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5e Congrès de l'Internationale communiste
(17 juin - 8 juillet 1924)

Grigori Zinoviev :
L'activité de l'exécutif (1922-1924)
(Extraits)

 

 

Source:

Ve Congrès de l'Internationale Communiste (17 Juin-8 Juillet 1924) - compte rendu analytique, Paris, Librairie de l'Humanité, 1924, pp. 36-45 [1].

 

 

 

 

 

 

 

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L'IC et la question de la tactique ‑ Sommaire

 

 

 

 

 

 

[...]

La Tactique du Front unique

Je passe à la tactique du front unique. Il ne faut pas la discuter comme un "objet en soi". La tactique du front unique reste juste, mais il faut l'examiner concrètement pour chaque pays. Cependant, je ne puis me dispenser d'exprimer quelques considérations générales.

Qu'a été pour nous la tactique du front unique? Il me semble que tout sera clair si nous jetons un coup d'oeil sur le chemin parcouru.

En 1921‑22, nous commençons à comprendre d'abord que nous n'avons pas la majorité dans la classe ouvrière, ensuite que la social-démocratie est encore forte, en troisième lieu que nous sommes sur la défensive tandis que l'ennemi attaque (les grèves de l'année dernière, en Angleterre par exemple, ont été pour la plupart des grèves défensives, de même dans les autres pays), en quatrième lieu que les combats décisifs ne sont pas encore à l'ordre du jour. Après les premiers combats, la corrélation réelle des forces nous apparut, nous eûmes conscience de n'être qu'une minorité. Voilà la base de la tactique du front unique.

Sa déformation. ‑ L'histoire s'est jouée de ce mot d'ordre, ce qui du reste arrive aux mots d'ordre assez souvent. Nous comprenions la tactique du front unique comme une tactique révolutionnaire dans une période de ralentissement de la révolution. Mais dans nos rangs, des camarades se sont trouvés pour en faire une tactique d'évolution, une tactique d'opportunisme. C'était une manœuvre stratégique, mais certains camarades y ont vu une politique d'alliance avec la social-démocratie, une coalition "de tous les partis ouvriers", soit dit sans offenser le Parti tchèque.

Il y a un Parti communiste qui a dernièrement adopté une résolution "à ne pas publier" déclarant: "Manœuvre stratégique; fort bien! mais il ne faut pas le dire si souvent et si publiquement, car autrement les adversaires en profiteront".

Camarades, c'est une naïveté puérile, ou bien même du réformisme. Plutôt du réformisme, car ceux qui ont posé la question de la sorte ont cessé depuis longtemps d'être des enfants.

Le plus grand malheur de nos partis, le voici: quand on leur propose une stratégie révolutionnaire contre leur ennemi le plus rusé, contre la social-démocratie, ils essayent immédiatement "d'approfondir" cette stratégie, de l'interpréter et d'en déduire toute une théorie qui, en fin de compte, est le contraire d'une théorie communiste.

Le Parti bolchévik a exécuté, au cours de la révolution, un grand nombre de manœuvres stratégiques. Le génie de Lénine consiste dans une large mesure dans son art de la stratégie révolutionnaire. Mais toujours nous avons su ce que nous voulions. Nous savions l'état d'esprit des masses, et nous savions que nous voulions lutter jusqu'au bout. Nous savions que nous allions vers la victoire, que nous supprimerions politiquement les menchéviks et les socialistes-révolutionnaires. Le grand malheur de nos sections plus jeunes est que d'abord elles estiment toute manœuvre stratégique inadmissible et, en second lieu, quand elles en font une, elles lui prêtent immédiatement un "sérieux" qui la transforme en méthode, en système "profond". C'est ce qui explique les neuf dixièmes de nos insuccès.

Certains partis et certains militants n'ont pas su ou n'ont pas voulu comprendre que la tactique du front unique n'est pour l'I.C. qu'un moyen d'agiter et de mobiliser les masses.

