme grand-serbe. Ont-ils le droit de l'évoquer à tort et à travers, de le rabaisser, voire de le ridiculiser? Peuvent-ils ajouter si facilement au vocabulaire des injures et des calomnies qu'ils lancent contre l'Albanie, le nom du Piémont, qui est lié à l'une des pages les plus glorieuses de l'histoire du peuple italien?

Nous, Albanais des diverses générations, nous avons une amère expérience de la politique officielle de l'Italie et cette politique est à l'origine de bien des malheurs et des souffrances de notre peuple. Mais nous sommes habitués à apprécier et à respecter les valeurs des autres peuples, petits et grands. Et il nous appartient d'autant plus de le faire que nous sommes des marxistes révolutionnaires. En vérité, tout regard sur l'histoire de l'Italie qui concerne son unification en un Etat unique au XIXe siècle, ne saurait ne pas susciter des sentiments de profond respect et d'admiration. Et dans ce processus le rôle du Piémont a été d'une importance primordiale.

Le Piémont, situé à l'extrémité nord-ouest de l'Italie, bien que royaume et dominé par l'aristocratie féodale et la haute bourgeoisie, a été la base et le noyau de ce grand mouvement de libération progressiste, qui a été appelé le Risorgimento italien. Pendant plus d'un demi-siècle, des années 20 aux années 70 du XIXe siècle, la grande lutte pour la libération et l'union des terres italiennes démembrées et partagées entre les Habsbourg, les Bourbons, le pape et de nombreux oppresseurs locaux s'est poursuivie sans arrêt. L'Italie de cette période était pratiquement un résidu du démembrement féodal. Objectivement le Piémont a servi pendant toute cette période comme de point d'appui pour chaque action politique, diplomatique ou militaire ayant pour but l'unification de l'Italie, il a été l'axe autour duquel se sont réunies en un tout les diverses régions du nord et du sud. Prise dans son ensemble, l'unification de l'Italie a été après la révolution française un des processus révolutionnaires les plus importants et les plus progressistes dans l'Europe du XIXe siècle. Le Piémont en a été l'état-major dirigeant avec ses mérites et ses lacunes.

Ce processus a eu également ses protagonistes, ses héros. Ce sont eux qui sont qualifiés aujourd'hui par la propagande grand-serbe d´"idoles du passé", ce sont eux qui, selon elle, "empoisonnent l'esprit de la jeunesse" et c'est pourquoi il faut les renverser des piédestaux de l'histoire. Soulignons en passant que c'est un nationalisme à sens unique, car, que nous sachions, les Stefan Dušan, Obrenović, Karageorgévić, Garašanin, Pašić, etc., n'ont pas été enlevés du panthéon serbe.

Il est significatif que dans la pléiade des figures éminentes du Risorgimento italien ce ne sont pas les monarques du royaume, ni Charles-Albert ni Victor-Emmanuel II, mais un républicain révolutionnaire et idéologue comme Mazzini, un guide militaire sorti du sein du peuple comme Garibaldi, un homme d'Etat et diplomate comme Cavour, qui occupent les places d'honneur. En vérité ces noms représentent les divers aspects contradictoires, les méthodes parfois divergentes de la lutte pour l'unification de l'Italie. Mais tous trois constituent une unité, celle de la libération du joug étranger et de la création d'un Etat unifié de la nation italienne.

L'importance et l'écho du mouvement de libération italienne du XIXe siècle, ont dépassé largement les frontières de la péninsule apennine. Un mouvement si puissant, d'un caractère profondément libérateur, que les larges masses populaires ont fortement marqué de leur empreinte, ne pouvait rester ni ne resta en effet un phénomène italien isolé. Le Risorgimento italien a eu des échos et des influences évidentes à l'échelle internationale. Le fait même de la participation de Garibaldi à la lutte de libération des peuples d'Amérique latine (qui lui a valu le surnom de "héros des deux mondes") paraît souligner et matérialiser l'idée qui voit dans le Risorgimento une composante du mouvement universel de progrès et de libération des peuples.

Nous n'avons aucune raison de le cacher, nous devons au contraire déclarer haut et clair que les programmes des mouvements nationaux dans notre péninsule ont trouvé dans le Risorgimento une source d'inspiration et des modèles pour la lutte de libération du joug de la Turquie. Non seulement la proximité géographique mais également la similitude des problèmes rendaient ce phénomène très naturel. En ce temps-là, comme on sait, il n'y avait pas d'Albanie en tant qu'Etat distinct, elle faisait partie de l'empire ottoman. Mais dans les Balkans il y avait des Etats indépendants comme la Grèce, ou des Etats autonomes comme la Serbie, le Monténégro, la Roumanie auxquels devait s'ajouter en 1878 la Bulgarie. Tous avaient comme objectif principal dans leurs programmes de politique étrangère l'unification de leurs nationaux dans leurs Etats respectifs. Il y avait donc un Piémont italien, mais il y avait également des "Piémonts" balkaniques. Il n'y avait jusque-là rien de blâmable, au contraire les revendications d'unification des nationaux étaient justifiées et légitimes dans les limites du mouvement pour la libération nationale complète.

