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Quelques réflexions autour de la restructuration en cours
de la chaîne impérialiste dans les Balkans

 

 

Le texte reproduit ci-dessous a été publié par le CEMOPI.

 

 

 

 

 

 

Bulletin international
Nouvelle série n° 12‑13 (94‑95), troisième et quatrième trimestres 1999
édité par le CEMOPI
(Centre d'étude sur le mouvement ouvrier et paysan international),
France

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La question nationale albanaise et le conflit de 1998-1999 au Kosovo - Sommaire

 

 

 

 

 

 

1. "Crosses en l'air"

2. La nation est soluble dans l'idéologie bourgeoise

3. La "superpuissance qui ne peut pas faire grand-chose toute seule"

4. Continuités trotskystes

5. ... et variations dites marxistes-léninistes

1. "Crosses en l'air"

Les positions qui sous-tendent l'opposition à l'intervention de l'OTAN se ramènent en dernière analyse à deux types d'argumentations. D'une part, certains se basent sur un impératif moral, selon lequel il faudrait refuser l'emploi de la violence, surtout si elle entraîne mort d'homme. Cette affirmation peut être drapée de nuances variées, relevant de la religion, de la psychologie, de la philosophie humaniste, d'un pragmatisme plus ou moins naïf. Il est d'emblée évident que cette catégorie de positions est étrangère aux intérêts de la classe ouvrière. D'autre part, l'opposition contre l'intervention est présentée comme conforme à la "tradition" du mouvement ouvrier. Cette interprétation repose en grande partie sur des présupposés implicites interprétant la situation actuelle de manière faussée; toujours est-il qu'il y là a une série de positions qui, implicitement ou explicitement font intervenir des considérations politiques se référant aux conséquences de la guerre dans les Balkans, sinon pour le prolétariat du moins pour les travailleurs, les masses populaires, et pour le mouvement social.

On sait que les marxistes-léninistes rejettent l'idée de la défense nationale dans la mesure où elle sert de paravent à des guerres impérialistes. Mais plaquer cette idée sur n'importe quelle situation dans laquelle un État impérialiste participe à une guerre, cela n'a pas de sens. Certes, la Première guerre mondiale entre les deux blocs des Alliés et des Puissances centrales, une fois dépassée la phase des intrigues guerrières au niveau régional (les Balkans notamment), répondait à ce schéma de deux blocs impérialistes en rivalité pour le repartage du monde. Chacun des côtés appelait alors "défense nationale" ses projets de conquête et de victoire sur l'autre. Mais où seraient aujourd'hui ces chantres impérialistes de la défense nationale?

Personne ne prétend que la Serbie menace l'indépendance nationale des États-Unis, ou de la France. Le concept stratégique adopté et mis en oeuvre notamment par les États-Unis, c'est d'assurer la "sécurité de la nation", autrement dit les intérêts du capital impérialiste américain; cela, évidemment, n'implique pas en premier lieu la défense du territoire, bien au contraire il s'agit avant tout d'interventions colonialistes et néo-colonialistes, partout dans le monde[1]. En abordant la question sous l'angle inverse, il s'agirait alors de la défense de l'indépendance nationale de la Serbie, et en suivant le raisonnement traité ici, il faudrait donc refuser de porter soutien à la Serbie contre l'intervention. Or, ce n'est pas du tout la position de ceux qui se prononcent contre l'intervention au nom de son caractère impérialiste. Bien au contraire, ceux-là précisément avancent en général la nécessité de maintenir l'intégrité de la Yougoslavie, c'est-à-dire ont tendance à appliquer ‑ tacitement ‑ le refus de la défense nationale de manière asymétrique.

Pour que l'application du schéma puisse avoir un sens, il faudrait prendre en compte la guerre non pas dans ses limites actuelles, mais en tant que prélude à un affrontement à plus grande échelle, opposant les uns aux autres selon diverses alliances possibles, l'Europe, les États-Unis, la Russie, la Chine. Cette hypothèse-là est bien entendu tout à fait réaliste. Et notre position aujourd'hui doit certes prendre en compte l'analyse sur l'évolution future, présente en germes dans la situation actuelle; mais elle ne peut pas anticiper au point d'écarter purement et simplement la réalité actuelle, en mimant aujourd'hui une position en fonction d'un futur plus ou moins proche. En effet cette position de refus de la défense nationale, pour autant qu'elle soit adaptée, ne se suffit de toute façon pas en elle-même. Au cours de la Première guerre mondiale la position des communistes (on disait alors social-démocrates) ne pouvait se réduire à refuser de combattre, de prendre simplement la position symétriquement opposée à la défense nationale, c'est-à-dire la désertion. Il fallait inscrire cette prise de position dans un mouvement politique, mené conjointement dans les pays concernés, et surtout en faire un point de départ pour avancer vers la révolution, transformer la guerre impérialiste en guerre contre la bourgeoisie. Or une telle dynamique ne peut, au nom d'une perspective future, se développer en décalage avec la réalité. Quoi qu'on puisse penser des bases de la guerre actuelle, il n'est malheureusement question nulle part que les travailleurs retournent leurs fusils contre leurs propres exploiteurs.

2. La nation est soluble dans l'idéologie bourgeoise

L'indépendance nationale des Albanais du Kosovo ne compte pas parmi les objectifs de l'OTAN. Celle-ci ne met en avant que des préoccupations humanitaires relatives au "nettoyage ethnique". Cependant, la situation dans les Balkans ne peut manquer de polariser les clivages qui séparent différentes fractions de la droite autour des questions de la nation et de l'État.

En dehors de la perspective d'un État de dictature du prolétariat ‑ à l'heure actuelle dépourvue de réalité ‑ les États nationaux existent en tant qu'appareils d'État capitalistes pour maintenir la domination de la bourgeoisie dans les différents pays. La bourgeoisie est bien entendu prête à maintenir son pouvoir à tout prix, y compris en ayant recours à la violence d'une dictature. Cependant elle préfère le faire accepter pacifiquement en le couvrant d'un voile idéologique. Il y a deux façons d'y arriver. L'une consiste à feindre que l'État n'existe pas, ou presque, c'est la voie de la doctrine libérale. L'autre est celle de le présenter comme étant au service de la Nation, ce qui en anoblit la fonction. Il faut noter que ces deux aspects ne sont pas proposés en tant qu'alternatives, mais constituent plutôt des approches sinon complémentaires du moins tout à fait compatibles. Le Club de l'Horloge, cercle réunissant des idéologues d'extrême droite souvent liés par ailleurs à des mouvement politiques allant de la droite classique au FN, est représentative d'une telle synthèse.

