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A. Bouziam:
"La Palestine contemporaine et son mouvement ouvrier"
(1924)

 

 

Le texte ci-dessous est reproduit d'après un dossier sur la Troisième Internationale, la Palestine et le Parti communiste de Palestine, publié par le CEMOPI.

 

 

 

 

 

 

Bulletin international
n° 55‑58, juillet-octobre 1982
édité par le CEMOPI
(Centre d'étude sur le mouvement ouvrier et paysan international),
France

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La Troisième Internationale, la Palestine et le Parti communiste de Palestine,
1920‑1932 - Sommaire

 

 

 

 

 

 

A. Bouziam[1]
La Palestine contemporaine et son mouvement ouvrier[2]

L'Asie Antérieure représente un tout unique au point de vue ethnographique, économique et culturel. Or, l'impérialisme international, par le système des “mandats” l'a démembrée artificiellement en petites parcelles. En Syrie, occupation française; en Palestine, occupation britannique; en Mésopotamie, Hedjas et provinces d'outre-Jourdain, villes arabes “indépendantes” sous le protectorat anglais.

Ce démembrement artificiel est la condition nécessaire de la domination britannique. Mais elle est d'autre part, la source d'un mécontentement permanent, de conflits et d'insurrections. Ces insurrections sont dirigées soit directement contre les Anglais (Palestine), soit contre les agents britanniques, les princes arabes (dernière insurrection de la province de Jourdain contre Abdoullah). Les causes des soulèvements sont: 1) les rivalités franco-anglaises; 2) le mouvement national et l'arbitraire des occupants qui indigne la population.

Tout le pays est mis en coupe réglée. Les bandits règnent sans partage. Les fonctionnaires pillent ouvertement la population, qui ne trouve aucun recours contre eux. Les impôts, surtout le fameux “ocher” (contribution foncière spéciale qui, officiellement, est égale à 14 % et, en fait, à 40‑48 % du revenu brut), écrasent la population plus fort que jamais, le fisc ottoman. On comprend que, dans ces conditions, même la patience des fellahs est à bout. Des mutineries, des insurrections éclatent, que les “princes” sont impuissants à réprimer. Ils ont recours aux tanks anglais, aux automobiles blindées, aux avions militaires.

Tout le pouvoir politique est entre les mains du haut-commissaire britannique de la Palestine. C'est lui qui commande les troupes coloniales, qui sont assez nombreuses pour assurer “l'ordre et le calme”.

En fait, le haut-commissaire gouverne en autocrate tout le pays; c'est lui qui détient le pouvoir législatif et exécutif. Les préfets provinciaux lui sont directement subordonnés. Il est vrai qu'on avait essayé de simuler un certain démocratisme: on avait organisé des municipalités qui, en fait, n'eurent aucune influence. La conférence législative réunie par le haut-commissaire avorta, en raison du boycottage actif, organisé par la population arabe. On n'appliqua dans le pays aucune règle juridique. Maintenant, tout comme dans le passé, les lois turques et les commandements du Coran sont en vigueur, avec cette différence que les fonctionnaires britanniques viennent ajouter à ces textes leur arbitraire. Officiellement, les Capitulations sont abrogées, mais les citoyens anglais jouissent de nombreux privilèges. Ce pays représente pour les Anglais une colonie militaire et stratégique qui leur assure les communications terrestres entre l'Inde et l'Égypte.

La Palestine est un pays semi-féodal, le mouvement ouvrier y est peu développé.

Avant la guerre, le pays connaissait surtout la petite industrie, les artisans. La politique impérialiste fut fatale à l'industrie locale. Les capitalistes d'Europe inondèrent les marchés locaux de leurs marchandises. Les produits des artisans et des agriculteurs indigènes furent évincés. Les fellahs, ruinés par les usuriers, pillés par leurs “effendis” et écrasés sous un fardeau fiscal extrêmement lourd, mis dans l'impossibilité de trouver du travail dans les villes en raison du faible développement de l'industrie, se transformaient en Bédouins nomades, presque sauvages.

