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Quelques notes sur la question nationale
La position classique de la question (Marx, Engels, Lénine, Staline) et l'époque actuelle

 

 

Le texte reproduit ci-dessous a été publié par le CEMOPI.

 

 

 

 

 

 

Bulletin international
Nouvelle série n° 8‑9 (90‑91), troisième et quatrième trimestres 1998
édité par le CEMOPI
(Centre d'étude sur le mouvement ouvrier et paysan international),
France

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Impérialisme et question nationale: quelques réflexions - Sommaire

 

 

 

 

 

 

Introduction

I ‑ La définition de la nation

Il ‑ De quelques questions à propos des nations

III ‑ Le droit à l'autodétermination des nations et des peuples opprimés

IV ‑ Les ouvriers n'ont pas de patrie? Oui, mais...

Introduction

La question nationale et sociale a été pour l'Europe le ferment du XIXe siècle. Face aux vieilles nations telles que l'Angleterre et la France, se constituèrent de nouvelles nations. À la veille de la Première Guerre mondiale, l'Empire Ottoman se disloqua, et au lendemain de celle-ci l'Empire Austro-Hongrois. Le tracé de nouvelles frontières issu du Traité de Versailles ne régla pas pour autant la question: le découpage arbitraire de nationalités, d'ethnies homogènes fut sans cesse remis en cause tandis que s'accroissait le nombre des nations. De ce point de vue la Deuxième Guerre mondiale a abouti à une stabilisation relative qui tenait principalement à la Guerre froide. Et la question nationale se déplaça dans le cadre de la "décolonisation". La dissolution de ce qui avait été appelé le camp socialiste, l'URSS et les pays de démocratie populaire, redonna toute sa vigueur aux revendications nationales. Selon toute apparence celles-ci ne pouvaient servir de prétexte à un nouvel affrontement mondial. C'est ainsi qu'apparurent de nouvelles nations en ex-URSS et en ex-Yougoslavie.

Ce qui est à souligner c'est que cette tendance à la multiplication des nations est concomitante à ce que l'on appelle la mondialisation[1]. De fait, les nouveaux nationalismes et la mondialisation sont les deux aspects d'un même phénomène, qui en est à son terme (ce qui ne signifie pas qu'il soit pétrifié), la primauté d'un marché mondial unique capitaliste. Si ce marché unique n'est pas synonyme de paix universelle, du moins a-t-il attiré dans sa sphère tous les pays du monde. C'est la situation actuelle, quelle que soit la nature des États, démocratiques, autoritaires, etc., qu'ils soient gouvernés par des rois, des militaires, des partis politiques portant encore le mot communiste comme une étiquette délavée.

L'impérialisme, jusqu'à aujourd'hui, s'est ainsi peu à peu transformé d'impérialisme territorial[2] ‑ ce qui ne rend pas les guerres évitables ‑ en impérialisme économique, financier, idéologique. Le rattachement forcé de nouveaux territoires en Europe ou dans le monde est plus "coûteux" que le néocolonialisme, un néocolonialisme qui touche des pays non coloniaux, soi-disant indépendants. Ce que l'on appelle la mondialisation n'est que la tentative de normaliser une situation dominante mais non encore achevée[3].

Pour autant, la question nationale a-t-elle été évacuée? Si non, quelle est sa fonction aujourd'hui, et quelle peut être la position de ceux qui se réclament du marxisme, du léninisme dans la totalité politique de cette doctrine.

L'impérialisme territorial est-il dépassé? De quelle façon se posent les conflits d'intérêt entre les pays impérialistes, et quelles peuvent être leurs issues? Les tentations d'acquisitions territoriales forcées sont-elles du domaine du passé?

À notre avis prétendre lutter contre le capitalisme (et non pas contre ses effets) implique de répondre, entre autres questions, à celles-ci. Ces deux questions en premier? Le marxisme est une conception du monde et, en tant que marxistes il nous est obligatoire de connaître le monde où nous sommes si nous prétendons intervenir dans le cours d'une histoire qui est faite aujourd'hui par les "autres", la bourgeoisie, qu'elle soit économique, financière, marchande, nationale ou internationale.

Plus particulièrement pour nous, qui luttons en France, c'est-à-dire en Europe, une Europe en transformation/mutation économique et politique, il nous est indispensable de situer notre combat dans un contexte international et européen.

Si des réponses à certaines questions paraissent évidentes, l'évidence ne concerne que les manifestations extérieures des événements en question. Elles jouent plutôt le rôle commode du présupposé. On peut bien s'indigner aujourd'hui de l'intervention de la Serbie au Kosovo, de la manière dont elle est menée, du déplacement, de l'émigration forcée de la population ethnique albanaise, etc. Encore que cette indignation soit bien mesurée! Les bonnes consciences qui se sont nourries du sort de la Bosnie, de la Croatie, etc. sont bien silencieuses aujourd'hui[4]. Quoi qu'il en soit des raisons de ce silence, principalement sans doute de l'incertitude où se trouvent ces humanistes quant à la "correction" politique des insurgés du Kosovo, il est clair ‑ comme le montre la polémique présentée ici[5] ‑ que l'indignation, quand elle se manifeste, ne va pas jusqu'au soutien concret des insurgés kosovars. Et ce "soutien" formel s'assortit de considérations d'apparence théorique qui, tout en "justifiant" la distanciation adoptée, dépassent largement le cadre même de la question du Kosovo.

Ce qui est mis en avant, c'est la position à adopter, aujourd'hui, quant à la question nationale en France et en Europe. Et cette question urgente se pose en effet sous plusieurs aspects: celui de l'impérialisme français, celui de l'Europe, celui de la tactique et de la stratégie à appliquer pour renverser la dictature de la bourgeoisie, qu'elle avance sous le masque de la République ou de la Démocratie.

Une question d'importance est l'objet de ces Quelques notes: ce renversement doit-il s'effectuer, en France, dans le cadre de l'hexagone, ou bien, niant la Nation, doit-il être multinational (dans les frontières de la petite ou de la grande Europe ou au-delà de toutes les frontières, mondial)? Dans l'état actuel des conditions objectives et subjectives qui pourraient permettre un tel renversement, la question est théorique. Mais elle n'est pas abstraite dans la mesure même où la position adoptée met en cause la tactique et la stratégie qui doivent préparer un tel renversement. Ici, l'on aurait envie de citer Lénine.

Un mot sur le problème des citations, c'est-à-dire d'une parole exprimée à un moment donné dans une situation donnée. Le statut des citations est complexe. Il exprime tout d'abord une référence au corpus dont on se réclame: pour nous le marxisme, le léninisme et les oeuvres d'autres dirigeants tels que Staline, Enver Hoxha. C'est le signe d'une continuité. Dans le plus mauvais des cas, d'une révérence. En effet, la citation a-t-elle pour fonction d'assurer la validité d'un discours au-delà d'une analyse actuelle approfondie, ou bien doit-elle mettre en avant le fait qu'une analyse antérieure est toujours opérante dans des conditions qui sont les nôtres aujourd'hui. Le choix de la référence dépendra alors de notre analyse de la situation actuelle. Et puis il y a la question de la pensée, de l'expression de la pensée telle qu'elle a été formulée. Une réécriture est souvent inutile, permettant des distorsions par rapport à la pensée originale. L'utilisation des citations, ici, a pour objet principal de répondre aux questions qu'elles nous posent aujourd'hui.

Ceci étant dit, voilà ce qu'écrivait Lénine[6], et qui s'adresse, avec une particulière actualité, tout autant aux "théoriciens" coupés de toute action qu'aux praticiens indifférents à la théorie, pour qui le mouvement est tout[7].

Sans théorie révolutionnaire, pas de mouvement révolutionnaire. On ne saurait trop insister sur cette idée à une époque où l'engouement pour les formes les plus étroites de l'action pratique va de pair avec la propagande à la mode de l'opportunisme. Pour la social-démocratie russe en particulier, la théorie prend une importance encore plus grande pour trois raisons trop souvent oubliées, savoir: tout d'abord, notre Parti ne fait encore que se constituer, qu'élaborer sa physionomie et il est loin d'en avoir fini avec les autres tendances de la pensée révolutionnaire, qui menacent de détourner le mouvement du droit chemin. Ces tout derniers temps justement nous assistons, au contraire (comme Axelrod l'avait prédit de longue date aux économistes), à une recrudescence des tendances révolutionnaires non social-démocrates. Dans ces conditions, une erreur "sans importance" à première vue risque d'entraîner les plus déplorables conséquences, et il faut être myope pour considérer comme inopportunes ou superflues les controverses de fraction et la stricte délimitation des nuances. De la consolidation de telle ou telle "nuance" peut dépendre l'avenir de la social-démocratie russe pour de très longues années.