Nous voudrions montrer, d'une part, à ceux qui rejettent le libéralisme au nom de la nation, combien celle-ci a aujourd'hui besoin des principes libéraux pour satisfaire les aspirations des citoyens et conjurer la menace du socialisme. Mais nous voudrions, d'autre part, répliquer à ceux qui s'imaginent, à tort, que le libéralisme a réponse à tout et que la "solution" est uniquement libérale. Ceux-là sont prêts à passer la nation par profits et pertes. En réalité, le pur libéralisme, le libéralisme livré à lui-même, débouche sur l'utopie et se condamne à l'échec politique, bien plus, il fait le lit du socialisme. [...] La liberté ne peut s'épanouir que dans le cadre national et le libéralisme, pour réussir, doit s'adjoindre l'idéal de la nation et le sens de la tradition[2].

Ce qui caractérise cette version de l'idéologie bourgeoise, mais il y en a d'autres[3], c'est qu'elle annonce clairement la couleur en insistant sur le fait que la domination de la bourgeoisie est une réalité éminemment politique dont la nation est censée constituer le pivot. C'est précisément cela qui prédispose ce courant à être l'exécutant, le cas échéant, d'un choix en faveur d'une dictature ouverte.

La faiblesse congénitale du libéralisme est d'être une doctrine politique qui prétend à l'apolitisme. Pourquoi se battre pour les libertés des autres? Comment justifier que les libéraux prennent une part active dans le combat politique? La nation apparaît ici comme le lieu géométrique du sentiment et de la raison. [...]

La nation est un effort pour apaiser les conflits politiques, à l'intérieur de l'espace national, en montrant que l'essentiel des oppositions qui peuvent exister dans l'histoire, et qui existent inévitablement, se situent entre les nationaux et les étrangers. [...] La nation veut être souveraine ou "indépendante" et, à cette fin, elle a besoin de constituer un État[4].

À cet aspect politique se superpose l'aspect économique. Sous l'angle le plus immédiat, il s'agit de faire fonctionner l'exploitation de la classe ouvrière dans le pays, ce qui fait intervenir des questions comme celles des impôts, du salaire minimum, etc. Ici, les conflits d'intérêt tournent autour du "plus ou moins d'État". La tendance générale actuelle va vers "moins d'État", pour diverses raisons liées au fait que le développement international du capitalisme atteint une telle échelle que les pays nationaux sont devenus trop étroits comme cadre de référence. Autrefois, le libéralisme se caractérisait essentiellement par l'exigence de la liberté du commerce, de la liberté d'entreprendre, puis est venu le temps de la libre circulation des capitaux, mais aujourd'hui la bourgeoisie a besoin non seulement d'une entière liberté d'action, mais de l'intégration de la production à l'échelle internationale. Précédemment, l'État national agissait comme capitaliste collectif en prenant en charge les domaines où le développement des forces productives exigeait ce type d'organisation: chemins de fer, électricité, téléphone. Ce développement s'étant décuplé, on assiste finalement à un retournement: d'agent de développement de ces secteurs, l'État est devenu un frein. Les dénationalisations sont nécessaires non pas pour satisfaire la doctrine libérale de la déréglementation, mais en premier lieu pour céder la place à une intégration internationale.

Parallèlement à cela, se déroule le processus de mise en place d'un appareil de domination à un niveau au-dessus des États nationaux, notamment dans le cas de l'Europe. Cependant l'État national est toujours indispensable à la bourgeoisie. L'exercice de son pouvoir en dépend dans la pratique. La police de proximité, le système judiciaire, le musellement idéologique, tout cela serait infiniment plus difficile à mettre en oeuvre en dehors de mécanismes et d'institutions s'appuyant sur le contexte national, à commencer par la langue. Cela étant posé, sur la question du "plus ou moins d'État" se greffe une autre, celle du "plus ou moins de Nation". La position la plus extrême à cet égard s'accroche à la vision national-socialiste de placer au-dessus de tout la puissance de la Nation dans le cadre d'un pays donné, contre les autres. Or, formulée telle quelle, par exemple en France, cette position n'intéresse guère la bourgeoisie, parce qu'elle place ses ambitions à une échelle trop restreinte (à moins de penser qu'il puisse s'agir d'un projet expansionniste en Europe, la France envahissant des pays voisins...). S'il peut y avoir des projets de conquête similaires à celle de l'Allemagne national-socialiste à la recherche d'un "espace vital", ils se conçoivent à l'échelle européenne, et donc d'une manière qui ne peut pas reposer directement sur l'idéologie qui pose la Nation par-dessus tout.

Dans le cadre de l´"unification européenne", se pose depuis longtemps la question de la Régionalisation. Mais jusqu'ici il s'agissait surtout de mesures économiques touchant par exemple à la géographie de développement économique et la répartition des fonds y consacrés. Or, un débat de plus en plus politique se dessine, visant à structurer le pouvoir de la bourgeoisie au niveau européen. Par divers biais, l'idéologie bourgeoise vise à combiner le maintien des appareils d'État nationaux, le renforcement d'un pouvoir de domination supranational et la déstructuration de l'organisation politique de la classe ouvrière dans ce cadre. Une des versions de ces tentatives sur le plan idéologique, consiste à relativiser l'idée de la nation. Il est significatif que cette position trouve des défenseurs justement du côté de l'extrême droite.

Si les responsables politiques se révèlent incapables d'imaginer des solutions aux conflits qui éclatent régulièrement dans les Balkans, c'est parce que, pour eux, la seule vision légitime est celle de l'État-nation. [...] Il est urgent [...] d'accepter l'hétérogénéité, la dissociation État-nation, la création d'autres modèles d'organisations. Or un autre modèle existe, il a été conceptualisé à la fin du XIXe siècle par Karl Renner lors d'un congrès du Parti social-démocrate autrichien. [... En suivant ce modèle:] L'appartenance à une nation ne serait pas uniquement liée au droit du sang ou au droit du sol: il reviendrait à chaque individu de décider dans quelle communauté nationale il s'inscrit[5].

Le courant libéral qu'on pourrait qualifier de "pur" propose une approche plus radicale en ce sens qu'il se réfère non pas à l'Europe des ethnies, mais à l'Europe des individus.

Dans l'éternelle lutte de la force et du droit qui marque l'histoire de l'humanité, les longues années du conflit Est-Ouest ont vu le principe de non-ingérence l'emporter sur les droits de l'homme. Voici qu'émerge à tâtons une nouvelle hiérarchie des normes qui place enfin les droits de l'homme au-dessus du droit des États. [...]