Bien entendu, ces conditions n'étaient pas propices au développement d'un mouvement ouvrier quelconque. Officiellement, le mouvement ouvrier de la Palestine date d'il y a 18 ou 20 ans, mais les débuts de ce mouvement furent si peu importants qu'il n'y a pas lieu d'en parler sérieusement. En fait, le mouvement ouvrier en Palestine a un passé de 5 à 6 années.

L'occupation britannique de la Palestine fut suivie par une assez importante immigration dans ce pays. Balfour avait promis, dans sa déclaration, la Palestine aux sionistes. Dans le courant des cinq dernières années, plusieurs dizaines de milliers de juifs sont venus s'installer dans le pays, dans les villes, dans des “colonies”, dans des localités nouvelles construites par eux. C'est avec cet afflux d'immigrants que commence le développement industriel de la Palestine. Les villes recevaient, d'une part, des immigrants et, d'autre part, des fellahs venant des campagnes. La désertion des campagnes par les fellahs et l'achat des terres par les sociétés sionistes entraînèrent rapidement une hausse du prix de la terre (dans certains endroits la terre a augmenté 100 fois ou même davantage). Cette hausse ne fit qu'accroître la cupidité des “effendis”. On assista à une spéculation effrénée favorisée par le chaos qui règne dans le droit civil en Palestine. La concentration de la propriété foncière entre les mains des “effendis” accélère la concentration de la population urbaine.

Dès maintenant, il y a des groupes importants de prolétaires: 60 ou 70 000 individus, abstraction faite des petits artisans et des fellahs. Sur ce nombre, 40 ou 50 000 ouvriers sont arabes, les autres sont juifs.

Les ouvriers arabes, quittant leurs pauvres villages de fellahs, se trouvent à un niveau de culture très bas: la passivité, une soumission résignée, l'ignorance (prés de 98 % d'illettrés), tels sont les traits caractéristiques de l'ouvrier arabe.

Le prolétariat arabe travaille le plus souvent dans les “colonies”, aux travaux saisonniers de constructions, à la construction des ponts et chaussées, etc. Les conditions de travail des ouvriers arabes se distinguent nettement de celles des travailleurs juifs. Le manoeuvre et l'ouvrier agricole juifs gagnent deux fois plus que l'ouvrier arabe.

Las ouvriers arabes mènent une existence très pénible. Une journée de travail très longue (le plus souvent ils travaillent à forfait), un traitement brutal infligé par les employeurs qui les considèrent comme des esclaves, des conditions de travail anti-hygiéniques. Toutefois, jusque tout récemment, les ouvriers arabes ne montrèrent aucune aspiration à l'organisation.

Tout autre est la situation des ouvriers juifs. Presque tous, ils sont venus de pays à industrie plus développée, à culture plus haute. Mais il y a lieu de distinguer parmi eux divers éléments: les juifs indigènes (“emenites”, “sefardiques”, “levantins”) et les immigrants. Ceux-là ne différent presque pas des ouvriers arabes. Ceux-ci, à leur tour, doivent être divisés suivant leur position dans leur pays d'origine (Pologne. Russie): ouvriers ou élément déclassés (artisans, boutiquiers, intellectuels. etc.). L'immigrant ouvrier a apporté avec lui son expérience d'organisation et sa conscience de classe; les éléments déclassés, leur nationalisme chauvin. La lutte entre ces deux groupes a marqué de son empreinte tout le mouvement ouvrier de la Palestine, et en particulier son mouvement syndical.

Comme les Arabes représentent une main d'oeuvre moins coûteuse, plus facile à exploiter, ils évincent les ouvriers juifs même dans les colonies juives.

Les travailleurs juifs, amenés à concurrencer la main-d'oeuvre arabe, s'efforcent, de leur côté, d'éliminer cette concurrence. À cet effet, ils ont constitué des guildes spéciales (krouzot). Ce sont des unions de travail qui à la place de la lutte de classe se proposent des buts nationalistes: la conquête du marché du travail par les ouvriers juifs. Ce fait a déterminé pour longtemps la marche ultérieure du mouvement ouvrier juif. Une idéologie pseudo-rnarxiste toute particulière a pris corps. Elle se réduit à ceci: il n'y a pas de bourgeoisie en Palestine, donc il n'y a pas de lutte de classes. Il s'ensuit que le but du prolétariat, dans ce pays, c'est “l'édification de classe”. Au lieu de mener la lutte de classes, il s'agit de faire une concurrence de classe, autrement dit, la classe ouvrière doit créer ses propres organisations économiques qui, s'appuyant sur la démocratie nationale, évinceront le capital privé.