I - La définition de la nation

Pour les communistes marxistes, léninistes, compte tenu également des apports ultérieurs sur cette question, notamment ceux de Staline, la question nationale, se pose sous plusieurs aspects:

1. La définition de la nation;

2. Le cadre national ou non de la lutte révolutionnaire du prolétariat et de son parti;

3. Le droit des peuples à disposer d'eux-mêmes.

Chacun de ces aspects est dialectiquement lié avec le concept d'internationalisme prolétarien.

Des débats extrêmement vifs eurent lieu au sein de la social-démocratie[8] sur la question nationale avant la Première Guerre mondiale et durant celle-ci. La reprise des différentes thèses exposées alors, restituées dans le contexte de l'époque, dépasserait de très loin le cadre de ces Quelques notes. Il n' y a pas en effet existence d'une question nationale invariante, séparée de la question fondamentale qui est celle de la révolution communiste.

En 1918 Staline écrit[9]:

Il ne faudra pas croire que la question nationale se suffise à elle-même, ni qu'elle soit donnée une fois pour toutes. Constituant simplement une partie de la question générale posée par la transformation du régime existant, elle est déterminée dans son entier par les conditions sociales, par le caractère du pouvoir établi dans le pays et, d'une façon générale, par tout le cours du développement social.

Comme point de départ à l'examen de la question nationale contemporaine, il faut en revenir aux critères (il écrit parfois indices) donnés par Staline, et la place dans l'histoire qu'il donne aux nations. En 1904 il écrit[10]:

Aux différentes époques, des classes diverses entrent en lice, dont chacune comprend la "question nationale" à sa façon. Par conséquent, aux différentes époques, la "question nationale" sert des intérêts divers, prend des nuances différentes suivant le moment et suivant la classe qui la pose.

C'est ainsi que définir ce qu'est la nation dans le cadre du mode de production capitaliste n'implique bien entendu pas que cette nation doive, du point de vue des classes antagoniques qui la composent, demeurer politiquement stable. La conquête révolutionnaire du pouvoir politique précède la transformation économique, son renversement et la nouvelle physionomie des nations entre elles.

Une citation de Staline a traversé ce siècle, celle issue de son étude de 1913, Le Marxisme et la question nationale:

La nation est une communauté humaine, stable, historiquement constituée, née sur la base d'une communauté de langue, de territoire, de vie économique et de formation psychique qui se traduit dans une communauté de culture.

S'agit-il d'une définition figée, immuable? Staline ajoute immédiatement[11]:

Avec cela, il va de soi que la nation, comme tout phénomène historique, est soumise à la loi du changement, qu'elle a son histoire, un commencement et une fin.

Il est nécessaire de souligner qu'aucun des indices mentionnés ne suffit, pris isolément, à définir la nation. Bien plus, il suffit qu'un seul de ces indices manque pour que la nation cesse d'être nation.

D'où cette formulation très catégorique, mais qui n'est pas non plus figée[12]:

Seule, la présence de tous les indices pris ensemble nous donne une nation.

Staline précise sa pensée quant à l'émergence des nations dans l'histoire:

La nation est une catégorie historique et c'est une catégorie historique d'une époque déterminée, de l'époque du capitalisme ascendant.

Staline, bien entendu, argumente à propos de chacun des indices qu'il réunit, assemble indissolublement. La critique de sa "définition", s'il y a lieu, implique d'examiner ces indices un par un, dans le contexte de renaissance, une fois encore, de la question nationale[13]. Mais si Staline affirme avec force qu'il est nécessaire de prendre pour caractériser l'existence d'une nation tous ces indices, il ne leur donne pas a priori une place semblable[14]:

[...] il est clair qu'il n'existe pas en réalité d'indice distinctif unique de la nation. Il existe seulement une somme d'indices parmi lesquels, lorsqu'on compare les nations, se détache avec plus de relief tantôt l'un (le caractère national), tantôt l'autre (la langue), tantôt un troisième (le territoire, les conditions économiques). La nation représente une combinaison de tous les indices pris ensemble.

La définition que donne Staline en 1913 est déjà importante dans la mesure où elle s'oppose aux théories religieuses ou semi-religieuses à tendance étatique, aux théories racistes et étatiques, aux théories purement culturelles des social-démocrates[15]. Théories racistes qui ont trouvé leur accomplissement dans le cours de ce siècle, qu'il s'agisse notamment du IIIe Reich[16].

Cette définition de Staline se présente donc comme un outil d'analyse critique et c'est dans ce sens qu'il faut la remettre au jour.

Brièvement on peut faire ici quelques commentaires sur les critères mis en place par Staline, d'une position actuelle de la question, c'est-à-dire dans le contexte historique d'aujourd'hui. Reprendre cette définition, qui est devenue un principe, telle quelle aujourd'hui, serait adopter une position fixiste qui n'aurait rien de commun avec la théorie marxiste de la connaissance, avec le matérialisme historique.

Il faut insister sur le fait que la définition que donne Staline de la nation en 1913 ne peut concerner que les nations alors existantes, que cette existence soit réelle, revendiquée ou rêvée. Elle concerne spécialement l'Europe et s'inscrit donc dans le cadre du mode de production capitaliste, qu'il soit accompli, en formation ou en devenir. Après s'être divisé en deux avec la Révolution d'Octobre et la construction du socialisme en URSS et dans d'autres pays, le monde de ce point de vue est redevenu un. Et c'est dans cette réalité actuelle qu'il faut se situer, quelles que soient les hypothèses quant aux processus de transformation des nations. Ces hypothèses ne s'appuient encore que sur des tendances, et il serait peu scientifique de théoriser des tendances en prenant en compte, en s'appuyant sur des périodes historiques courtes, comme si ces tendances étaient une réalité stable[17].

Indice par indice, il faut donc entreprendre une première analyse de la définition de Staline[18].

Le terme Communauté est devenu historiquement douteux du fait de son utilisation sous les plus diverses extensions: communauté de destin, communauté du peuple, communauté nationale, communauté du travail, communauté de religion[19], communauté internationale, etc. Autant d'expressions qui englobent les différentes classes de la nation et annulent leur antagonisme. À elle seule la lutte de classes ne contredit pas cette communauté, comme il est aisé de le prouver historiquement. Dans le sens de communauté humaine l'expression n'est cependant pas contestable: elle décrit une réalité géographique qui ne constitue d'ailleurs pas la nation à elle seule. Il y a des communautés villageoises, tribales, ethniques, claniques. Et même familiales! Staline écrit:

La nation, c'est avant tout une communauté, une communauté déterminée d'individus. Cette communauté n'est pas de race, ni de tribu, [...] mais une communauté d'hommes historiquement constituée. [...] Ainsi, une nation n'est pas un conglomérat accidentel ni éphémère, mais une communauté stable d'hommes.

Stable n'est bien entendu pas synonyme d'éternel. La stabilité est temporelle, historique. Il est aussi stupide de s'emparer de cet indice pour dénier toute validité à la définition de Staline que de se raccrocher à l'idée d'une monnaie stable. Les facteurs de déstabilisation, dans l'un et l'autre cas sont fonction même du degré de stabilité du cadre historique dans lequel elle s'inscrit, du processus qui a assuré, à un moment donné, cette stabilité. Le système capitaliste mondial, la transformation du capitalisme en impérialisme, les contradictions inter-impérialistes: voilà bien un système instable. Le mythe de la paix universelle est sans cesse contredit: l'autodestruction du système qu'on appelait socialiste n'a pas donné au monde cette soi-disant stabilité que ce système était censé mettre en cause. C'est même le contraire qui se produit.

Opposer à cette stabilité relative la fin des nations ‑ comme s'il s'agissait d'une contradiction ‑ c'est compromettre même le processus qui doit y parvenir. Dans une large mesure c'est faire apparaître le but final comme utopique.

La communauté de langue et la communauté de territoire.