Le véritable ciment de l'Europe, ce qui fonde le projet européen ‑ et plus encore le projet de la grande Europe réunifiée de demain ‑, ce n'est pas le nombre de ses consommateurs ou la taille de son marché. C'est une idée, un point de vue sur l'humanité et sur le monde, l'affirmation de la liberté et de la dignité de la personne humaine, la proclamation que l'homme a, en tant que tel, des droits inaliénables supérieurs à tout pouvoir[6].

C'est la voie qui semble, quant au fond, plus conforme aux intérêts généraux de la bourgeoisie, mais a pour contrepartie que la bourgeoisie française doit elle-même assumer pleinement les implications de la concurrence mondialisée, ce qui n'est pas du goût de tous les composants du capitalisme français.

3. La "superpuissance qui ne peut pas faire grand-chose toute seule"

Certains se plaisent à considérer les États-Unis comme tout-puissants, soit par admiration, soit pour théâtraliser d'autant plus la dénonciation de sa domination. Il y a le schéma d'interprétation datant de l'après-guerre, lorsque, abstraction faite de l'URSS, les États-Unis étaient le principal vainqueur, face aux pays vaincus (Allemagne, Japon) et aux alliés "libérés" (dont la France). Sous un certain angle, aujourd'hui, les États-Unis constituent de loin la plus grande puissance mondiale. Mais il faut néanmoins analyser les facteurs quantitatifs qui sous-tendent cet effet de seuil qualitatif.

Ce qui fonde toujours l'influence des États-Unis, c'est d'abord sa taille en termes de population, l'importance des principaux sociétés monopolistes basées aux États-Unis, et le poids de sa force militaire. Mais sa part relative dans l'économie mondiale a néanmoins diminuée. Les autres grands pays capitalistes ne se laissent pas toujours dicter leurs choix. Et la supériorité militaire des États-Unis, en termes techniques, n'implique pas qu'ils puissent toujours et partout arriver à leurs fins.

Sous le titre: Plaignez la superpuissance solitaire qui ne peut pas faire grand-chose toute seul, l'International Herald Tribune souligne[7]:

Les États-Unis sont un participant indispensable à un effort quelconque pour traiter des problèmes mondiaux majeurs. [...] Pour prendre en main n'importe quelle affaire, les États-Unis ont besoin de la coopération de quelques pays majeurs. [...] À la fin de la guerre froide, avec l'effondrement de l'Union soviétique, les États-Unis étaient souvent capables d'imposer leur volonté à d'autres pays. Cette époque unipolaire est révolue.

Plus précisément, le stéréotype de la France capitularde soumise aux injonctions de l'OTAN commandée par les États-Unis, ne correspond pas exactement à la réalité de l'intervention contre la Serbie. Les États-Unis d'une part, les pays européens, dont la France, d'autre part, ont des raisons distinctes motivant leur attitude.

Il y a les rivalités qui se développent autour de l'Asie centrale, concernant par exemple les sources et les voies d'acheminement du pétrole, et plus généralement les conflits avec des pays comme l'Iran qui tendent à acquérir un certain poids en tant que puissances régionales. C'est cela qui préoccupe surtout les États-Unis. Zbigniew Brzezinski, ancien conseiller pour la sécurité de l'ex-président américain Jimmy Carter, par exemple pousse en faveur d'une intervention massive[8], et à ce propos on peut lire le commentaire assez perspicace de Paul Fabra[9]:

Zbigniew Brzezinski, maintenant conseil auprès de sociétés pétrolières, qualifie d'“axe du monde pour le XXIe siècle” cette région [le Caucase]. [...] Brzezinski et ses émules au département d'État et dans les conseils d'administration verraient bien les avant-gardes de l'OTAN pousser jusqu'à la frontière chinoise.

Il y a par ailleurs l'enjeu de l'expansion des pays européens, individuellement et collectivement, vers l'Est. Et l'une des préoccupations majeures des principaux responsables politiques albanais est précisément l'intégration de l'Albanie dans l'Union européenne. À cet égard, les pays européens, loin d'être soumis, avaient de bonnes raisons de pousser à un conflit militaire. C'est en partie partant de là qu'ils ont fait appel aux États-Unis, dont ils avaient besoin des moyens militaires.

J'ai fait la connaissance de Milosevic lors de la signature de la paix de Dayton, quand j'assurais la présidence tournante de l'Union européenne. Les bases de cet accord étaient européennes, mais l'autorité qui s'est chargée de les mener à bien a été américaine[10].

À ce propos, mentionnons l'information selon laquelle à deux reprises, le 14 décembre 1995 et le 27 mai 1997, Jacques Chirac, président de la République, a proposé au président américain Bill Clinton que soit lancée contre le dirigeant serbe Radovan Karadzic une opération commando franco-américaine[11].

Bien entendu, le domaine militaire est inséparable du domaine économique, ne serait-ce que du point de vue le plus immédiat, concernant l'industrie d'armement. Ainsi les firmes américaine Raytheon et française Thomson-CSF viennent de remporter conjointement un contrat pour l'OTAN qui, à terme, s'élèvera à environ 20 milliards de francs. À cette occasion William Cohen, le ministre de la défense américain, a estimé que "les fusions entre les entreprises de défense américaines et européennes sont non seulement inévitables mais aussi souhaitables"[12]. Raytheon a aussi signé un accord avec Airbus pour développer un avion ravitailleur militaire à partir de la plate-forme de l'Airbus A310[13].

Sur le plan des perspectives économiques directes, immédiates, les Balkans constituent certes une zone d'intérêt limité pour les pays impérialistes européens; néanmoins, ceux-ci ne négligent pas les opportunités de faire du profit qui peuvent s'y présenter, et leur influence va croissant. La situation sur le plan monétaire est à cet égard significative:

La création d'une monnaie propre à la province [du Kosovo] n'est pas d'actualité, le deutschemark se substituant progressivement au dinar yougoslave[14].

Ce même constat vaut d'ailleurs pour la Bosnie:

La Bosnie possède une seule et même monnaie. [...] cette monnaie a cours dans tout le pays et commence à rayonner hors des frontières [...]. Strictement adossée au deutschemark [...] cette monnaie est très stable puisqu'un mark bosniaque vaut par définition un deutschemark [...][15].

La monnaie officielle adoptée par la MINUK [Mission d'administration intérimaire des Nations Unies au Kosovo] et les organisations internationales, notamment pour le paiement des douanes et des comptes publics, est le deutschemark selon une disposition promulguée le 2 septembre 1999[16].