Le gouvernement ouvrier et paysan. ‑ De même, le gouvernement ouvrier et paysan a été interprété comme s'il signifiait le gouvernement de tous les partis politiques, plus quelques partis paysans. Pourtant, l'histoire de la révolution russe a montré qu'il n'était que le "pseudonyme" de la dictature du prolétariat, rien de plus. Lorsqu'après les journées de juillet 1917 nous vîmes que nos affaires marchaient bien, que les ouvriers et les paysans étaient pour nous, que nous pouvions assez facilement conquérir une partie des paysans, la question se posa de formuler le mieux, le plus simplement, le plus clairement possible nos buts. La "dictature du prolétariat" était peu accessible aux masses. Comment le moujik illettré et le soldat auraient-ils pu comprendre ces mots latins: dictature du prolétariat? C'est alors que nous les avons traduits en russe en disant: "Paysan, ouvrier, soldat, tu vois les bandits qui nous dirigent; nous avons la force, nous avons les armes, veux-tu créer un gouvernement des ouvriers et des paysans?" Le paysan, l'ouvrier, le soldat n'étaient pas obligés de savoir ce que signifie la dictature du prolétariat, mais ils ont compris ce que signifie le "gouvernement ouvrier et paysan".

Certains de nos camarades ont compris le gouvernement ouvrier et paysan comme s'il embrassait "tous" les partis ouvriers en commun avec quelques partis paysans, transformant ainsi ce mot d'ordre en son propre contraire.

Contre cette erreur, il faut se dresser de la façon la plus catégorique.

La formule du front unique. ‑ Comme on sait, la question du front unique par en-bas ou par en-haut a provoqué beaucoup de disputes. J'estime que la formule suivante serait juste:

Le front unique par en-bas est toujours indispensable, excepté peut-être aux rares moments de guerre civile déclarée où il faut combattre par les armes même des ouvriers contre-révolutionnaires (bien que l'histoire de la révolution russe montre que, même dans ces cas extrêmes, nous avons toujours réussi à réaliser le front unique par en-bas: au moment de l'offensive de Kérensky sur Pétersbourg, nous avons mobilisé une partie des ouvriers socialistes-révolutionnaires contre leur propre gouvernement et nous avons marché avec eux).

Le front unique à la fois par en-bas et par en-haut doit être appliqué, pas toujours mais fréquemment, dans les pays où nous sommes en minorité. Je pense que personne, même parmi les plus "gauches", ne le niera pour l'Angleterre, l'Autriche ou la Belgique, où nous ne possédons jusqu'ici qu'une minorité insignifiante. Bien entendu, il faut se garer contre les adultérations opportunistes en employant cette tactique comme méthode d'agitation et de mobilisation et non comme méthode de coalition politique avec les social-démocrates.

Enfin, le front unique seulement par en-haut. Ici je suppose qu'il faut dire: jamais!

Malheureusement, dans la pratique, c'est précisément cette dernière méthode qui a été le plus fréquemment employée: écrire des lettres ouvertes aux social-démocrates, mener des pourparlers interminables et inutiles avec les chefs pour élaborer des "programmes communs", tout cela est facile.

Donc, le front unique par en-bas presque toujours; le front unique par en-bas et par en-haut assez fréquemment, toutes précautions étant prises pour que cela serve à la mobilisation révolutionnaire des masses; le front unique par en-haut seulement, jamais. (Radek: Très juste.) Même Radek trouve que c'est juste. Or qu'avons-nous vu? Le 4e Congrès a voté une résolution sur le gouvernement ouvrier[2]. Je dois avouer qu'au cours de son élaboration, trop de concessions ont été faites qui pouvaient paraître des nuances de rédaction et qui, en fait, ont été transformées en concessions politiques à la droite. Prenez par exemple le passage suivant[3]:

À la coalition ouverte ou masquée de la bourgeoisie et de la social-démocratie, les communistes opposent le front unique de tous les travailleurs et la coalition économique et politique de tous les ouvriers pour lutter contre le pouvoir bourgeois et le renverser définitivement. L'alliance de tous les ouvriers contre la bourgeoisie fera passer tout l'organisme administratif aux mains de gouvernements ouvriers, et par là même consolidera la domination et les positions de la classe ouvrière.

Au point de vue de l'agitation politique et de la manœuvre stratégique, cette formule est admissible.

En septembre 1917, dans un article "Sur les compromis", Lénine parlait d'un accord possible avec les menchéviks et les socialistes-révolutionnaires pour la formation d'un gouvernement responsable devant les Soviets[4]:

Nous nous trouvons en présence d'un revirement si brusque et si original de la révolution russe que notre Parti peut proposer un compromis volontaire non pas à la bourgeoisie, qui est notre ennemi de classe direct et principal, mais à nos adversaires les plus proches, au parti dominant de la petite-bourgeoisie démocratique, aux socialistes-révolutionnaires et aux menchéviks. À titre d'exception et seulement en vertu d'une situation particulière qui, évidemment, se maintiendra peu de temps, nous pouvons proposer un compromis à ces partis et il me semble que nous devons le faire.