Un État peut bien entendu couvrir de son autorité des communautés parlant des langues différentes. On parlera alors de communauté d'État. C'était la situation de la France avant la Révolution de 89. Il y avait une langue officielle, le Français, des Provinces avec leurs Parlements et des langues régionales. La Convention avait établi un bureau de traduction pour ses Décrets et, en même temps, les Décrets en français servaient à l'alphabétisation. Avec l'institution de l'école primaire obligatoire la IIIe République, à ses débuts, donnait un caractère général à l'usage du français. On peut déjà dire que si l'État-nation a comme date de référence la Révolution de 89, la nationalité française est née à la charnière du XIXe et du XXe siècle[20].

Deux arguments ont été opposés au critère avancé par Staline:

1. Celui des nations ayant la même langue. Il y a les cas de l'Angleterre et des États-Unis, du Canada anglophone, des nations d'Amérique latine si l'on excepte le Brésil, celui du "monde arabe", de certains pays africains où la langue du colonisateur est utilisée comme langue officielle au-dessus de celles des ethnies ou des peuples scindés par les grandes puissances, etc. Et l'on ne peut donner la même réponse dans chacun de ces cas. Ce qui importe chaque fois c'est de déterminer d'où provient la constitution géographique de ces entités, leur degré de stabilité historique après leur accession au statut de nation et enfin le caractère national qui s'est peu à peu constitué[21].

2. Celui de groupes vivant dans des nations différentes et y constituant des communautés de religion ne parlant pas la même langue d'un continent à l'autre, d'une région à l'autre. C'est la question juive telle qu'elle se posait avant la Déclaration Balfour de 1916 et avant la création de l'État d'Israël en 1948. Contre Otto Bauer qui parle des Juifs comme d'une nation bien qu´"ils n'aient pas du tout de langue commune", Staline répond[22] que, certes

s'il leur est resté quelque chose de commun, c'est la religion, leur origine commune et certains vestiges de leur caractère national. Tout cela est indéniable. Mais comment peut-on affirmer sérieusement que les rites religieux ossifiés et les vestiges psychologiques qui s'évanouissent, influent sur le "sort" des Juifs mentionnés, avec plus de force que le milieu vivant social, économique et culturel qui les entoure?

Cet argument ne tient pas compte de la diversité des différentes communautés juives: à l'intégration des juifs dans de nombreux pays s'opposait, notamment en Europe centrale, leur ghettoïsation.

Pour être brefs on peut dire que l'antisémitisme croissant à la fin du siècle dernier, poussé à l'extrême entre les deux guerres notamment par le national-socialisme, a joué le rôle fondateur d'une "communauté de destin" unissant juifs croyants et non croyants qui, incarnée dans le sionisme (de droite, d'extrême droite, de gauche), a conduit à la prise en main d'un territoire, la Palestine, pour y fonder un État indépendant. Mais se résumer à cela serait escamoter un facteur essentiel, la politique impérialiste de l'Angleterre aux origines de la colonisation de la Palestine[23].

Communauté de la vie économique, cohésion économique.

De gré ou de force, que cela concerne l'ensemble d'une population donnée, ou certains de ses secteurs, il est d'évidence qu'en Europe le mode de production capitaliste est dominant. La persistance dans certains pays d'une production paysanne échappant à la capitalisation de l'agriculture n'est que le produit d'un développement retardé sur la voie du capitalisme. Les raisons de ce retard doivent bien entendu être examinées cas par cas: ce qui est commun à ces pays c'est l'existence d'une question paysanne qui n'a rien à voir avec celle notamment de pays comme la France, l'Angleterre ou l'Allemagne où le petit producteur est dépendant du marché européen, mondial, où il y a diminution quasi constante de la classe paysanne. C'est ainsi que la thèse de l'alliance entre-le prolétariat et la paysannerie (non pas prise dans son ensemble cela va de soi[24]) n'est pas une thèse généralisable aujourd'hui au niveau international même si elle concerne toujours des continents entiers, du moins une majorité de pays dans le monde.

Comme le souligne Lénine "l'éveil des masses à la possession de la langue nationale et de sa littérature" est la "condition nécessaire et le corollaire du développement complet du capitalisme, de la pénétration complète de l'échange jusqu'à la dernière famille paysanne"[25].

Formation psychique - "caractère national"

Marx et Engels écrivent dans le Manifeste[26]:

Est-il besoin d'une grande perspicacité pour comprendre que les idées, les conceptions et les notions des hommes, en un mot leur conscience, changent avec tout changement survenu dans leurs conditions de vie, leurs relations sociales, leur existence sociale? Que démontre l'histoire des idées si ce n'est que la production intellectuelle se transforme avec la production matérielle?

Répondant à Otto Bauer[27] qui trace une limite infranchissable entre le "trait distinctif des nations" (leur caractère national) et les "conditions" de leur vie, en dissociant ces deux choses, Staline écrit[28]:

Mais qu'est-ce que le caractère national, sinon le reflet des conditions de vie, sinon un concentré des impressions reçues du milieu environnant? Comment peut-on se borner uniquement au seul caractère national, en l'isolant et en le dissociant du terrain qui l'a engendré?

Si cette observation de Staline parait toujours juste, du moins faut-il dans chaque cas particulier analyser le terrain.

Qu'en est-il par exemple aujourd'hui de la communauté de culture? Marx et Engels écrivaient dans le Manifeste quant à la production intellectuelle:

Les oeuvres d'une nation deviennent la propriété commune de toutes les nations. L'étroitesse et l'exclusivisme deviennent de jour en jour plus impossibles à une nation; et de toutes les littératures nationales et locales se forme une littérature universelle.

Dans ce contexte d'internationalisation, poussé à l'extrême aujourd'hui quant au cinéma, à la musique, à la télévision par satellites et aux moyens de communication et d'échanges, tel Internet, etc., que peuvent et que doivent être les références à une culture nationale? Y a-t-il destruction raisonnée des communautés de culture? La coexistence est-elle possible entre cette culture universelle et les cultures locales[29]? Et dans quelle mesure la "littérature universelle" est-elle devenue une réalité? Cette universalité est largement conditionnée par deux facteurs: celui des traductions et celui de la connaissance de langues étrangères[30]. Le rêve d'une langue universelle a été contrebattu par l'émergence d'une langue dominante, l'anglo-américain, qui se veut universelle.

Mais dans quel cadre s'inscrit donc cette internationalisation? Dans celui du marché, de la tendance à un impérialisme culturel mondial, celui des États-Unis, qui est à la fois économique et idéologique, l'idéologie renforçant le pouvoir économique. L'amenuisement de la communauté de culture ‑ en donnant au concept de "production intellectuelle" un sens large[31] ‑, sa destruction à terme, peut-il déstabiliser le concept même de nation tel qu'il a été accepté dans le mouvement communiste international?

Pour les partisans de l'Europe, qui prônent l'intégration européenne plus ou moins poussée, jusqu'à la supranationalité, l'indépendance de l'Europe, son existence même, implique l'existence d'une communauté de culture européenne. Contradictoirement des tendances s'affirment, au nom des Droits de l'Homme, pour "promouvoir" l'identité nationale ou ethnique, culturelle, religieuse et linguistique des minorités sur le territoire des États[32].

Cette communauté de culture, culturelle, au niveau européen, comme au niveau des nations, ne peut avoir un début de réalité que s'il y a amenuisement de la lutte de classes, si elle est circonscrite dans le domaine des réformes. La "communauté de destin" n'est qu'une une communauté toutes classes confondues, une unité nationale qui tend à préserver le régime d'exploitation capitaliste. Seule l'aggravation de l'antagonisme de classes peut détruire le sentiment d'unité nationale, non pas encore détruire la nation bourgeoise, mais le nationalisme.

La revendication d'autonomie culturelle est bien entendu contradictoire avec l'objectif communiste.

On doit remarquer que dans un texte de 1929 Staline reformule ainsi sa définition de 1913[33]:

Les marxistes russes ont depuis longtemps leur théorie de la nation[34]. Selon cette théorie, la nation est une communauté historique stable qui s'est constituée historiquement, née sur la base de la communauté de quatre caractères fondamentaux, à savoir: sur la base de la communauté de langue, de la communauté de territoire, de la communauté de vie économique et de la communauté de conformation psychique, manifestée par la communauté des propriétés spécifiques de la culture nationale.