Symétriquement, cet aspect constitue pour les États-Unis une raison d'être réticent, devant la perspective de jouer le rôle de celui qui tire les marrons du feu, au bénéfice d'autres.

Au cours des semaines qui ont précédé le début des bombardements de l'OTAN sur la République fédérale de Yougoslavie, les chefs militaires américains ont émis des réserves appuyées quant à l'attitude adoptée par l'administration Clinton dans la crise du Kosovo. Le plus hauts gradés du Pentagone [...] se seraient également plaints de ce qu'ils considèrent comme l'absence de vision à long terme pour les Balkans et auraient mis en doute le fait que les intérêts américains soient suffisamment concernés pour que cela justifie une confrontation militaire. "Personne n'a l'impression que l'on ait expliqué de façon absolument convaincante que tout cela est dans notre intérêt national", a déclaré un officier général au fait de ces discussions. Derrière le général Henry Shelton, qui préside l'état-major interarmes, les responsables militaires ont particulièrement remis en question la "théorie des dominos" avancée par Madeleine Albright[17].

Si d'un côté le soutien des États-Unis n'est pas désintéressé, de l'autre côté le fait est que, en ce qui concerne la région des Balkans et de l'Europe centrale, l'impérialisme américain, dans ses efforts de développer ses sphères d'influence, peut difficilement éviter une certaine dose de coordination et de compromis avec les puissances européennes.

La meilleure solution, pour le Kosovo, pour la Serbie, pour la Bosnie, la Croatie, la Macédoine et pour tous les pays du sud-est de l'Europe, ne passe pas par un redécoupage sans fin de leurs frontières, a par ailleurs déclaré Bill Clinton, mais par une intégration accrue au sein de l'Europe, où la souveraineté importe mais où les frontières sont aussi de plus en plus ouvertes[18].

La position des Balkans dans le système impérialiste mondial est évidemment déterminée par des interdépendances complexes, à tiroirs imbriqués multiples. Le conglomérat sud-coréen Daewoo a proposé au gouvernement yougoslave d'investir dans la reconstruction de la partie automobile des usines Zastava, à Kragujevac[19]. Daewoo envisagerait d'y produire son plus petit modèle, la Matiz, qui lui paraît adapté au marché yougoslave. La société aurait également proposé la fabrication de pièces qui seraient ensuite envoyées dans les usines Daewoo de Pologne et de Roumanie. Avant Daewoo, Zastava avait suscité l'attention de Fiat dont la filiale Iveco détient une participation minoritaire de 45 % dans une société conjointe avec Zastava[20], mais aussi de Peugeot. Cependant, l'embargo sur les investissements européens en Yougoslavie, décidé le 8 octobre 1998, a suspendu ces relations. De toute façon, le feuilleton risque fort de connaître d'autres épisodes. En effet, le constructeur américain General Motors, peu présent en Extrême-Orient, a l'intention de produire certains de ses modèles au Japon, et en Corée du Sud il étudie une prise de participation majoritaire dans la filiale automobile de Daewoo[21].

Total investit en Iran, en passant outre l'embargo déclaré par les États-Unis et dont ceux-ci prétendent imposer le respect aux autres pays. Il s'agit là d'un conflit aux dimensions nullement négligeables. Les commentaires dans la presse américaine au sujet de l'actuelle bataille entre TotalFina et Elf en témoignent.

Ceux qui pensent que la mondialisation sera une promenade de santé pour les sociétés américaines doivent jeter un œil sur ce qui se passe dans l'industrie pétrolière. Des concurrents étrangers agressifs font leur apparition, utilisant des tactiques audacieuses[22].

Au stade actuel de l'impérialisme mondial, les enjeux autour de TotalFina et Elf dépassent de toute façon largement le cadre d'une simple confrontation entre deux sociétés dites françaises. Premièrement, il y des rapports étroits avec d'autres secteurs économiques, en l'occurrence notamment cette autre recomposition qui se met en oeuvre dans le secteur bancaire[23]. Deuxièmement, il faut garder en vue le constat qu'aux États-Unis, "c'est l'argent des fonds de pension qui part à la chasse des sociétés et qui y conquiert de l'influence. La guerre qui se déroule en France est en partie menée par des compagnies globales et américaines[24]."

Quoi qu'il en soit, ceux qui choisissent l'alliance avec les États-Unis ne sont pas pour autant des simples marionnettes manipulées par ces derniers.

4. Continuités trotskystes

À gauche, évidemment, tout le monde ou presque s'évertue à mettre en avant le droit à l'autodétermination des peuples. On peut difficilement faire autrement quand on tient à poser en bon démocrate respectueux des libertés. Cependant les limites des positions adoptées apparaissent immanquablement. Dans le cas des Balkans, les professions de foi en faveur de ce droit[25] sont presque toujours liées à un refus de l'indépendance pleine et entière[26]. Certains affichent des visions apocalyptiques[27], et parfois ne manquent pas l'occasion d'y inclure des menaces qu'ils ressentent comme plus proches que celles concernant les Balkans.

Sommes nous prêts à soutenir, par tous les moyens, ce que Lénine appelait le droit automatique des peuples à l'autodétermination? Plus clairement: les Kosovars ont-ils raison de prendre les armes et de combattre pour leur indépendance? Les nationalistes corses ont-ils raison de prendre les armes et de combattre pour leur indépendance? Les Basques...[28].

Quand au contraire l'indépendance est souhaitée, c'est parce que certaines fractions du capital opposent à la Serbie leurs propres projets de domination (passant par la Grande Albanie)[29].

Aux trotskystes s'applique le même constat qu'à la gauche en général. Dans leurs prises de position transparaît une vision tronquée de la situation du capitalisme mondial.

La seule raison des bombardements de l'OTAN est d'imposer l'ordre mondial des grandes puissances et d'amener Milosevic à être plus obéissant à cet ordre[30].

D'un côté les puissances impérialistes occidentales, de l'autre un petit État récalcitrant. Le rôle de la Russie comme autre État impérialiste et ses relations avec la Yougoslavie comme pays faisant partie de sa sphère d'influence sont escamotées. Certes à l'état actuel des choses, en Russie l'éclatement prévaut; la bourgeoisie en Russie a du mal à s'organiser de manière cohérente et à mettre à son service un État structuré stable. Mais cela ne la fait pas disparaître de l'affrontement mondial.

Par ailleurs, la notion d'autodétermination renvoie, chez les trotskystes, à une conception conforme à la démocratie bourgeoise. Si parfois est utilisée furtivement la formule du "droit des nations à disposer d'elles-mêmes", ce qui prévaut est une conception respectant le "droit international". Il s'agit en fait d'une approche qui s'apparente aux éternels appels à la négociation qui constituent le maître mot du PCF.