C'est de notre part un compromis que de revenir à notre revendication d'avant juillet: tout le pouvoir aux Soviets, gouvernement socialiste-révolutionnaire et menchévik responsable devant les Soviets.

Maintenant, et maintenant seulement, au cours peut-être de ces quelques jours, d'une ou deux semaines, un tel gouvernement pourrait être fondé et se consolider pacifiquement. Il pourrait, avec un très haut degré de probabilité, assurer le progrès pacifique de toute la révolution russe et, avec des chances extraordinairement grandes, le progrès du mouvement mondial vers la paix et le triomphe du socialisme.

Seulement en vue de ce développement pacifique de la révolution, au nom d'une possibilité, extrêmement rare dans l'histoire et extrêmement précieuse, oui, seulement au nom de cette possibilité, les bolchéviks, les partisans de la révolution universelle, les partisans des méthodes révolutionnaires peuvent et doivent, à mon avis, consentir à ce compromis.

Et plus loin:

L'objectif d'un parti véritablement révolutionnaire ne consiste pas à proclamer le refus, d'ailleurs impossible, de tout compromis, mais, au travers des compromis, pour autant qu'ils sont inévitables, à rester fidèle à ses principes, à sa classe, à son devoir révolutionnaire, à son oeuvre de préparation et d'éducation du peuple en vue du triomphe de la révolution.

C'était, camarade Sméral[5], une manœuvre stratégique. Il s'agissait d'une "coalition honnête". Dans une agitation de cette sorte, des nuances verbales sont admissibles. Est-ce que Lénine avait l'intention de faire la paix avec les menchéviks et d'entrer dans un .gouvernement de "tous" les partis ouvriers ou dans un gouvernement de tous les partis ouvriers et paysans? Pas le moins du monde. C'était une manœuvre stratégique. Mais lorsqu'on veut "approfondir", ériger la manœuvre en système, en théorie, lorsqu'on imagine sérieusement pouvoir entrer dans une coalition démocratique et pacifique avec "tous les partis ouvriers" qui ne sont ouvriers que de nom et en réalité sont le tiers parti de la bourgeoisie, une telle attitude ne peut aboutir qu'à l'opportunisme.

L'épisode saxon. ‑ C'est en Saxe que l'erreur opportuniste a atteint son apogée. Nous nous sommes rapidement rendu compte qu'en Saxe se déroulait la plus banale des comédies parlementaires de coalition.

Pour justifier ce qui s'est passé en Saxe, on ne saurait prétendre que nous ayons surestimé les possibilités révolutionnaires. Je le dis, quant à moi, si jamais se reproduit la situation politique d'octobre 1923, nous déclarerons de nouveau que la révolution est là qui frappe à la porte. Nous n'avons à nous repentir de rien. En octobre, les représentants des principaux partis communistes étaient réunis ici. Personne n'a dit mot contre le point de vue de l'Exécutif. Tous étaient d'accord pour s'orienter sur la révolution. Mais la responsabilité principale retombe sur l'Exécutif et sur les Partis allemand et russe. Je répète que si jamais la même situation se reproduit, nous nous bornerons à mieux vérifier les chiffres, à mieux compter nos forces, mais de nouveau c'est la révolution qui sera à l'ordre du jour.

Surestimer ses chances n'est pas le pire. Le pire, c'est ce qui a eu lieu en Saxe, c'est que dans notre Parti se soient révélés de nombreux restes de l'infection social-démocrate. Radek a demandé, au sujet de l´"expérience" saxonne, si nous avions lu tous les journaux allemands comme lui et si nous connaissions tous les détails. Les ouvriers, les bolchéviks de Moscou et de Léningrad lui ont répondu: "En effet, nous ne savons pas la langue allemande, nous ne sommes pas à même de lire les journaux allemands, mais nous avons fait trois révolutions: une en 1905 et deux autres en 1917, et nous avons eu Lénine comme guide. Et nous avons assez de bon sens pour comprendre que ce qui s'est passé en Saxe est une banale comédie parlementaire. L'expérience saxonne nous a montré ce qu'on fait du front unique et du gouvernement ouvrier dans l'aile droite de l'Internationale communiste."

La résolution du 4e Congrès était juste. Bien des passages en sont même excellents. Bien des prédictions qu'elle contient se sont vérifiées. Mais il fallait y voir une manœuvre stratégique et non pas bâtir dessus toute une théorie "démocratique" et déclarer que nous aurons toute une époque à traverser avec des gouvernements composés de communistes et de "tous" les partis ouvriers et même paysans dans le cadre de la "démocratie".