La culture est qualifiée de nationale. Mais bien entendu la culture a un caractère de classe. En France elle est bourgeoise, comme dans la majorité des nations européennes[35]. Lénine y distingue l'existence de deux cultures: celle qui est dominante, bourgeoise, et celle émergeante du prolétariat. Et par essence la culture bourgeoise est nationaliste. Peut-on dire aujourd'hui qu'il y a deux cultures en France? une culture de droite bourgeoise et une culture prolétarienne? Elles sont toutes deux en régression, pour ne pas dire que la culture prolétarienne a quasiment disparu, si ce n'est encore par le biais de quelques références historiques en général falsifiées. En effet, cette dernière survit dans le cadre d'un mode de production qui est très minoritairement remis en cause. Il serait plus exact de dire qu'il existe une sensibilité de droite et une sensibilité de gauche qui ne sont plus le reflet de classes ou de couches sociales très déterminées: ce que les manuels d'éducation civique appelaient des familles de pensée. La référence à la Démocratie ou à la République, par exemple.

De fait il y a bien deux cultures: la culture nationale bourgeoise (qui se réfère notamment aux classiques de la littérature française, à la créativité française[36]) et une culture internationale. La mise en avant de cultures issues de l'immigration, que cette immigration soit ou non intégrée dans la nation, ne nous paraît pas être une arme suffisante pour lutter contre la culture bourgeoise, qu'elle soit nationale ou non. Mais il est clair qu'une culture socialiste (c'est-à-dire communiste) ne peut se développer que dans une perspective révolutionnaire, quand la conscience de classe existe. C'est dans cette mesure que l'on ne parle ici que de deux cultures, également capitalistes, comme cultures dominantes. Cas par cas reste à déterminer s'il y a persistance ou déclin d'une culture prolétarienne révolutionnaire.

Les revendications culturelles posées par les minorités nationales posent une question essentielle qui est bien entendu celle du détournement de la lutte de classes au profit de revendications toutes classes confondues au sein de ces minorités. Poser le problème de façon générale serait ignorer la nature et le degré de l'oppression qu'elles subissent au sein de la nation de la part de l'Etat, de leur degré d'intégration dans la communauté nationale.

Mais qui va décider, par exemple, de la validité ou non du droit à la séparation qui est une partie constitutive du droit des nations à disposer d'elles-mêmes, ou du droit des peuples quand leur nation n'a pas d'État?

Faut-il encore savoir ce que l'on entend par peuple. Peuple n'est pas synonyme de population, population étant une réalité quantitative neutre. Le peuple, quant à lui, est actif (on dit le peuple en armes), ou bien il est passif et semble alors comme absent, quand il n'est pas réactionnaire. Peuple de Dieu, peuple élu, autant de qualificatifs qui montrent bien que le concept de peuple est dépendant de facteurs extérieurs. Et puis, quelles sont les limites de ce peuple, qui le constitue? Est-ce du même peuple dont il s'agit a des époques historiques différentes? Peut-on qualifier le peuple à l'aune, lors d'élections, du nombre de bulletins de vote obtenus par tel ou tel candidat?

II ‑ De quelques questions à propos des nations

Diverses questions se posent et ont été posées à partir de l'existence des nations:

1. Peut-il y avoir une nation sans État propre distinct[37].

2. Sur la naissance des nations.

3. De la disparition des nations.

Une nation sans État

À la définition de Staline, en URSS vers la fin des années 20, certains membres du Parti ont proposé de rajouter comme indice indispensable l'existence d'un État. Staline réfute vivement cette proposition:

Avec votre schéma, il faudrait ne reconnaître comme nations que celles qui ont leur État propre distinct des autres; et toutes les nations opprimées, privées du caractère d'État indépendant, il faudrait les rayer de la liste des nations; cependant que la lutte des nations opprimées contre l'oppresseur national, la lutte des peuples coloniaux contre l'impérialisme, il faudrait l'exclure de la notion de "mouvement national" ou de "mouvement de libération nationale". [ ... ]

Pratiquement, politiquement, votre schéma conduit inévitablement à justifier l'oppression nationale impérialiste, dont les tenants refusent résolument de considérer comme de véritables nations les nations opprimées et les nations qui ne jouissent pas de tous leurs droits, les nations qui ne possèdent pas leur État distinct, et jugent que cette circonstance leur donne le droit d'opprimer ces nations.

La naissance des nations

Une autre thèse est mise en avant par ceux qui défendent l'introduction du nouveau critère selon lequel il faut l'existence de l'État pour parler de Nation[38]:

Vous prétendez que les nations sont nées et existaient dès avant le capitalisme. Mais comment les nations pouvaient-elles naître et exister avant le capitalisme, pendant la période féodale, alors que les pays étaient morcelés en principautés indépendantes qui, non seulement n'étaient pas liées les unes aux autres par des liens nationaux, mais niaient résolument la nécessité de tels liens? Malgré vos affirmations erronées, il n'y avait pas et il ne pouvait pas y avoir de nations dans la période précapitaliste étant donné qu'il n'y avait pas encore de marchés nationaux, qu'il n'y avait pas de centres nationaux économiques non plus que culturels, qu'il n'y avait donc pas les facteurs qui liquident le morcellement national d'un peuple donné, et ramassent les fragments jusque-là morcelés de ce peuple en un tout national.

Bien entendu, les éléments de la nation ‑ la langue, le territoire, la communauté de culture, etc. ‑ ne sont pas tombés du ciel mais se sont formés petit à petit dès la période capitaliste. Seulement ces éléments se trouvaient à l'état embryonnaire, et, au meilleur des cas, constituaient seulement des facteurs potentiels du point de vue de la formation future de la nation en présence de certaines conditions favorables. Ce potentiel ne s'est transformé en réalité que dans la période du capitalisme ascendant, avec ses marchés nationaux, ses centres économiques et culturels.

Concernant la Russie, Lénine a été très clair sur la question, comme le rappelle Staline. Qu'écrit Lénine[39]?

Seule la période moderne de l'histoire russe (à partir du XVIIe siècle à peu près) est marquée par la fusion effective de toutes ces régions, terres et principautés, en un tout unique. Cette fusion n'est pas due [...] à des relations de clans ni même à leur continuation et généralisation; elle est due à l'échange accru entre régions, au développement graduel des échanges de marchandises et à la concentration des petits marchés locaux en un seul marché de toute la Russie. Comme les dirigeants et les maîtres de ce processus étaient les gros marchands capitalistes, la création de ces liens nationaux n'était rien d'autre que la création de liens bourgeois.

Dans la revendication de la nécessité de l'Etat s'ajoute, d'après Staline, une sérieuse erreur, celle de mettre toutes les nations actuellement existantes "dans le même sac". Il a en vue principalement l'existence de l'URSS.

Fin des nations ou négation des nations

Selon Lénine[40]:

Le socialisme a pour but, non seulement de mettre fin au morcellement de l'humanité en petits États et à tout particularisme des nations, non seulement de rapprocher les nations, mais aussi de réaliser leur fusion. [...] De même que l'humanité ne peut aboutir à l'abolition des classes qu'en passant par la période transitoire de la dictature de la classe opprimée, de même elle ne peut aboutir à la fusion inévitable des nations qu'en passant par la période de transition de la libération complète de toutes les nations opprimées, c'est-à-dire de la liberté pour elles de se séparer.

Toujours selon Lénine[41]:

Aussi longtemps que des distinctions nationales et politiques existent entre les peuples et les pays ‑ distinctions qui subsisteront longtemps, très longtemps, même après l'établissement de la dictature du prolétariat à l'échelle mondiale ‑, l'unité de tactique internationale du mouvement ouvrier communiste de tous les pays veut, non pas l'effacement de toute diversité, non pas la suppression des distinctions nationales (à l'heure actuelle c'est un rêve insensé), mais une application des principes fondamentaux du communisme (pouvoir des Soviets et dictature du prolétariat), qui modifie correctement ces principes dans les questions de détail, qui les adapte el les ajuste comme il convient aux particularités nationales et politiques.

Mettre aujourd'hui l'objectif final, la fin des nations, en opposition à la question nationale, c'est escamoter la distance qui nous en sépare. C'est confondre nation et nationalisme.

En effet "le point de vue suivant lequel toute nationalité et la nation elle-même sont des préjugés surannés" est une vieille histoire. Marx le dénonçait à son époque comme du "stirnérisme proudhonien"[42].