La seule solution est politique et démocratique: c'est au peuple du Kosovo de s'autodéterminer, de décider par une consultation démocratique le destin qu'il choisit, l'indépendance s'il le souhaite. L'armée serbe doit se retirer du Kosovo[31].

À noter la fiction d'un peuple du Kosovo fusionnant d'emblée Albanais et autres minorités ethniques.

En tout état de cause, le choix de l'indépendance est fortement déconseillé.

L'autodétermination signifie le droit de choisir: autonomie, association, souveraineté partagée. Ce choix inclut l'indépendance, mais ne s'y réduit pas: à l'heure de la mondialisation marchande, la dislocation d'États plurinationaux et pluriethniques, la quête improbable d'une équation simple (un peuple homogène = un territoire = un État) portent en germe la purification territoriale et ethnique. Sa sinistre logique est sans limites.

Même si l'autonomie substantielle du Kosovo apparaissait comme une solution souhaitable, la poursuite de la guerre la compromet chaque jour davantage et réduit à vue d'oeil l'espace d'une force démocratique et pacifique. Au point d'exacerbation atteint par l'affrontement communautaire, l'indépendance devient, par effet d'engrenage, le débouché probable de l'autodétermination, au risque d'une partition de fait sur le dos des Kosovars [...][32].

Il s'agit avant tout de "libertés démocratiques", ce qui ne nécessite pas l'indépendance, et à cette dernière solution sont opposés les droits des autres minorités.

Alors, oui au droit des Albanais du Kosovo, comme de tous les peuples des Balkans, à disposer d'eux-mêmes; oui au droit de toutes les minorités d'être traitées au même titre que la majorité, avec toutes les libertés démocratiques que cela implique. [...] Nous devons aider à la mobilisation la plus large des peuples, pour imposer: [...] l'autodétermination du peuple du Kosovo, dans le respect des droits des minorités qui y vivent[33].

Ce que souhaitent les trotskystes, c'est un processus sagement institutionnalisé mettant en oeuvre une consultation de la population qui ensuite appliquerait tranquillement la décision prise ainsi selon les normes de la démocratie bourgeoise. C'est évidemment une vue de l'esprit. Milosevic était là pour le prouver dans le passé, et les puissances impérialistes sont là pour le prouver aujourd'hui. Ce que soulignent à leur manière les auteurs cités, bouclant ainsi la boucle qui fait que selon leur vision le peuple est d'emblée traité comme une masse passive.

Ce sont les peuples qui ont payé pour les crimes de Milosevic, même pas son armée. [...] Le "bon travail" des bombardiers français, américains, britanniques, etc. a apporté la démonstration que les grandes puissances sont les maîtres de la région. Mais qu'a-t-il apporté aux populations du Kosovo? Même pas le droit de disposer d'elles-mêmes: au lieu de l'indépendance, le Kosovo restera sous souveraineté serbe, soumis à un protectorat militaire international, et divisé en zones d'occupation[34].

Le rôle joué par l'UCK est éliminé des considérations; que l'UCK impose par la lutte armée la constitution du Kosovo en État indépendant ne serait pas conforme aux objectifs envisageables par les trotskystes. Les arguments sont multiples: les droits des minorités au Kosovo (ce qui rejoint Vidal-Naquet et Cie), mais il y a aussi des arguments plus expéditifs.

Leur "solution politique" [de l'OTAN] réside-t-elle dans l'armement d'une UCK dont personne ne cache qu'elle est financée par la mafia du trafic de drogue[35]?

Explicitement ou implicitement le raisonnement des trotskystes est basé sur le constat que la réalisation de l'indépendance nationale n'est pas, en tant que telle, synonyme de prise de pouvoir par le prolétariat. Or, au-delà de cette évidence, la vraie question est celle des conditions dans lesquelles la classe ouvrière mène la lutte. À cet égard, il y a méconnaissance des implications du stade impérialiste du capitalisme. Plus particulièrement, c'est Lutte ouvrière qui incarne cette position qui consiste à évacuer purement et simplement la question nationale sous prétexte que l'Union européenne n'est que l´"arène rénovée de la guerre des trusts"[36]. De la découle son mot d'ordre "Leur Europe est celle des financiers ‑ il faut construire l'Europe des peuples"[37]. L'organisation explique à ce sujet:

Oui, nous sommes des Européens convaincus. Et pour nous, l'horizon ne se limite pas à l'Europe car nous sommes internationalistes, et nous ne sommes pas plus nationalistes européens que nationalistes français. Cela fait bien longtemps que les révolutionnaires communistes défendent l'idée d'États-Unis socialistes d'Europe, parce qu'ils savaient et ils savent que des États-Unis d'Europe ne se créeront que lorsque la classe ouvrière les aura unifiés avec les méthodes de la révolution. Et ce serait un levier considérable pour la lutte de classe dans le reste du monde, auquel le prolétariat d'Europe pourrait s'adresser fraternellement et avec tout son poids[38].

Rosa Luxemburg, arguant des rapports de domination impérialistes écarte l'idée que l'indépendance politique puisse constituer un objectif dans l'intérêt de la lutte pour le socialisme. Cette conclusion erronée est, chez elle, basée sur une façon totalement tronquée de poser le problème. En effet, elle fixe son attention essentiellement sur la Russie en voie vers la révolution, et réduit la perspective de l'indépendance nationale des pays dominés par l'empire tsariste, tels que la Pologne, à un seul aspect: celui de la volonté des bourgeoisies de ces pays de prendre en main le pouvoir pour maintenir la domination de la classe capitaliste, domination menacée par la conquête du pouvoir vers laquelle se lance le prolétariat en Russie. À un premier niveau, il s'agit là d'un problème de tactique, face à la question de savoir dans quelles conditions les bolcheviks pourront non seulement prendre mais aussi garder le pouvoir: c'est la question des compromis nécessaires, de l'étendu géographique sur lequel la révolution peut être victorieuse, à ce moment-là. À ce sujet, Rosa Luxemburg s'enferme dans une vision dogmatique, interprétant la réalité concrète de manière déformée.

Par exemple[39]:

[...] la révolution russe a communiqué à toutes les classes possédantes de tous les pays du monde, la panique, la haine farouche, fulminante, effrénée du spectre menaçant de la dictature politique, [...]. Ces sentiments sont aujourd'hui la substance profonde des délires nationalistes auxquels le monde capitaliste a apparemment succombé.