Les erreurs tchéco-slovaques. ‑ Après le Congrès de Leipzig[6], s'est tenu le Congrès du Parti communiste tchéco-slovaque. Prenons connaissance des résolutions de Prague, nous y trouvons ceci:

Le gouvernement ouvrier peut n'être qu'une transition pacifique à la dictature du prolétariat. C'est une tentative de la classe ouvrière pour appliquer la politique ouvrière dans le cadre et avec les moyens de la démocratie bourgeoise, en s'appuyant sur les organes prolétariens et sur le mouvement des masses prolétariennes.

C'est la répétition littérale de la résolution de Leipzig. Je ne sais ce qui est arrivé, si c'est "spontané" ou si c'est l'effet d'un "plan".

En tout cas, qui pense ainsi entre en conflit avec le communisme, avec le léninisme. Il se représente une période transitoire pacifique de gouvernement ouvrier ou ouvrier et paysan, une évolution dans le cadre de la démocratie.

Après Leipzig et Prague, et surtout après la Saxe, il n'y a plus à plaisanter. Désormais, il est clair qu'il ne s'agit plus de mots, mais bien de deux systèmes politiques. La gauche allemande, dont nous avons pensé longtemps qu'elle exagérait (et dans certains cas elle exagère vraiment) s'est trouvée avoir raison. Elle a été la seule à prédire l'issue de l'expérience saxonne. Cela nous a déterminés à changer notre opinion à son sujet.

La tactique du front unique subsiste. ‑ Qu'est-ce que la tactique du front unique? Qu'est-ce que le gouvernement ouvrier et qu'est-ce que le gouvernement ouvrier et paysan? Inutile de chercher à nous intimider, comme l'a fait quelquefois Radek, en disant que nous entreprenons une révision des décisions du 4e Congrès et en général de presque toutes nos décisions précédentes. À quoi bon des paroles si terribles? Nous voulons simplement amender les formules outrées, imprudentes et fausses que Radek a réussi à fourrer dans les résolutions du 4e Congrès. Nous voulons faire en sorte qu'on ne puisse plus utiliser ces textes à tort et à travers. Nous voulons donner une formule qui soit claire à chacun, une formule que chacun comprenne. Nous sommes pour l'application de la tactique du front unique en vue de la conquête de la majorité de la classe ouvrière; la tactique du front unique reste en vigueur toute entière. Nous sommes pour le mot d'ordre du gouvernement ouvrier et paysan. Dans sa résolution, le Parti allemand déclare avec raison: "Pour un pays comme l'Italie, le mot d'ordre du gouvernement ouvrier et paysan est parfait". Je le suppose applicable aussi à la France et à un certain nombre d'autres pays.

Quelle est l'origine de ce mot d'ordre? On a dit que Radek l'avait inventé, l'avait forgé de toutes pièces. Cela ne correspond pas à la réalité. Il est né de la révolution russe. Radek l'a déformé. Nous voulons l'utiliser comme l'a utilisé la révolution russe.

(Radek: En Russie, nous avons fait coalition avec les Socialistes-révolutionnaires de gauche.)

Nous ne disons pas non plus qu'en Occident nous n'accepterons pas dans un gouvernement des Soviets tel ou tronçon détaché de la social-démocratie et disposé à nous soutenir provisoirement. Les socialistes révolutionnaires de gauche étaient un tronçon détaché du Parti socialiste-révolutionnaire et qui avait à sa suite une partie de la paysannerie. Nous les avons pris à la remorque. Mais bientôt, dès qu'ils se furent mis à parler leur langage socialiste révolutionnaire, nous nous en sommes débarrassés. C'était une stratégie tout à fait juste. Par contre, l'alliance avec les Partis socialiste-révolutionnaire et menchévik en octobre aurait été une erreur. Moi-même, à un certain moment, j'ai partagé cette erreur. Mais bien vite nous l'avons comprise et réparée: quelques jours après, Lénine écrivait que le conflit était terminé et qu'il fallait reprendre la lutte en commun.

Et maintenant, vous voudriez reporter cette politique erronée dans la pratique des autres partis communistes? Pour rien au monde!

L'excuse des fautes commises an cours de la révolution russe qu'elles ne se répéteront pas dans les autres révolutions.