Une toute autre question est de savoir si, comme l'écrivait Lénine, il est toujours vrai que dans les pays d'Europe occidentale, "il n'existe objectivement pas de “tâches nationales”". C'est une question qui s'est posée avec la montée du national-socialisme et le déclenchement de la Deuxième Guerre mondiale, à l'issue de celle-ci avec le développement de l'impérialisme américain, le Plan Marshall, la Guerre froide. Et qui se pose aujourd'hui par rapport à l'Europe alors que les tendances à la mondialisation prennent un tour accéléré[43].

III ‑ Le droit à l'autodétermination des nations et des peuples opprimés

1 ‑ Lénine contre Rosa Luxembourg

Avant la Révolution d'Octobre Lénine distinguait, en 1916, "trois types de pays par rapport au droit des nations à disposer d'elles-mêmes"[44]:

Premièrement, les capitalistes avancés de l'Europe occidentale et les États-Unis. Les mouvements nationaux progressistes bourgeois y ont depuis longtemps pris fin. Chacune de ces "grandes" nations opprime d'autres nations dans les colonies et à l'intérieur de ses frontières. Les tâches du prolétariat des nations dominantes y sont précisément celles du prolétariat de l'Angleterre, au XIXe siècle, à l'égard de l'Irlande.

Deuxièmement, l'Est de l'Europe, l'Autriche, les Balkans et surtout la Russie. C'est au XXe siècle que s'y sont particulièrement développés les mouvements nationaux démocratiques bourgeois et que la lutte nationale y a pris un caractère aigu. Dans ces pays, les tâches du prolétariat tant pour achever la transformation démocratique bourgeoise que pour aider la révolution socialiste dans les autres pays, ne peuvent pas être menées à bien s'il n'y défend pas le droit des nations à disposer d'elles-mêmes. Particulièrement difficile et particulièrement importante y est la tâche consistant à fusionner la lutte de classe des ouvriers des nations oppressives et des ouvriers des nations opprimées.

Troisièmement, les pays semi-coloniaux comme la Chine, la Perse, la Turquie, et toutes les colonies totalisent environ mille millions d'habitants. Là, les mouvements démocratiques bourgeois ou bien commencent à peine, ou bien sont loin d'être à leur terme. Les socialistes ne doivent pas seulement revendiquer la libération immédiate, sans condition et sans rachat, des colonies (et cette revendication, dans son expression politique. n'est pas autre chose que la reconnaissance du droit des nations à disposer d'elles-mêmes); les socialistes doivent soutenir de la façon la plus résolue les éléments les plus révolutionnaires des mouvements démocratiques bourgeois de libération nationale de ces pays et aider à leur insurrection (ou, le cas échéant, à leur guerre révolutionnaire) contre les puissances impérialistes qui les oppriment.

Faisant référence à ce texte Lénine précisait que le premier type de pays appartenait au passé, le deuxième au présent et le troisième à l'avenir. Et cet avertissement selon lequel il ne faut jamais oublier que les colonies sont des nations!

Une très vive polémique a opposé Lénine et Rosa Luxemburg[45] sur la question de l'autodétermination des nations.

Rosa Luxemburg peut apparaître comme très marxiste quand elle écrit[46]:

Peut-on parler sérieusement de la "libre" disposition des Monténégrins, des Bulgares, des Roumains, des Serbes, des Grecs, et en partie même des Suisses, formellement indépendants, mais dont l'indépendance elle-même est le produit de la lutte politique et du jeu diplomatique du concert européen.

Lénine, qui reprend ce passage dans Du droit des nations à disposer d'elles-mêmes, cite le texte de Kautsky contre Otto Bauer que Rosa Luxemburg tente de réfuter:

Rosa Luxemburg cite elle-même ces mots de Kautsky: "L'État national est la forme d'État qui correspond le mieux aux conditions modernes" (c'est-à-dire à celles du capitalisme, de la civilisation, du progrès économique, à la différence des conditions moyenâgeuses, précapitalistes, etc.); "c'est la forme dans laquelle il peut le plus aisément accomplir ses tâches" (c'est-à-dire assurer le développement le plus libre, le plus large et le plus rapide du capitalisme). À cela il faut ajouter cette remarque finale de Kautsky, plus précise encore, suivant laquelle les États à composition nationale hétérogène (les États dits de nationalités, à la différence des États nationaux) sont "toujours des États dont la formation interne est restée, pour une raison ou pour une autre, anormale ou insuffisante" (arriérée). Il va sans dire que Kautsky emploie le terme d'anormal exclusivement dans le sens de non-conforme à ce qui est le mieux adapté aux exigences du développement capitaliste.

La conclusion de Rosa Luxemburg?

Cet État national "le meilleur" n'est qu'une abstraction qu'il est facile de développer en théorie, de défendre en théorie, mais qui ne correspond point à la réalité.

Il serait trop long ici de développer les critiques sévères et ironiques que fait Lénine aux thèses de Rosa Luxemburg, thèses apparemment toujours aussi vivaces[47]. Venons-en à sa conclusion[48]:

Au problème de la libre détermination politique des nations dans la société bourgeoise, de leur indépendance en tant qu'État, Rosa Luxemburg a substitué la question de leur autonomie et de leur indépendance économiques. Cela est aussi intelligent que si, lors de la discussion de la revendication-programme sur la suprématie du Parlement (c'est-à-dire de l'assemblée des représentants du peuple) dans l'État bourgeois, on entreprenait d'exposer sa conviction absolument juste de la suprématie du grand capital, quel que soit le régime, dans tout pays bourgeois.

On oppose parfois à Lénine et à Staline, quant à la question nationale, Marx et Engels. Dans une note à son texte de 1916, La révolution socialiste et le droit des nations à disposer d'elles-mêmes, Lénine écrit[49]:

On dit souvent [...] que l'attitude négative de Marx envers le mouvement national de certains peuples, par exemple les Tchèques en 1848, réfute du point de vue du marxisme la nécessité de reconnaître le droit des nations à disposer d'elles-mêmes. Mais cela est faux, car, en 1848, il y avait des raisons historiques et politiques d'établir une distinction entre les nations "réactionnaires" et les nations démocratiques révolutionnaires. Marx avait raison de condamner les premières et de défendre les secondes. Le droit d'autodétermination est une des revendications de la démocratie, qui doit naturellement être subordonnée aux intérêts généraux de la démocratie. En 1848 et dans les années suivantes, ces intérêts généraux consistaient, au premier chef, à combattre le tsarisme.

Marx et Engels souhaitèrent même le déclenchement d'une guerre pour abattre le tsarisme. On est très loin du pacifisme petit-bourgeois! Comme le rappelle Lénine les social-démocrates peuvent se trouver dans une situation telle qu'ils doivent exiger l'ouverture d'une guerre offensive[50]:

Il est évident que dans ce problème (ainsi d'ailleurs que dans celui du "patriotisme"), ce n'est pas le caractère offensif ou défensif de la guerre, mais les intérêts de la lutte de classes du prolétariat ou, mieux encore, les intérêts du mouvement international du prolétariat qui constituent le seul critère à partir duquel on peut examiner et décider quelle doit être l'attitude des social-démocrates à l'égard de tel ou tel événement affectant les relations internationales.

Sur le rôle des petites nations en Europe Lénine écrivait en 1916[51]:

La dialectique de l 'histoire fait que les petites nations, impuissantes en tant que facteur indépendant dans la lutte contre l'impérialisme jouent le rôle d'un des ferments, d'un des bacilles qui favorisent l'entrée en scène de la force véritablement capable de lutter contre l'impérialisme, à savoir: le prolétariat socialiste.

2 ‑ La position communiste sur la question

La question qui nous importe ici est de savoir quelle doit être aujourd'hui notre position par rapport à la question de l'autodétermination.

En 1916, Lénine dans ses thèses sur La Révolution socialiste et le droit des nations à disposer d'elles-mêmes[52] définit ainsi la façon dont le prolétariat révolutionnaire doit poser la question:

Ce n'est pas seulement la revendication du droit des nations à disposer d'elles-mêmes, mais tous les points de notre programme-minimum démocratique qui ont été autrefois, dès le XVIIe et le XVIIIe siècle, formulés par la petite bourgeoisie. Et la petite bourgeoisie continue à les formuler tous d'une façon utopique, sans voir la lutte des classes et son aggravation à l'époque de la démocratie, et en croyant au capitalisme "pacifique". Telle est précisément l'utopie d'une union pacifique de nations égales en droits à l'époque de l'impérialisme, utopie qui trompe le peuple et que prônent les partisans de Kautsky. À l'opposé de cette utopie petite-bourgeoise et opportuniste, le programme de la social-démocratie doit mettre au premier plan, comme un fait fondamental, essentiel et inévitable à l'époque de l'impérialisme, la division des nations en nations oppressives et nations opprimées.