Et encore[40]:

 [...] les classes bourgeoises et petites bourgeoises qui, en opposition violente avec leurs masses prolétariennes [...] ont transformé le "droit à l'autodétermination nationale" en instrument de leur politique de classe contre-révolutionnaire.

Et[41]:

Des nations et des mini-nations s'annoncent de toutes parts et affirment leurs droits à constituer des États. Des cadavres putréfiés sortent de tombes centenaires, animés d'une nouvelle vigueur printanière et des peuples "sans histoire" qui n'ont jamais constitué d'entité étatique autonome ressentent le besoin violent de s'ériger en États.

Mais, surtout, elle en arrive à une position erronée du point de vue des principes, puisqu'elle rejette d'emblée de manière générale l'indépendance nationale comme objectif valable, que ce soit pour des pays colonisés ou des petits pays en Europe par exemple, alors que dans ces cas la révolution russe n'est pas un facteur déterminant.

Trotsky assigne une importance encore plus fondamentale aux arguments relatifs au facteur économique. Il n'invoque pas simplement, comme Rosa Luxemburg, de manière négative, l'impossibilité de l'indépendance économique, mais accorde un rôle primordial à la tendance vers la centralisation économique sur le plan international, voire mondial. Pour lui, non seulement l'indépendance politique ne peut être un objectif premier, mais bien au contraire, il faut justement appuyer d'abord et avant tout cette tendance économique progressiste portée par le capitalisme, et ce n'est qu'après avoir atteint un stade suffisamment avancé d'unification économique que pourra être réalisée l'autonomie politique des peuples intégrés ensemble dans ce cadre supranational.

Si ce "droit" [à l'auto-détermination nationale] doit être ‑ par la force révolutionnaire ‑ opposé à la méthode impérialiste de centralisation qui met en esclavage des peuples faibles et arriérés et brise le cœur de la culture nationale, le prolétariat, d'autre part, ne peut permettre du [sic] "principe national" d'être un obstacle à la tendance irrésistible et profondément progressive de la vie économique moderne dans la direction d'une organisation planifiée sur tout notre continent, et, par suite, sur tout notre globe. Du point de vue du développement historique ainsi que du point de vue des tâches de la social-démocratie, la tendance de l'économie moderne est fondamentale et il faut lui garantir la possibilité totale d'exécuter sa mission historique de véritable libération: pour construire l'économie mondiale unifiée, indépendante des cadres nationaux, des barrières d'État et des barrières douanières, [...]. L'unification étatique de l'Europe est nettement la condition préalable de l'auto-détermination des grandes et des petites nations de l'Europe. [...]

Par conséquent l'union économique de l'Europe [...] devient la tâche révolutionnaire du prolétariat européen dans sa lutte contre le protectionnisme impérialiste et contre son instrument, le militarisme. [...]

Les États-Unis d'Europe sont le mot d'ordre de la période révolutionnaire dans laquelle nous sommes entrés. [...] Dans ce programme est exprimé le fait que l'État national est dépassé, en tant que cadre pour le développement des forces productives, en tant que base pour la lutte des classes, et par conséquent en tant que forme étatique de la dictature prolétarienne[42].

Ce à quoi Lénine oppose la remarque suivante, dont la teneur peut s'appliquer très précisément à la situation actuelle du Kosovo.

Les larges couches de la population connaissent fort bien, par leur expérience quotidienne, l'importance des liens géographiques et économiques, les avantages d'un vaste marché et d'un vaste État, et elles ne penseront à se séparer que si l'oppression nationale et les frictions nationales rendent la vie commune absolument insupportable et entravent les rapports économiques de toutes sortes. Et, dans ce cas, les intérêts du développement capitaliste et de la liberté de la lutte de classe seront précisément du côté de ceux qui se séparent[43].

5. ... et variations dites marxistes-léninistes

Chez les organisations se réclamant du marxisme-léninisme, on trouve des analyses semblables à celles caractérisant les positions trotskystes. À titre d'exemple, on se réfère ici au PCOF. Il y a un certain nombre d'éléments déjà évoqués concernant les rapports au sein de l'alliance OTAN-USA[44], ainsi que l'escamotage du rôle de la Russie[45]. Concernant l'objectif de l'indépendance du Kosovo, le PCOF affirme que l'intervention de l'alliance y conduit et il dénonce cette perspective au nom, plus ou moins explicitement, de l'intégrité territoriale de la Yougoslavie. Cette approche l'amène notamment à opérer un étrange glissement (lapsus?), du danger de partition du Kosovo à celui d'une "partition entre le Kosovo et la Serbie".

[...] les puissances impliquées [...] planifient aujourd'hui une occupation militaire du Kosovo avec des troupes de combat [...]. Si cette option se confirme, on va, à plus ou moins court terme, vers une partition de fait entre le Kosovo et la Serbie. Les responsables nord-américains et européens ont beau prétendre être farouchement opposés à toute idée d'indépendance du Kosovo, la politique qu'ils disent vouloir mener sur le terrain ne peut qu'aboutir à ce résultat. Cette "indépendance" sera toute formelle [...]. L'émiettement de l'ex-Yougoslavie se poursuit [...][46].

Et la position d'hégémonie sans partage des États-Unis est affirmée moyennant un tour de passe-passe qui permet de ne pas minimiser trop ouvertement le rôle des impérialismes européens (ce qui est motivé sans doute en partie par les positions de certains partis "amis", en particulier le KPD, dont nous parlerons plus loin).

La guerre contre la Yougoslavie a été déclenchée par l'impérialisme US. Elle marque la volonté de cet impérialisme d'affirmer son leadership mondial, sur les plans économique et militaire, et vise à contenir l'expansion de l'impérialisme allemand dans les Balkans et en Europe Centrale[47].

Quant à la Russie, l'enjeu est réduit à une question uniquement de politique intérieure. Elle reste hors scène par rapport au conflit.

L'intégration de la Pologne, de la République tchèque et de la Hongrie dans l'OTAN vise aussi à créer un "cordon sanitaire" aux frontières de la Russie. La principale menace étant, du point de vue de l'impérialisme US, sa situation intérieure explosive[48].

L'une des préoccupations des États-Unis dans le cadre de la force d'intervention établie au Kosovo, est sans doute de contrôler les autres puissances de l'OTAN et de contenir leurs velléités de poursuivre leurs intérêts propres. Le raisonnement tel qu'il est exposé dans la citation ci-dessus est néanmoins étrange. En se plaçant dans l'hypothèse que l'objectif même de l'intervention militaire a été de contrer l'impérialisme allemand, on en arrive à un tableau ou l'éventuelle indépendance du Kosovo devient un complot monté de toutes pièces par les États-Unis.