En fait, tous les Etats des Balkans ont, dans cette période, assumé, qui plus qui moins, le rôle du Piémont tant par rapport à l'empire turc qu'envers l'Autriche-Hongrie. Mais petit à petit les excès expansionnistes des milieux dirigeants ont pris le dessus. L'idéal de la solidarité balkanique dans la lutte commune pour la libération de toutes les nations des Balkans se perd devant la pression des tendances chauvines au détriment mutuel, qui se transforment et deviennent une grave plaie dans l'histoire de toute la péninsule avec des conséquences qui arrivent jusqu'à notre siècle.

C'est un fait historique indubitable que l'expansionnisme serbe s'est particulièrement distingué sous cet aspect. De ce point de vue, la Serbie du XIXe siècle ne saurait s'identifier avec le Piémont italien. Le "Piémont serbe" doit être évoqué seulement dans un sens figuré, et même purement conventionnel, il dépasse les limites du programme national et revêt toujours plus une fonction expansionniste. Le Piémont italien a combattu pour l'unité d'une nation homogène contre les Habsbourg, l'Etat papal ainsi que contre les autres facteurs qui maintenaient l'Italie démembrée, alors que le "Piémont serbe" a assumé peu à peu le rôle de l'embryon d'une nouvelle domination, d'un grand Etat unitaire qui engloberait en son sein non seulement les Serbes mais encore d'autres groupes ethniques sous l'égide de la Serbie. Déjà, dans les années 40 du siècle dernier, le Premier ministre serbe, Garašanin avait rédigé un mémorandum sur la politique étrangère ‑ "natchertanie" qui se cristallisa depuis lors comme un programme ambitieux d'occupations pour la création d'un royaume yougoslave, qui comprendrait en plus de la Serbie, les régions des autres Slaves du sud comme la Croatie, la Bosnie, la Slovénie et jusqu'à la Bulgarie, voire même des territoires dont la population n'était pas slave, comme la Kosove (la "vieille Serbie" selon le vocabulaire grand-serbe) et le Nord de l'Albanie.

L'essence expansionniste de ce programme apparaît à l'évidence si l'on a en vue que les Slaves du sud ne constituent pas une unité. À peine sont-ils apparus dans la péninsule balkanique, vers le VIe siècle de notre ère, ils ont été exposés à diverses influences du dehors, ils ont été partagés entre la civilisation occidentale et la civilisation orientale et ont évolué graduellement pour devenir des peuples et des nations distincts. Cela explique aussi pourquoi plus tard, au moment de l'éveil des nations en Europe et dans les Balkans, il n'y a pas eu ni il ne pouvait y avoir de mouvement national commun ayant pour objectif la création d'un Etat unique panslave. Jamais la Serbie, ni à l'aube de son existence en tant qu'Etat distinct ni plus tard, n'a été la porteuse ni la représentante d'un tel programme. Durant toute la deuxième moitié du XIXe siècle et les deux premières décennies du XXe siècle, les politiciens serbes, des princes aux rois et jusqu'à Pašić ont eu comme plate-forme la réalisation de l'hégémonie serbe en un grand Etat presque impérial à l'exemple de l'Autriche-Hongrie. À deux reprises, au Congrès de Berlin de 1878 et surtout durant les guerres balkaniques en 1912-1913, ils ont obtenu de grands gains territoriaux en englobant surtout dans les confins de la Serbie des régions habitées par près de la moitié de la population albanaise.

Cela ne veut naturellement pas dire qu'il n'y ait pas eu aussi, lors de l'éveil des Balkans, un mouvement des Slaves du sud, tant pour leur libération du joug étranger que pour leur union en une formation d'Etat composite. Ici deux courants ont toujours été aux prises: d'une part, l'unitarisme grand-serbe et de l'autre le fédéralisme yougoslave. À la fin de la Première Guerre mondiale on a cru trouver une solution de compromis lorsque, à la suite du démembrement de l'Autriche-Hongrie, la Croatie, la Bosnie, l'Herzégovine, la Slovénie se sont unies à la fin de 1919 à la Serbie dans ce qu'on appela le "royaume des Serbes, des Croates et des Slovènes", qui, dix ans plus tard, en 1929, devait prendre le nom de Yougoslavie.