Le prolétariat des nations oppressives ne peut se contenter de phrases générales, stéréotypées, rabâchées par tous les bourgeois pacifistes, contre les annexions et pour l'égalité en droits des nations en général. Il ne peut passer sous silence le problème, particulièrement "désagréable" pour la bourgeoisie impérialiste, des frontières des États fondés sur l'oppression nationale. Il ne peut pas ne pas lutter contre le maintien par la force des nations opprimées dans les frontières de ces États: autrement dit, il doit lutter pour le droit d'autodétermination. Il doit revendiquer la liberté de séparation politique pour les colonies et les nations opprimées par "sa" nation. Sinon, l'internationalisme du prolétariat demeure vide de sens et verbal; ni la confiance, ni la solidarité de classe entre les ouvriers de la nation opprimée et de celle qui opprime ne sont possibles; et l'hypocrisie des défenseurs réformistes et kautskistes de l' autodétermination, qui ne disent rien des nations opprimées par "leur propre" nation et maintenues de force au sein de "leur propre" État, n'est pas démasquée.

D'autre part, les socialistes des nations opprimées doivent s'attacher à promouvoir et réaliser l'unité complète et absolue, y compris sur le plan de l'organisation, des ouvriers de la nation opprimée avec ceux de la nation oppressive[53]. Sans cela, il est impossible de sauvegarder une politique indépendante du prolétariat et sa solidarité de classe avec le prolétariat des autres pays, devant les manoeuvres de toutes sortes, les trahisons et les tripotages de la bourgeoisie. Car la bourgeoisie des nations opprimées convertit constamment les mots d'ordre de libération nationale en une mystification des ouvriers: en politique intérieure, elle exploite ces mots d'ordre pour conclure des accords réactionnaires avec la bourgeoisie des nations dominantes (voir l'exemple des Polonais en Autriche et en Russie, qui concluent des marchés avec la réaction pour opprimer les Juifs et les Ukrainiens) en politique extérieure, elle cherche à pactiser avec une des puissances impérialistes rivales pour réaliser ses buts de rapine (politique des petits États dans les Balkans, etc.[54].

Le fait que la lutte contre une puissance impérialiste pour la liberté nationale peut, dans certaines conditions, être exploitée par une autre "grande" puissance dans ses propres buts également impérialistes, ne peut pas plus obliger la social-démocratie à renoncer au droit des nations à disposer d'elles-mêmes, que les nombreux exemples d'utilisation par la bourgeoisie des mots d'ordre républicains dans un but de duperie politique et de pillage financier, par exemple dans les pays latins, ne peuvent obliger les social-démocrates à renier leur républicanisme[55].

Cette indépendance nationale, faut-il en toutes circonstances la revendiquer, lutter pour l'obtenir? Lénine prend à son compte cette déclaration de Karl Kautsky (1896):

L'indépendance nationale n'est pas si indissolublement liée aux intérêts de classe du prolétariat en lutte qu'il faille s'efforcer de l'obtenir inconditionnellement quelles que soient les circonstances.

Dans le cadre de la Russie tsariste, cette prison des peuples, Lénine écrit en 1915:

Si nous réclamons la liberté d'autodétermination, c'est-à-dire l'indépendance, c'est-à-dire le droit de séparation pour les nations opprimées, ce n'est pas que nous visions au morcellement économique, ni que nous souhaitions la formation de petits États; c'est au contraire parce que nous voulons de grands États, parce que nous sommes pour le rapprochement et même la fusion des nations, mais sur une base réellement démocratique, réellement internationaliste, qui est inconcevable sans la liberté de séparation.

En 1916, il écrit[56]:

Les différentes revendications de la démocratie, y compris le droit des nations à disposer d'elles-mêmes, ne sont pas un absolu, mais une parcelle de l'ensemble du mouvement démocratique (aujourd'hui socialiste) mondial[57]. Il est possible que, dans certains cas concrets, la parcelle soit en contradiction avec le tout: elle est alors à rejeter.

Aujourd'hui, du fait de la faiblesse du mouvement communiste international, de sa division non suffisamment tranchée entre révisionnistes et marxistes-léninistes, de l'inexistence de toute Internationale, l'appréciation de cette "contradiction" entre le droit à la séparation et à l'indépendance nationale et les intérêts du prolétariat mondial est soumise à bien des aléas[58].

Un des arguments fréquemment utilisé contre le droit à l'autodétermination est l'absence des conditions économiques pour une indépendance quelconque, l'impossibilité de sa réalisation en régime capitaliste en général ou à l'époque de l'impérialisme. Lénine a rejeté cette thèse, qui ne fait aucune différence entre le politique et l'économique[59]:

L'époque impérialiste ne détruit ni les aspirations à l'indépendance politique des nations, ni le "caractère réalisable" de ces aspirations à l'intérieur des rapports impérialistes mondiaux. Hors de ce cadre, ni la République en Russie, ni en général aucune transformation démocratique essentielle n'est "réalisable" sans une série de révolutions et ne saurait être solidement assurée sans le socialisme.

Un autre argument mis en avant c'est l'inexistence d'ouvriers dans les pays en question. Lénine répond ainsi à cet argument[60]:

Seuls les "économistes" de triste mémoire pensaient que les "mots d'ordre d'un parti ouvrier" étaient proclamés exclusivement à l'intention des ouvriers. Non, ces mots d'ordre sont proclamés pour l'ensemble de la population laborieuse, pour le peuple tout entier.

Une parenthèse en ce qui concerne la lecture de Lénine (et de Staline): il est trop facile de confondre ce qui a rapport à la situation proprement Russe, puis soviétique, et ce qui a une portée internationale. Dans ce dernier cas faut-il encore distinguer ce qui concerne l'Europe et les États-Unis (en tant que pays capitalistes avancés) du reste du monde, et ceci à chaque époque donnée. Par rapport aux années 20 la répartition mondiale des pays, d'un point de vue politique et économique, s'est transformée et va se transformant.

Ce serait commettre une erreur semblable aujourd'hui, et toute aussi grosse de conséquences, que de rêver à la reconstitution territoriale de l'URSS sans mettre en avant la destruction du système économique socialiste (destruction qui ne date pas de 1991!) et le droit justement des républiques qui constituaient l'URSS à leur libre détermination. Dans les conditions politiques et économiques actuelles ce serait vouloir reconstituer l'Empire russe ou un social-impérialisme... de type capitaliste.

Quant à la référence à Staline elle est trop souvent l'expression d'une nostalgie par rapport à une époque où l'URSS était une grande puissance, une référence par rapport au rôle de l'Armée rouge dans la victoire contre l'Allemagne national-socialiste et non pas référence à la construction du socialisme en URSS dans les conditions concrètes où elle s'est effectuée.

Ce que les anticommunistes ont appelé l'appauvrissement du marxisme, et les révisionnistes le style stéréotypé, c'est justement la référence sans analyse aux textes fondateurs, l'utilisation hors de tout propos de telle ou telle citation, le positionnement par rapport à une figure emblématique.

IV ‑ Les ouvriers n'ont pas de patrie? Oui, mais...

Les "internationalistes" se réfèrent à cette phrase de Marx et Engels extraite du Manifeste communiste: "Les ouvriers n'ont pas de patrie". Ils oublient souvent de la remettre dans son contexte. Voici deux paragraphes du Manifeste explicites à ce sujet:

La lutte du Prolétariat contre la Bourgeoisie, bien qu'elle ne soit pas, quant au fond, une lutte nationale, en revêt cependant, tout d'abord, la forme. Il va sans dire que le Prolétariat de chaque pays doit en finir, avant tout, avec sa propre Bourgeoisie.

Les ouvriers n'ont pas de patrie. On ne peut leur ravir ce qu'ils n'ont pas. Comme le prolétariat de chaque pays doit, en premier lieu, conquérir le pouvoir politique, s'ériger en classe nationalement dirigeante, devenir lui-même la nation, il est encore par là national, quoique nullement au sens bourgeois du mot.