De même pour la tactique du front unique. Il ne s'agit pas de réviser cette tactique. Il n'en est pas besoin. Il ne s'agit pas d'inventer une "nouvelle" tactique: sans hésiter un seul instant, je dis qu'en dépit des fautes commises dans son application, la tactique du front unique peut être mise à notre actif. Il s'agit simplement de garer l'Internationale communiste contre son interprétation opportuniste.

Les succès du front unique. ‑ Prenons n'importe quel pays, l'Angleterre par exemple. En Angleterre, dans ce domaine, de grandes fautes ont été commises. Ruth Fischer a fait part à l'Internationale de ses impressions. Je suis tout à fait d'accord avec elle sur l'attitude prise par Fergusson[7] pendant la campagne électorale: si l'on masque sa physionomie communiste, à quoi bon la campagne électorale? Newbold[8], ancien membre du Parlement anglais, nous a très sérieusement demandé toute une soirée, à moi et à Boukharine, s'il lui était permis, dans des cas exceptionnels, de parler au Parlement contre la fraction du Labour Party. Nous lui répondions: "C'est pour cela que vous y êtes!"

Cependant, en dépit de toutes ces erreurs, la tactique du front unique n'a pas manqué en Angleterre d'avoir une importance positive. Dans les sections locales des syndicats, les ouvriers communistes ont, la plupart du temps, agi très judicieusement et y ont beaucoup gagné.

Le Parti tchèque lui aussi a bien appliqué cette tactique dans le cadre local. De bonnes choses ont été faites en Allemagne également. Les erreurs ont résidé principalement dans le parlementarisme et dans les pourparlers avec les chefs au sein des syndicats, des municipalités, etc... C'est ici qu'on se heurte à la muraille opportuniste. Mais dans la propagande locale, dans les usines, en dépit de l'incompréhension des dirigeants, l'application par en-bas a donné de bons résultats.

Pour les social-démocrates, pour les réformistes, le "gouvernement ouvrier" peut constituer toute une époque. D'Aragona[9], par exemple, a dit au Congrès de Vienne tenu par les Amsterdamiens[10] en juin 1923: "Le meilleur moyen d'éviter une nouvelle guerre, c'est de former le plus possible de gouvernements ouvriers". Pour ce réformiste avéré, le gouvernement ouvrier est un remède à tous les maux, il permet même d'éviter la guerre. Pour nous, il n'est rien de tout cela. La résolution du 4e Congrès le dit assez justement.

Le Problème du Gouvernement ouvrier

Cette même résolution contient le passage suivant[11] [12]:

Tout gouvernement bourgeois est en même temps un gouvernement capitaliste, mais tout gouvernement ouvrier n'est pas nécessairement un gouvernement prolétarien, c'est-à-dire un instrument révolutionnaire du pouvoir prolétarien.

L'Internationale communiste doit envisager les possibilités suivantes:

1. Un gouvernement ouvrier libéral. Un tel gouvernement a existé en Australie, il peut surgir prochainement en Angleterre.

2. Un gouvernement ouvrier social-démocrate (Allemagne).

3. Un gouvernement ouvrier et paysan. Son éventualité est plausible aux Balkans, en Tchéco-Slovaquie, etc...

4. Un gouvernement ouvrier avec participation des communistes.

5. Un gouvernement ouvrier authentiquement révolutionnaire, qui ne peut être réalisé dans sa forme pure que par le Parti communiste".

Oui, il y a des gouvernements ouvriers libéraux, comme par exemple celui du Labour Party actuellement au pouvoir. Pour d'Aragona, tout gouvernement ouvrier, quel qu'il soit, est bon. J'ai peur que Radek et Brandler ne voient les choses à peu près du même oeil, ainsi que certains camarades tchécoslovaques.

Quant à nous, disons franchement que le "gouvernement ouvrier" et le "gouvernement ouvrier et paysan" nous importent surtout comme méthode d'agitation et d'organisation des masses pour la lutte révolutionnaire. À coup sûr, nous devons profiter des situations créées du fait de gouvernements ouvriers libéraux comme celui de Mac Donald. La formule de "gouvernement ouvrier" est pour nous la plus populaire, la plus généralement accessible, la plus adaptée à la conquête des masses. L'ouvrier et le paysan marcheront pour le gouvernement ouvrier, et puis ils s'apercevront que le gouvernement ouvrier, c'est précisément la dictature prolétarienne.

Je sais que certains camarades de gauche nourrissent une forte aversion à l'égard de la tactique du front unique en général. Pour les consoler, je leur dirai ceci: pour nous, la tactique du front unique et du gouvernement ouvrier n'est qu'une arme pour la mobilisation et l'organisation des masses ouvrières. Cette arme ne vous plaît pas. Fort bien, je vous offre un compromis: aussitôt que vous aurez conquis la majorité écrasante des ouvriers de votre pays, nous vous libérerons immédiatement de son emploi. (Rires.)