On peut comparer les positions du PCOF à celles du KPD (Roter Morgen), qui s'éloignent des trotskystes dans la mesure où il se prononce explicitement pour un soutien à l'UCK[49]. Cependant, ce soutien est éminemment réservé[50], et pour des raisons fortement contestables[51]. En ce qui concerne la situation géopolitique, le KPD voit la guerre non pas comme un affrontement de l'alliance impérialiste occidentale avec la Yougoslavie, petit pays dominé, mais comme un élément de la rivalité entre les impérialistes de l'alliance d'un côté, la Russie soutenant la Yougoslavie, de l'autre. Mais il interprète cette situation de manière à conclure à un non-soutien global[52]. C'est encore la référence au droit des autres minorités qui sert de prétexte pour dénoncer l'attitude de l'UCK par rapport à l'intervention de l'alliance[53]. On remarque en particulier la formulation du mot d'ordre: "Pour le droit à l'autodétermination de la population du Kosovo"; c'est à mi-chemin entre la notion de "peuple du Kosovo" trouvée chez les trotskystes, et la revendication de l'UCK visant à l'autodétermination des Albanais du Kosovo. Et en mettant en avant les droits des autres minorités, le KPD annule implicitement le soutien à l'indépendance. À cet égard, voici un extrait qui contient un certain nombre d'éléments caractéristiques[54]:

Dans le dernier Roter Morgen était avancé le mot d'ordre "Milosevic hors du Kosovo!". Ce mot d'ordre est erroné. D'abord il peut être mal compris. [...] Ce qu'il avait en vue, c'est le retrait de l'appareil militaire et policier (actuellement aux ordres de Milosevic) du Kosovo. Or, une telle revendication est elle aussi erronée. La revendication juste est: Arrêt de la terreur contre les Albanais du Kosovo! Arrêt des expulsions à caractère ethnique!

Notre tâche ne peut pas être de poser des revendications visant au retrait de l'appareil d'État yougoslave hors d'une partie de la Yougoslavie, hors du Kosovo. Nous revendiquons le droit à l'autodétermination de la population du Kosovo. Comment cela est mis en œuvre, cela ne peut être déterminé que par la population toute entière ‑ naturellement en incluant les Serbes qu'y vivent.

L'embarras se lit entre les lignes: joindre le mot d'ordre "Milosevic hors du Kosovo" à celui qui exige l'arrêt de l'intervention de l'Alliance, c'était une façon de rester à égale distance de l'un et de l'autre des "bandits", mais cela signifie aussi demander ‑ de manière voilée ‑ l'indépendance. Le rectificatif est manifestement motivé par le recul devant cette perspective.

 

Ernest Leroux


Notes

 

 

 

 



[1]. "Discours sur l'état de l'Union" prononcé par le président américain Bill Clinton le 19 janvier 1999: "Alors que nous oeuvrons pour la paix, nous devons également faire face aux menaces contre la sécurité de la nation, notamment celles, croissantes, que font peser les groupes terroristes et les nations hors-la-loi. Nous défendrons notre sécurité chaque fois qu'elle est menacée, comme nous l'avons fait cet été lorsque nous avons frappé le réseau de terreur d'Oussama ben Laden." [Le Monde diplomatique, 5/1999.]

[2]. Henry de Lesquen, "Libéralisme national ou libéralisme utopique", in: Le Club de l'Horloge, L'identité de la France, Paris, 1985, Albin Michel, pp. 167‑-168.

[3]. La bourgeoisie n'est pas nationaliste à tout moment, ni en tout lieu!

[4]. Henry de Lesquen, op. cit., p. 177 et p. 179.

[5]. Charles Millon, président de La Droite, Le Monde, 16/4/1999.

[6]. Alain Madelin, président de Démocratie libérale, Le Monde, 1/4/1999.

[7]International Herald Tribune, 30/3/1999.

[8]. Zbigniew Brzezinski: "Le plan de Rambouillet pour l'autonomie du Kosovo au sein de la Serbie est mort. [...] Pendant les années à venir, le statut formel du Kosovo devra rester indéterminé, sous la protection directe de l'OTAN. [...] L'Alliance doit écarter la tentation d'accepter tout accord élaboré par la Russie qui accorderait au dictateur la moindre amélioration des conditions originelles de l'OTAN. [...] Il faut commencer de vastes regroupements de forces pour une possible opération au sol de l'OTAN." [Le Monde, 17/4/1999.]

[9]. Paul Fabra, "OTAN: ... frontière Chine", Les Echos, 23-24/4/1999. Voir également Laurent Murawiec, consultant de défense: "Aux yeux des États-Unis, le danger de déstabilisation mondial principal, c'est la Chine." [Libération, 20/7/1999.]

[10]. Felipe Gonzalez, ancien président du gouvernement espagnol, Le Monde, 16/4/1999.

[11]Le Monde, 8/1/1999.

[12]Le Monde, 24/7/1999.

[13]Les Echos, 17/6/1999.

[14]Le Monde, 29/7/1999.

[15]Le Monde, 20/7/1999.

[16]Le Monde, 5‑6/9/1999.

[17]. Article du Washington Post, Courrier international, 15‑21/4/1999.

[18]Le Monde, 17/4/1999.

[19]Le Monde, 20/7/1999.

[20]Les Echos, 31/3/1999.

[21]Les Echos, 9/8/1999, Le Monde, 10/8/1999.

[22]. Article du Washington Post, Le Monde, 4/8/1999.

[23]Les Echos, 7/7/1999, Titre d'un article: "L'axe Total ‑ SG Paribas face au pôle Elf‑BNP".

[24]. Kasra Ferdows, professeur à l'université de Georgetown et à l'Insead, Le Monde, 4/8/1999.

[25]. À titre d'exemple, citons un extrait du texte intitulé "Pour une paix juste et durable dans les Balkans ‑ Appel européen de Paris ‑ 15/5/1999":

"Aujourd'hui il faut exiger:

".    Le retour de populations albanaises sous protection internationale, placée sous la responsabilité de l'Assemblée Générale des Nations Unis,

".    Le retrait des forces serbes du Kosovo,

Et, pour atteindre ces objectifs, obtenir d'abord

".    La cessation immédiate des bombardements.

"[...] Une telle démarche doit reposer sur un principe [...]: le respect du droit des peuples, et notamment du peuple Kosovar albanais et serbe, à décider eux-mêmes de leur propre sort, dans le respect des droits des minorités."