La phrase suivante du Manifeste, qui ouvre des perspectives historiques, contient en elle les éléments qui semblent autoriser l'annulation des propositions précédentes.

Déjà les démarcations nationales et les antagonismes entre les peuples disparaissent de plus en plus avec le développement de la bourgeoisie, la liberté du commerce, le marché mondial, l'uniformité de la production industrielle et les conditions d'existence qui y correspondent.

Marx et Engels décrivent les résultats d'une situation économique que Lénine analysera dans l'Impérialisme stade suprême du capitalisme, et la description est toujours juste, surtout quand le Manifeste dit:

Par l'exploitation du marché mondial, la Bourgeoisie donne un caractère cosmopolite à la production et à la consommation de tous les pays. Au désespoir des réactionnaires, elle a enlevé à l'Industrie sa base nationale. [...] À la place de l'ancien isolement des provinces et des nations se suffisant à elles-mêmes, se développe un trafic universel, une interdépendance des nations. Et ce qui est vrai pour la production matérielle s'applique à la production intellectuelle. [...] Sous peine de mort, elle [la Bourgeoisie] force toutes les nations à adopter le mode bourgeois de production: elle les force à introduire chez elles la soi-disant civilisation, c'est-à-dire de devenir bourgeoises. En un mot, elle se façonne un monde à son image.

De fait, si la description est exacte, les conclusions que Marx et Engels en tirent ne sont que des projections historiques quant à la disparition des nations. Le futur a été, pourrait-on dire, repoussé dans l'avenir. Lénine va relativiser la durée du passage de l'existence des nations et leur disparition. Marx et d'Engels ne pensaient pas que le capitalisme s'effondrerait de lui-même. Sinon leur tâche n'aurait été que théorique pour démontrer l'inéluctabilité de cet effondrement. Leur travail pratique a été de fournir des armes au prolétariat en mettant en avant la nécessité pour lui de se constituer en force indépendante et organisée pour que sa lutte aboutisse à la destruction de la Bourgeoisie, à la liquidation de la propriété privée bourgeoise[61].

On veut opposer Marx à Marx. Pourquoi pas? Il ne s'agit pas de contradictions, mais d'une remise en question, d'un approfondissement de sa pensée tout au long de son travail[62]. Au lendemain du Manifeste, dans les Luttes de classes en France, écrit en 1850, Marx est dans tous les cas toujours sur les mêmes positions quant à la nécessité pour le prolétariat de faire la révolution dans son propre pays[63]:

Le développement du prolétariat industriel a pour condition générale le développement de la bourgeoisie industrielle. C'est seulement sous la domination de cette dernière que son existence prend une ampleur nationale[64] lui permettant d'élever sa révolution au rang d'une révolution nationale; c'est seulement alors qu'il crée lui-même les moyens de production modernes qui deviennent autant de moyens de son affranchissement révolutionnaire.

Mais quelle doit être l'attitude du prolétariat quant à "sa" nation bourgeoise, le cadre national où il doit mener la lutte pour renverser justement le pouvoir de "sa" bourgeoisie?

Pour Lénine la réponse est claire[65]:

Il est exact que dans le Manifeste communiste, il est écrit que "les prolétaires n'ont pas de patrie". Il est non moins exact que la position défendue par Vollmar, Noske[66] et Cie foule aux pieds ce principe fondamental du socialisme international. Mais il ne s'ensuit pas pour autant qu'Hervé et ses partisans aient raison quand ils affirment que pour le prolétariat il est indifférent de vivre dans un pays ou dans un autre, en Allemagne monarchique, en France républicaine ou en Turquie despotique. Dans la lutte de classe du prolétariat, la patrie, c'est-à-dire le milieu politique, culturel et social, est un facteur extrêmement important. Et si Vollmar a tort de recommander au prolétariat de se comporter "en bon allemand" à l'égard de sa patrie, Hervé a tout aussi tort d'aborder un facteur aussi important pour la lutte libératrice des ouvriers d'une façon qui manque aussi impardonnablement d'esprit critique. Le prolétariat ne peut être indifférent aux conditions politiques, sociales et culturelles de sa lutte: il ne peut donc être indifférent au destin de son pays. Mais si ce destin l'intéresse, c'est uniquement dans la mesure où il concerne sa lutte de classe et non en vertu de quelque "patriotisme" bourgeois qu'il est tout à fait indécent de voir défendu par des social-démocrates.

Dans quelle mesure la position de Lénine est actuelle, dans l'époque où nous vivons et luttons, c'est ce qu'il faudra analyser par rapport au cas français. Que les révisionnistes français du PCF aient utilisé ce texte nous importe peu. De fait, dans les citations de ce texte, ils ont censuré la dernière phrase. Dans la mesure, ce sont les trois mots importants, décisifs[67].

On cite souvent une lettre de Lénine à Inessa Armand (novembre 1916) dans une perspective révisionniste de défense nationale ou dans une perspective de négation des guerres nationales. Mais qu'écrit Lénine[68]?

Le Manifeste communiste dit que les ouvriers n'ont pas de patrie.

C'est juste, mais il ne dit pas uniquement cela. Il dit aussi qu'au moment de la formation des États nationaux, le rôle du prolétariat est quelque peu particulier. Si vous prenez la première thèse (les ouvriers n'ont pas de patrie) et oubliez ses liens avec la seconde (les ouvriers se constituent nationalement en tant que classe, mais pas dans le même sens que la bourgeoisie), ce sera archifaux.

En quoi consiste cette liaison? À mon sens, précisément en ceci que dans un mouvement démocratique (à certain moment et dans une situation donnée) le prolétariat ne peut lui refuser son appui (et aussi, par conséquent, refuser de défendre la patrie dans une guerre nationale).

Il n'y a pas contradiction formelle entre les deux aspects de la question: nécessité de faire la révolution et de prendre le pouvoir dans son propre pays et nécessité de l'internationalisme prolétarien[69]. Les deux sont dans un processus de contradiction dialectique qui aboutira, à son terme historique, à la destruction de l'un des deux termes. Si le mode de production communiste devient absolu sur la planète on assistera effectivement à la disparition des nations telles que nous les connaissons. Il y a une autre hypothèse: la domination du mode de production capitaliste au niveau mondial et la destruction des nations en tant qu'entités plus ou moins indépendantes, non seulement d'un point de vue économique (ce qui est déjà souvent le cas), mais également d'un point de vue politique.

On peut penser que dans ces nouvelles conditions, qui ne suppriment pas le capitalisme et dans la mesure où la destruction du capitalisme n'est pas inéluctable, le prolétariat aura plus de difficultés à se débarrasser des liens qui l'enchaînent. L'éclatement géographique du pouvoir d'Etat, réduit aux fonctions qui lui sont assumées par le libéralisme (la sécurité des biens et des personnes ‑ a trilogie Armée, Police, Justice, renforcée par la religion), éclatement qui se manifeste en Europe par les diktats de Bruxelles, et au niveau mondial par le FMI et autres institutions supranationales, crée déjà un filtre entre l'Etat national et les organismes dotés d'un pouvoir également de coercition. Ce qui crée une contradiction entre les États soumis à ce mécanisme et les maîtres actuels de cette domination. En Europe la contradiction est d'une autre nature dans la mesure où les États sont tout à la fois partie prenante des organismes européens, et soumis eux-mêmes à des mesures contradictoires aux intérêts de certaines couches de la population, des mesures qu'ils n'ont pas décidées eux-mêmes. Quant au pouvoir économique et financier il appartient tout à la fois à ces institutions, du moins elles l'exercent, et principalement, bien entendu aux investisseurs de toute nature dont les capitaux transitent pratiquement en temps réel à travers le monde[70].

Dans ce processus complexe, et spécialement aujourd'hui après l'autodestruction avérée du mode de production socialiste (qu'il ait été limité à un ou plusieurs États), on peut distinguer plusieurs positions politiques, soit que l'on accepte comme irréversible la mondialisation capitaliste, la souveraineté limitée des États, soit que l'on pense possible de préserver l'indépendance des nations, mais, dans l'un et l'autre cas, en acceptant le mode de production capitaliste. Cette dernière position que l'on pourrait grossièrement qualifier de nationaliste est tout à la fois le fait des nationalistes de gauche et de droite: une transversalité qui s'exerce du Parti communiste français au Front national, quelles que soient les préoccupations sociales des uns et des autres.