Il faut s'adapter au milieu. ‑ Il ne s'agit nullement de couler tous les partis dans le même moule. Il faut poser la question concrètement pour chaque pays en particulier. Il y a un proverbe russe qui recommande de ne pas gâter un tonneau de miel avec quelques gouttes de goudron. Radek et les autres théoriciens de la droite veulent absolument mêler leur goudron opportuniste au miel de la tactique du front unique. Il faut verser ce goudron par terre et conserver ce qu'il y a de bon, puis proportionner le miel aux capacités de chaque pays.

En Allemagne, la situation est tellement mûre qu'il est temps de proclamer: unité par en-bas! Mais en Pologne, il en va probablement tout autrement, de même en Autriche et dans les autres pays. Tout l'art de l'Internationale consiste à adapter sa tactique aux différentes conditions, qui sont très dissemblables et très variées.

Je conclus encore une fois: le gouvernement ouvrier et paysan n'est rien de plus qu'une méthode d'agitation, de propagande et de mobilisation des masses. Comme je l'ai déjà dit en 1922, c'est le pseudonyme de la dictature du prolétariat. Dans notre Parti russe, personne ne l'a contesté; pour nous, c'était absolument clair. Notre faute consiste à n'avoir pas compris immédiatement que Radek et consorts ne disputaient pas avec nous sur des détails de rédaction, mais transformaient la tactique du front unique en une tactique réformiste.

Attention à la paysannerie! ‑ Vous vous souvenez probablement que j'ai été l'initiateur du mot d'ordre du gouvernement ouvrier et paysan à l'Exécutif élargi. Quel motif me guidait? La conviction que, dans certains pays, nous commençons à nous approcher, et assez vite, de la conquête d'u pouvoir. Je ne tiens nullement à me vanter d'avoir aperçu alors que la situation mûrissait en Allemagne. Non, mais quelque chose me disait que dans certains pays la conquête du pouvoir commençait à devenir d'actualité. Et c'est pourquoi, depuis lors, nous n'avons pas manqué une occasion de répéter au Parti: attention à la paysannerie! Il est évident qu'un parti qui n'a pas encore en vue la conquête du pouvoir, n'a pas besoin de ce mot d'ordre. Il reste à demi-corporatif, purement ouvrier. Mais du moment qu'il devient un Parti communiste sérieux, un parti de masses, il doit avoir en vue la conquête du pouvoir et alors il doit se demander comment se conduiront les paysans, quelle impression fera sur eux l'accroissement du parti ouvrier. Voilà pourquoi le mot d'ordre du gouvernement ouvrier et paysan est le signe que, dans certains pays, dans un avenir assez rapproché, la question de la conquête du pouvoir se posera. Ce mot d'ordre est l'expression du fait que le prolétariat doit avoir l'hégémonie dans la révolution et le Parti dans le prolétariat. C'est, jusqu'à un certain point, une étape entre la propagande et l'agitation de masse et l'action révolutionnaire.

II faut distinguer l'agitation et la propagande. ‑ Plekhanov, alors qu'il était marxiste, a exprimé cela en termes lapidaires: la propagande est la transmission d'un certain ensemble d'idées à un petit cercle de personnes; l'agitation est la transmission d'une idée fondamentale à de larges masses. L'origine du mot d'ordre "du gouvernement ouvrier et paysan" est que dans certains Partis nous sommes obligés de passer de la propagande du communisme à l'agitation dans les masses populaires et à la préparation de la lutte pour le pouvoir. Mettant en avant la lutte pour le pouvoir, nous devons trouver un mot d'ordre frappant, qui soit populaire, qui ait une grande force d'attraction, et qui, interprété dans son sens véritablement révolutionnaire, puisse nous servir d'aimant à l'égard des éléments que nous devons ou neutraliser ou gagner.