Ces idéologies ont créé dans le pays tout un réseau d'organisations ouvrières économiques, dont la structure rappelle les guildes anglaises. Elles se proposent pour but de concurrencer le capital privé, d'une part, et les ouvriers arabes d'autre part. Ces organisations devront, plus tard, créer une société non divisée en classes sociales. “L'édification de classe” est appelée à remplacer la lutte de classes. C'est à cette idéologie que se sont ralliés, on août 1918, toutes les organisations ouvrières, partis ou syndicat, en fusionnant dans une organisation unique appelée “Union du Travail” (“Ach Dut”).

En marge de ce groupement, sont restés les éléments de droite de l'ancien parti national démocrate (Parti Jeune Ouvrier), qui considéraient le programme de l'Union du Travail comme trop avancé, et aussi quelques petits groupes d'ouvriers internationalistes qui créèrent plus tard le Parti Socialiste de Palestine (PSP).

C'est ainsi que se sont trouvées on présence dans le pays trois organisations qui se disputèrent assez âprement l'influence au sein des syndicats.

Le PSP mena très énergiquement sa propagande révolutionnaire. Il put acquérir une forte influence, même parmi les ouvriers de l'Union du Travail. Les grèves politiques sont devenues de plus en plus fréquentes. Les leaders des partis de droite, désireux de paralyser les progrès du PSP décidèrent de fonder de nouvelles organisations, qui leur permettraient d'assujettir à leur influence les ouvriers et de réprimer les récalcitrants. En décembre 1919, fut créé à Kaifa, l'Organisation Générale des Travailleurs Juifs en Palestine (“Histradrut”). Cette organisation englobe actuellement tous les ouvriers organisés (8000 adhérents). Sont membres de cette organisation des ouvriers, de petits artisans ne faisant pas usage de main-d'oeuvre salariée, les membres des coopératives de production, les employés, les fonctionnaires, la jeunesse des écoles. Ont voix délibérative aux élections, outre les membres titulaires de l'organisation, leurs femmes.

Tous les établissements, coopératives, banques, caisses de maladies, etc. dépendent, au point de vue matériel, des organisations bourgeoises juives. Il est naturel que les syndicats professionnels, filiales de ces organisations, se trouvent également dans la dépendance des sionistes. Rien d'étonnant, par conséquent, à ce que les grèves soient considérées dans ces milieux comme très dangereuses pour l'oeuvre de “l'édification nationale”. Pour les sionistes, la lutte des classes n'est qu'une phrase creuse imaginée par les “agents moscoutaires” (communistes). Quant à l'internationalisme, appliqué aux relations avec les Arabes, il est considéré comme un crime de haute trahison. Le PSP s'est retiré de la “Histradrut”, il a constitué un comité d'organisation des syndicats lutte de classes. Mais ce comité n'eut pas une longue vie.

Pour une série de raisons et de circonstances, surtout à cause de la trahison des éléments chancelants, du boycottage économique déclenché par les organisations jaunes, et à la suite de répressions, le comité d'organisation fut obligé de se dissoudre. Les ouvriers révolutionnaires décidèrent alors de mener leur propagande au sein de la “Histradrut”. Les ouvriers conscients ont constitué maintenant, dans tous les syndicats, des minorités qui font de la propagande révolutionnaire. Ces minorités, réunies en congrès, ont désigné un conseil central des minorités ouvrières et adopté la plate-forme suivante: 1) autonomie des syndicats professionnels, autrement dit séparation des syndicats d'avec les coopératives et les organisations économiques de la “Histradrut”; 2) les fonctions syndicales et coopératives doivent être disjointes; 3) caractère international des syndicats (libre accès aux ouvriers arabes); propagande parmi les travailleurs arabes; 4) composition de classe des organisations syndicales, c'est-à-dire exclusion des artisans et petits patrons; 5) reconnaissance de la lutte de classes en conformité des principes et de la tactique de l'ISR.