Mais comme toute autre formule érigée sur la base de l'ordre capitaliste, ce n'était là qu'une façade derrière laquelle les politiciens de Belgrade, guidés par Pašić, ont réalisé, tantôt par des manœuvres parlementaires, tantôt directement par la terreur, l'ancienne idée de l'hégémonisme serbe dans le ·"nouvel" Etat prétendument trinational. Sans entrer dans les détails, deux faits révélateurs caractérisent au mieux les formes extrêmes de l'antagonisme entre les deux courants dans la vie politique de la Yougoslavie de l'entre-deux-guerres: l'assassinat du dirigeant croate Radić au parlement en 1928, suivi par l'assassinat du roi Alexandre en 1934 à Marseille. Il en ressort que le pouvoir en Yougoslavie jusqu'au déclenchement de la Seconde Guerre mondiale a été fondamentalement une féroce dictature grand-serbe, qui combinait le joug social sur le peuple travailleur, avec l'oppression nationale sur les nations "allogènes". Cela fait ressortir également le rapport inverse dans lequel sont, d'une part, le vrai Piémont avec sa mission d'unification de l'Italie sur des bases nationales homogènes et, d'autre part, le "Piémont" dans sa nouvelle version yougoslave avec son plan de création d'un Etat plurinational appelé à affirmer l'idée de la grande Serbie.

On ne peut nier que la Yougoslavie d'après-guerre s'est engagée dans sa voie avec de nouvelles espérances pour les nations et les nationalités comprises dans son orbite fédérative. On a parlé de la fraternité et de l'union des peuples, et des nations et la Fédération yougoslave a été présentée comme la forme idéale du règlement de la question nationale. Mais on a vite vu que le traitement de cette question ne serait pas fondé sur les principes socialistes. L'idée grand-serbe a enregistré sa première victoire lorsqu'il fut nié au peuple de Kosove le droit a l'autodétermination jusqu'à la sécession, contrairement à ce qu'avait promis Tito avant et après la guerre. L'appétit du chauvinisme grand-serbe s'accrut encore et celui-ci tenta même d'englober l'Albanie et d'en faire une septième république. Il a connu une seconde existence avec le rankovićisme qui devint la politique prépondérante dans la Fédération. Tito y vit le danger de l'éclatement de la Fédération et il s'empressa de remettre de l'ordre à travers un équilibre difficile entre les divers courants et clans antagoniques. Moins d'un an après sa mort on a vu combien sont instables et fragiles les structures qu'il a laissées derrière lui. Le courant grand-serbe est réapparu: en particulier après les événements de Kosove il réapparaît avec une vigueur répressive et centralisatrice plus violente que jamais. Car il est clair que ce qui advient en Kosove ne concerne pas uniquement cette région, mais toute la Yougoslavie. L'ancienne lutte entre le centralisme grand-serbe et le fédéralisme y trouve une nouvelle expression. C'est du résultat de cette lutte que dépendra en fin de compte l'existence future de la Yougoslavie en tant que fédération.

Que reste-t-il à dire après cela du "Piémont grand-albanais" que les propagandistes de Belgrade agitent comme un épouvantail qui met en péril la Fédération yougoslave? Il s'agit là d'une falsification historique inventée à dessein pour voiler la réalité actuelle et renverser la vérité. Elle est absurde et non fondée à un double titre: Primo, il ne fait pas de doute que le mouvement national albanais a également eu son propre programme territorial, car il n'y a pas de mouvement national sans programme territorial. Il a fait connaître officiellement et publiquement ce programme à partir du dernier quart du XIXe siècle, lorsque la question devint un problème de la diplomatie, donc bien avant la création de l'Etat albanais indépendant en 1912. Il est incontestable que cet Etat a toujours été sur la défensive; tous ses efforts étaient concentrés sur la sauvegarde de l'intégrité des terres albanaises, qui faisaient l'objet de la convoitise des Etats voisins.

Secundo, en 1913, sur décision des grandes puissances, l'Albanie indépendante a été gravement démembrée. L'opinion albanaise, à l'époque et plus tard, a condamné ce démembrement comme une grande injustice faite au peuple albanais. Cela devait être d'autant plus sévèrement condamné par l'actuel Etat albanais socialiste. Mais, pour notre part, nous avons continuellement dit et redit et cela est également souligné dans l'analyse faite des récents événements de Kosove par le quotidien "Zëri i popullit", que l'Albanie socialiste n'a jamais avancé de prétentions territoriales envers la Yougoslavie. Ce que nous demandons, c'est que la Kosove soit traitée sur un pied d'égalité dans la Fédération, que la population albanaise ne soit pas considérée comme une "race inférieure" qui "possède déjà plus qu'il ne lui appartient". Ce droit, personne ne peut nous le nier et l'Albanie socialiste l'exercera à tout moment et en toute situation.

Alors que signifie le "Piémont grand-albanais"? Que veulent obtenir ceux qui ont sorti cette formule? S'ils espèrent nous rabaisser, ils sont loin du but. Ils ne font que déformer la vérité.

 

Zëri i popullit, 9 juin 1981