Les déviations de gauche dans la tactique du front unique. ‑ À tous les camarades, et particulièrement aux camarades du Parti allemand qui, après l'expérience et les fautes de Saxe, se bouchent les oreilles avec de l'ouate dès qu'ils entendent parler de front unique, je recommande de réfléchir sérieusement à toutes ces questions. Le camarade de gauche Burian écrit, par exemple, en Tchéco-Slovaquie, que la tactique du front unique est la source principale du révisionnisme. Ce n'est pas vrai. Celui qui est révisionniste trouvera toujours un prétexte quelconque (rires, exclamations: Très bien!). Il le trouvera dans le parlementarisme ou dans n'importe quoi. Nous ne triompherons jamais de la social-démocratie si nous avons peur de notre ombre. Il faut seulement prendre la tactique et la purger de toutes les impuretés opportunistes. Il se trouvera toujours des gens pour qui le front unique sera une source de révisionnisme. Prenons tout ce qu'il a de bon et de léniniste.

Le mot d'ordre du gouvernement ouvrier est propre à nous gagner la confiance non seulement de la classe ouvrière, mais de tous les opprimés. Nous, la véritable gauche de l'Internationale communiste, devons prendre ce travail en mains, pour écarter les fautes de la droite, convaincre ceux qui veulent se laisser convaincre et combattre les autres. Le 5e Congrès ne doit pas dire que le front unique est faux, mais élaborer des mesures préventives contre les déformations, et opérer une espèce de vaccination contre l'opportunisme, comme on fait contre les maladies contagieuses.

En Allemagne, l'abcès a crevé. Le couronnement logique de la déviation de droite s'est produit en Saxe. Si en Tchécoslovaquie, on n'en est pas arrivé là, c'est que les événements n'ont pas encore atteint la même maturité, car autrement, avec le Congrès de Prague et l'article de Hula[13], avec l'obscurité de la ligne de conduite du Comité central, si la situation devenait semblable à celle de l'Allemagne, nous irions tout droit à un nouvel échec.

[...]

 

 

 

 

 



[1]. Sauf indication contraire, les annotations sont ajoutées par nous [321ignition].

[2]. Cf. le texte: .

[3]. A la coalition ouverte ou masquée bourgeoise et social-démocrate, les communistes opposent le front unique de tous les ouvriers et la coalition politique et économique de tous les partis ouvriers contre le pouvoir bourgeois pour le renversement définitif de ce dernier. Dans la lutte commune de tous les ouvriers contre la bourgeoisie, tout l'appareil d'État devra tomber dans les mains du gouvernement ouvrier et les positions de la classe ouvrière en seront renforcées.

[4]. Oeuvres, t. 25, pp. 333‑339, Paris-Moscou.

[5]. Bohumír Šmeral.

En 1878 dans le cadre du mouvement social-démocrate au sein de l'empire Autriche-Hongrie, est créé le Tschechoslowakische Sozialdemokratische Partei (Parti social-démocrate tchécoslovaque), qui à partir de 1893 a une existence autonome. Des divergences existent au sujet de la question nationale, et en 1897 le courant favorable à la séparation nationale quitte le Parti et crée le Tschechische National-soziale Partei (Parti national-social tchèque). Au moment de la Première guerre mondiale Šmeral dirige le Parti, et il se prononce pour le maintien de la Tchécoslovaquie au sein de l'Empire. La Tchécoslovaquie indépendante est créée en octobre 1918. Sméral quitte le Parti. En mars 1919 il se rend à Moscou. Revenu en Tchécoslovaquie, il participe à la constitution du Parti communiste de Tchécoslovaquie, en mai 1921, auquel se joignent en novembre les communistes des Sudètes. Sméral est président du Parti. Il est membre du Comité exécutif de l'IC. À partir de 1925 il est installé à Moscou et assume des tâches pour l'IC. En 1932 il participe au congrès mondial d'Amsterdam contre la guerre impérialiste En 1935‑36, il retourne momentanément en Tchécoslovaquie et devient membre du Comité central. En 1936, il participe à une conférence internationale de la paix à Bruxelles.

[6]. Du 28 janvier au 1er février 1923 se tient à Leipzig le 8e Congrès du KPD.

[7]. Aitken Ferguson.

Ferguson est membre du Communist Party of Great Britain (Parti communiste de Grande Bretagne, CPGB) formé en aout 1920. En 1923 il est candidat aux élections au nom du Parti, l'année suivant en tant que candidat du Labour Party. Au 6e Congrès du Parti en mai 1924 il est élu au Comité central, de même qu'au 7e Congrès en mai 1925 et au 8e Congrès en octobre 1926.

[8]J. T. Walton Newbold.

Newbold rejoint d'abord, en 1908, la Fabian Society, puis en 1910 l'Independent Labour Party. En 1917 il participe au British Socialist Party, en 1921 finalement il adhère au Communist Party of Great Britain (Parti communiste de Grande Bretagne, CPGB) formé en aout 1920, et figure parmi les membres du premier comité central. En 1922 il est élu à la Chambre des Communes en tant que communiste. En 1924 il démissionne du CPGB et passe au Labour Party, puis en 1928 à la Social Democratic Federation.