Ces 8000 membres organisés de la “Histradrut” se répartissent de la façon suivante entre les organisations professionnelles: 1) organisation de l'Agriculture comptant environ 2000 membres (pour la plupart, ce sont des membres de petites coopératives agricoles); organisation des travailleurs du Bâtiment, formée par l'union de quatre syndicats (bois, métallurgistes, maçons et manoeuvres), avec un effectif de 4000 adhérents; 3) syndicat des cheminots, quelques centaines de membres; 4) un grand nombre de petits syndicats, tels que boulangers, gens de maison, travailleurs de l'aiguille, etc.

Le mouvement syndical n'a absorbé jusqu'à présent qu'un petit nombre d'ouvriers arabes. Toutes les organisations précitées, à l'exception des cheminots, restent purement juives. Cela s'explique non seulement par la politique chauvine des dirigeants de la Histradrut (cette politique consiste par exemple à exiger des employeurs juifs, sous menace de grève, d'embaucher exclusivement des ouvriers juifs), mais aussi par la différence qui existe entre les conditions de travail des ouvriers arabes et juifs. Des conditions de travail différentes, l'ignorance de la langue arabe par les ouvriers juifs et inversement, amènent l'isolement des ouvriers juifs vis-à-vis des travailleurs arabes, ce qui empêche leur rapprochement.

La première tâché qui s'impose à la partie révolutionnaire des syndicats, consiste à égaliser les conditions du travail (salaires, journée de travail, etc.) pour tous les ouvriers sans distinction de nationalité et de religion. Malheureusement, même les syndicats révolutionnaires, se plaçant fermement au point de vue de la lutte de classe internationale, ont fait jusqu'à présent peu de choses dans cette direction. Mais il faut constater que, simultanément aux progrès de l'influence des éléments révolutionnaires dans les syndicats, progresse aussi l'influence des syndicats sur les ouvriers arabes. C'est ainsi que le syndicat des cheminots exerce une forte influence sur les cheminots arabes.

Le groupe ouvrier acquiert une popularité de plus en plus vaste. En septembre 1922, il avait recueilli aux élections, en vue du congrès général, 250 voix, soit seulement 9 % de l'effectif de l'organisation. En août 1923, aux élections des conseils locaux des organisations ouvrières, malgré toutes les répressions appliquées par les chefs (exclusions, renvois d'employés des coopératives, etc.) la liste du groupe ouvrier recueillit plus de 600 suffrages, soit 20 %. Bon nombre de syndicats ont actuellement une majorité d'adhérents ralliés au groupe ouvrier.

Malgré tous les obstacles dressés contre les groupes ouvriers révolutionnaires, ils ont devant eux de vastes perspectives. Il est vrai que le Parti Communiste doit mener une action clandestine, mais son influence progresse. Grâce à l'action des communistes, les ouvriers échappent peu à peu à l'emprise des partis petits-bourgeois. Ils commencent à apprécier à sa juste valeur la position des sionistes, ils se rendent compte des liens qui unissent la bourgeoisie sioniste et l'impérialisme britannique. Ils commencent à prendre conscience de ce fait que leur chemin ne coïncide pas avec celui des occupants anglais, exploitant les travailleurs arabes. Coude contre coude avec les ouvriers arabes, ils marcheront contre les impérialistes anglo-sionistes. Les ouvriers révolutionnaires de la Palestine opposeront au bloc sioniste et impérialiste, l'union des prolétaires opprimés juifs et arabes.

 

 

 

 



[1]. C'est Wolf Auerbach (ou Averbuch), dirigeant du Parti communiste de Palestine, qui utilise comme pseudonymes: Daniel, Abu Siam (ou A. Bouziam, Abouziam/Abusiam, Abu Zaim), Haydar. [Note 321Ignition.]

[2]. L'Internationale syndicale rouge, 37‑38, février 1924.