Parmi les signataires en France: Daniel Bensaïd, Martine Billard, Pierre Bourdieu, Serge Guichard, Francette Lazar, Henri Maler, Roger Martelli, Pierre Vidal-Naquet, Francis Wurtz. [D'après Internet, http ://www.monde-diplomatique.fr.]

[26]. Pierre Hassner (Comité Kosovo): "Je crois que la seule solution serait, un peu comme pour la Bosnie, l'indépendance, mais avec un protectorat international qui interdise la constitution de la “grande Albanie”, c'est-à-dire l'union entre le Kosovo, l'Albanie et les territoires peuplés par les minorités albanaises de Macédoine." [L'Expansion, 29/4-11/5/1999.]

[27] Libération, 23/4/1999 : Texte intitulé "Une série de propositions afin d'éviter une déstabilisation durable des Balkans - Pour sortir des dilemmes absurdes":

"L'imbroglio est tel que toutes les solutions envisagées peuvent conduire au pire. [...] L'armement de l'UCK? C'est l'acceptation d'une logique de déstabilisation durable des Balkans à laquelle nous ne pouvons nous résoudre."

Parmi les signataires: Mouloud Aounit, Patrick Braouezec, Annick Coupé, Serge Guichard, Jean-Christophe Le Duigou, Roger Martelli, Toni Negri, Madeleine Rebérioux, Lucien Sève, Pierre Vidal-Naquet.

De même Daniel Cohn-Bendit: "Nous ne devons pas nous laisser aller à une stratégie du tout ou rien, poussant le Kosovo à une indépendance explosive." [Le Monde, 9/4/1999.]

[28]. Marek Halter, Libération, 31/3/1999.

[29]. Ainsi le 5/4/1999, l'UGIF (organisation des jeunes gaullistes) a tenu une réunion publique avec entre autre une banderole stipulant: "Tant que l'Albanie sera morcelée, il n'y aura pas d'Europe". [Cf. Le Monde, 21/4/1999.]

[30]. Arlette Laguiller et Alain Krivine, Libération, 13/4/1999.

[31]. Tract LCR, début avril 1999.

[32]. Daniel Bensaïd, Le Monde, 9/4/1999.

[33]. Arlette Laguiller et Alain Krivine, Libération, 13/4/1999.

[34]. Arlette Laguiller, Lutte ouvrière, n° 1615, 25/6/1999.

[35]. Tract Parti des Travailleurs, 26/5/1999.

[36]. Titre d'un exposé, brochure éditée par Lutte Ouvrière dans la série Exposés du cercle Léon Trotsky, n° 62, du 29/4/1994.

[37]. Titre d'un exposé, brochure éditée par Lutte Ouvrière dans la série Exposés du cercle Léon Trotsky, supplément à Lutte Ouvrière n° 1607, du 19/3/1999.

[38]Op. cit., p. 48.

[39]. Rosa Luxemburg, "Fragment manuscrit sur la guerre, la question nationale et la révolution", Oeuvres, II, Paris, 1972, Editions Maspero, p. 97.

[40]. Rosa Luxemburg, "La révolution russe, manuscrit inachevé", op. cit., p. 71.

[41]. Rosa Luxemburg, Fragment..., op. cit., p. 93.

[42]. Léon Trotsky, Qu'est-ce qu'un programme de paix? (juin 1917), Série classique rouge  ‑les États-Unis socialistes d'Europe, pp. 7‑8, pp. 9‑10, et pp. 11‑12.

[43]. V. I. Lénine, "Du droit des nations à disposer d'elles-mêmes", Oeuvres, tome 20, Paris-Moscou, 1959, p. 447.

[44]. Tract PCOF, 25/3/1999: "Nous dénonçons l'alignement servile des dirigeants français sur la politique de l'impérialisme nord-américain."

[45]. Tract PCOF, 1/5/1999: "Ce premier mai [...] est placé sous le signe de la lutte contre la guerre que mènent les puissances impérialistes contre la Yougoslavie."

[46]La Forge, 2/1999.

[47]La Forge, 4/1999.

[48]Idem.

[49]Roter Morgen, n° 5/1999, 17/3/1999: "Pour les impérialistes, l'UCK, qui objectivement agit contre l'impérialisme, est une épine dans le pied. [...] Partant, il est du devoir des forces progressistes de soutenir l'UCK ‑ toutefois sans oublier que l'UCK elle-même n'est pas encore engagé définitivement sur un chemin progressiste." Et Roter Morgen, n° 7/1999, 15/4/1999: "Il est clair que l'UCK, comme n'importe quel mouvement de guérilla, s'est procuré ses armes partout où elle pouvait en obtenir. De même il est clair que l'UCK est née contre le gré de l'OTAN. L'OTAN et l'USA ont pendant des années tablé sur Rugova, qui maintenant réside chez Milosevic, et qui a toujours refusé toute lutte des Albanais. [...] Le but premier de la politique impérialiste est le désarmement de l'UCK, afin que les impérialistes puissent à nouveau décider seuls."

[50]Roter Morgen, n° 5/1999: "Il est clair que l'UCK n'a pas de programme bien établi et il y manque l'orientation marxiste, ce qui la met dans l'impossibilité de s'adresser aux ouvriers serbes. Elle est un mouvement national à caractère paysan, qui devra tôt ou tard choisir le côté vers lequel il se développera. À gauche ou à droite. [...] Pour l'instant, les deux côtés sont présents au sein de l'UCK."

[51]Les Echos, 2‑3/4/1999: "Nombre de cadres de l'UCK [...] seraient aujourd'hui d'anciens mineurs de Trepca." Le Monde, 5‑6/9/1999: "Shaila [massif au nord de Kosovo aux flancs duquel est située la mine de Trepca] devenait un des foyers les plus actifs de l'UCK."

[52]Roter Morgen, n° 7/1999: "Dans cette guerre, nous ne voyons pas de côté juste! Notre cœur ne bat ni pour l'OTAN, les États-Unis et l'impérialisme allemand, ni pour la Russie, grande-puissance qui soutient Milosevic, ni de même pour Milosevic. Nous ne voyons aucune raison de nous placer aux côtés de l'un ou de l'autre des bandits."

[53]Roter Morgen, n° 7/1999: "Nous ne reconnaissons aucun droit de la majorité albanaise du Kosovo, d'appeler l'OTAN “à l'aide”. Au Kosovo les Albanais sont la nation opprimée, et c'est eux qui font l'objet de notre soutien. Mais l'appel à l'adresse de l'OTAN est une restriction aux droits de la nation serbe. Cet appel était une erreur lourde de conséquences également du point de vue des droits des Albanais au Kosovo."

[54]Roter Morgen, n° 7/1999.