[9]Ludovico d'Aragona.

D'Aragona adhère au Partito socialista d'Italia (Parti socialiste d'Italie, PSI) en 1892. Il participe à la fondation de la Federazione Impiegati Operai Metallurgici (Fédération des employés et travailleurs de la métallurgie, FIOM) en 1901. En 1906 est créé la Confederazione Generale del Lavoro (Confédération générale du travail, CGdL) avec Rinaldo Rigola comme secrétaire générale, d'Aragona fait partie du groupe dirigeant. Il est opposé à l'entrée en guerre de l'Italie. En septembre 1918 il succède à Rigola comme secrétaire général de la CGdL.

Au sein du PSI il est un des principaux représentants de l'aile réformiste, dont les conditions d'admission à l'Internationale communiste impliquent l'expulsion. Durant le Conseil national de la CGdL tenu en novembre 1921 il intervient pour que soit décidé le maintien de la CGdL comme adhérent de l'Internationale syndicale d'Amsterdam. En 1922 il suit la scission du PSI menée par Filippo Turati et adhère au Partito socialista unitario dei lavoratori italiani (Parti socialiste unitaire des travailleurs italiens, PSULI) nouvellement créé.

En 1925 il démissionne de son poste de secrétaire général de la CGdL. En janvier 1927 la direction de la CGdL déclare la dissolution de la Confédération, considérant qu'elle a épuisé sa fonction, du fait de l'entrée en vigueur de la législation fasciste en matière de travail et de système corporatif: "Nous sommes tenus de contribuer par notre action et notre critique au succès de cette expérience." ("Siamo tenuti a contribuire con la nostra azione e con la nostra critica alla riuscita di tale esperimento.")

[10]. Fédération syndicale internationale (Internationale syndicale d'Amsterdam).

En 1901 se tient à Copenhague une réunion entre représentants des centrales syndicales de Norvège, Suède, Finlande, Danemark, Allemagne, France et Belgique. Une autre rencontre suit en 1903, et est constitué un secrétariat international avec Carl Legien comme secrétaire. En 1913 est adoptée la désignation Fédération syndicale internationale. La Première guerre mondiale introduit le clivage correspondant aux alliances belligérantes. En 1919 la FSI est reconstituée. Une première réunion se tient en février 1919 à Bern, en juillet-aout le siège est établi à Amsterdam. La FSI est reconnue par l'Organisation internationale du travail, nouvellement créée. L'admission à la FSI des syndicats de l'Union soviétique est refusée. L'AFL américaine adhère finalement en 1937.

[11]. Cf. le texte: .

[12]. Malgré ses grands avantages, le mot d'ordre de gouvernement ouvrier a aussi ses dangers, de même que toute la tactique du front unique. Pour parer à ces dangers, les partis communistes ne doivent pas perdre de vue que, si tout gouvernement bourgeois est en même temps un gouvernement capitaliste, il n'est pas vrai que tout gouvernement ouvrier soit un gouvernement vraiment prolétarien, c'est-à-dire un instrument révolutionnaire de pouvoir du prolétariat.

L'Internationale Communiste doit envisager les éventualités suivantes:

Un gouvernement ouvrier libéral. Il y a déjà un gouvernement de ce genre en Australie ; il est également possible dans un délai assez rapproché en Angleterre ;

Un gouvernement ouvrier social-démocrate (Allemagne) ;

Un gouvernement des ouvriers et des paysans. Cette éventualité est à prévoir dans les Balkans, en Tchécoslovaquie, etc. ;

Un gouvernement ouvrier avec la participation des communistes ;

Un véritable gouvernement ouvrier prolétarien qui, dans sa forme la plus pure, ne peut être incarné que par un Parti Communiste.

[13]Bfetislav Hula.

Hula est né en Tchécoslovaquie, il se trouve en Russie en 1917. En mai 1918 il participe au congrès qui organise une section tchécoslovaque du PCR(b). Il retourne en Tchécoslovaquie et participe à la création du Parti communiste de Tchécoslovaquie (Komunistická strana Československa, KSČ), en mai 1921. Il est délégué au 2e Congrès de l'IC et est élu au Comité exécutif de l'IC. En 1925 il est exclu du PCT, la décision est confirmé par le 6e plénum élargie du Comité exécutif de l'IC en février-mars 1926.