C'est ainsi que tend à s'affaiblir la lutte de classes, qui se manifeste par à coups et non pas comme un phénomène moteur. En l'absence d'une direction politique il ne s'agit que de soubresauts. Une lutte de classes, pourrait-on dire, qui a comme objectif une redistribution très partielle de la richesse nationale, une revendication de responsabilité, de dignité. Mais la lutte de classes, en elle-même, n'aboutit qu'à des réformes (si celles-ci sont tolérables pour la bourgeoisie et son État) ou bien n'aboutit qu'à la répression si la bourgeoisie ne peut les tolérer, si l'État met en avant l'intérêt général, c'est-à-dire l'intérêt du capital. Comme l'écrivait Engels il y a plus d'un siècle et demi[71]:

L'expression: richesse nationale, est née de la propension à la généralisation des économistes libéraux. Tant que subsiste la propriété privée, ce terme n'a pas de sens.

C'est ainsi que mettre en avant, sans plus, la lutte de classes est un leurre, un dérivatif pour éviter des tensions sociales plus graves, si l'on ne parvient pas à convaincre que la lutte de classes a besoin d'un relais politique pour aboutir non pas à une amélioration de la société capitaliste, mais à la destruction de celle-ci. Cette question a bien été mise en évidence par Staline dans un texte de 1950[72]:

Les bourgeois ne peuvent vivre et s'enrichir s'ils n'ont pas à leur disposition des ouvriers salariés: les prolétaires ne peuvent subsister s'ils ne s'embauchent pas chez les capitalistes. La rupture de tous liens économiques entre eux signifie la cessation de toute production; or, la cessation de toute production conduit à la mort de la société, à la mort des classes elles-mêmes. On conçoit qu'aucune classe ne veuille se vouer à la destruction. C'est pourquoi la lutte de classes, si aiguë soit-elle, ne peut conduire à la désagrégation de la société.

En l'absence d'un projet révolutionnaire communiste il va de soi que l'on se borne alors au domaine du possible, c'est-à-dire l'aménagement du capitalisme.

De notre point de vue de classe révolutionnaire, qui refuse tout fatalisme quant à la pérennité du capitalisme, la question actuelle, dans les conditions actuelles de l'économie mondiale et de ses effets politiques, est de se déterminer par rapport à l'internationalisme prolétarien (l'unité du prolétariat mondial face au mode de production capitaliste) et par rapport au contexte géographique de notre lutte (nationale, européenne, mondiale) pour concourir au renversement de ce mode de production, à sa liquidation.

Il faut donc analyser notre époque au lieu de se contenter de formules toutes faites, qui sont aujourd'hui dépourvues de contenu réel si on ne justifie pas ce contenu. C'est ainsi que claironner que nous en sommes toujours à l'époque de "l'impérialisme et des révolutions prolétariennes" est un pieux mensonge qui, au lieu de mobiliser, est démobilisateur tant il est décalé par rapport à une réalité qui n'est même pas celle en Europe de l'Ouest d'une époque pré-révolutionnaire. En tant que marxistes, que léninistes, le devoir n'est pas de cacher la réalité, mais de construire à partir de la réalité.

Quant à l'impérialisme faut-il encore l'analyser aujourd'hui et reconnaître les contradictions qui le sous-tendent. Qu'il s'agisse des dangers de guerre inhérents à son caractère, de la contradiction entre la volonté impérialiste et la mondialisation, du rôle des États dans le cadre du conflit entre monopoles nationaux et libéralisme au niveau national et mondial.

Et définir tout simplement ce qu'est une époque, au-delà des slogans. Comme l'écrit Lénine[73]:

Une époque s'appelle de ce nom précisément parce qu'elle embrasse une somme de phénomènes et de guerres très variés, aussi bien typiques que fortuits, aussi bien grands que petits, aussi bien particuliers aux pays avancés que caractéristiques des pays retardataires. Éluder ces questions concrètes par des phrases générales sur l´"époque'' [...] c'est abuser de la notion d´"époque".

En guise de conclusion à ces quelques notes préliminaires on peut déjà souligner que la conception générale de la nation qui en ressort est celle de son unité, de son centralisme[74] et de son indépendance. À ce titre une des attaques les plus fréquentes contre cette conception a eu pour expression la dénonciation de son jacobinisme.

Un historien de la Révolution de 1789, Albert Mathiez, solidaire un temps avec la révolution bolchevique, peut écrire en 1920 dans l'Humanité:

Jacobinisme et Bolchevisme sont au même titre deux dictatures, nées de la guerre civile et de la guerre étrangère, deux dictatures de classe, opérant par les mêmes moyens, la terreur, la réquisition et les taxes, et se proposant en dernier ressort un but semblable, la transformation de la société, et non pas seulement de la société russe ou de la société française, mais de la société universelle.

Même s'il y a eu renversement, la Révolution de 89 ayant eu pour effet l'émergence politique et économique de la bourgeoisie et la Révolution de 1917 celle du prolétariat et de la classe ouvrière, cette comparaison est bien entendu, si l'on excepte encore la "rupture" que constitue l'exécution physique de la royauté et du tsarisme, de peu d'aide pour la compréhension des deux époques! Cette comparaison conduirait, et elle a conduit, à nier le marxisme comme rupture. Ce qui compte pour Lénine c'est la méthode jacobine.

Si on y fait allusion ici c'est qu'elle a conforté le Parti communiste français quant aux sources françaises du socialisme, le poussant à établir une solution de continuité entre les deux révolutions, puis à abandonner la seconde au seul profit, si l'on peut dire, de la première, en exceptant depuis longtemps 1793, la loi sur les ennemis du peuple, la "Terreur"[75].

Plus généralement on peut déjà dire que le "jacobinisme", s'il a marqué la IIIe République "républicaine et laïque", un "jacobinisme sans le peuple", en arrive aujourd'hui à se dissoudre dans la perspective rapprochée de l'Europe[76]. La comédie des cérémonies du bicentenaire a, de ce point de vue, caractérisé l'extrême fin d'une époque. Comme la régionalisation mise en place par la social-démocratie dès la victoire électorale de François Mitterrand en 1981 (après l'échec sur cette question du référendum de De Gaulle en 1969, que l'on parle de Provinces ou de Régions) met un terme, certes de manière encore ambiguë, imparfaite aux yeux de certains, au centralisme qui a été le facteur dynamique de l'unité de la nation française, une unité qui a permis la formation d'une classe bourgeoise nationale et un prolétariat également national.

Parallèlement à l'analyse de notre époque, de ses tendances, il faut situer le contexte national, aujourd'hui, dans lequel se pose la question, celle des rapports entre la question nationale et l'internationalisme prolétarien. Un parti communiste révolutionnaire en France peut-il encore être national alors que l'on annonce en Europe la fin des nations? Des réponses à ces questions dépend notre position quant à l'Europe et donc notre travail communiste.

La lutte contre l'Europe est-elle réactionnaire aujourd'hui? Passons sur la fiction de "l'Europe des peuples"! Pourquoi pas celle des salariés! Si cela était le cas il faudrait réfléchir sur cette affirmation de Lénine et en tirer bien entendu toutes les conséquences[77]:

L'impérialisme est notre ennemi, tout aussi mortel que le capitalisme. C'est juste. Toutefois, aucun marxiste n'oubliera que le capitalisme est un progrès par rapport au féodalisme, et l'impérialisme par rapport au capitalisme pré-monopoliste. Nous n'avons donc pas le droit de soutenir n'importe quelle lutte contre l'impérialisme. Nous ne soutiendrons pas la lutte des classes réactionnaires contre l'impérialisme, nous ne soutiendrons pas l'insurrection des classes réactionnaires contre l'impérialisme et le capitalisme.

Ce texte de Lénine met en question un problème qui n'est pas seulement tactique (s'il ne faut pas soutenir n'importe quelle lutte il est des cas où il faut apporter son soutien à une lutte particulière). Il s'agit de la raison qu'il donne à cette tactique sur quoi il faut réfléchir, qu'il faut analyser dans le contexte international actuel[78]. C'est l'idée même de l'impérialisme comme progrès qui est en cause, qu'on refuse cette notion de progrès appliquée à l'impérialisme ou qu'on la rejette, étant entendu que ce que l'on appelle la mondialisation ne détruit pas les antagonismes inter-impérialistes.

La position que l'on doit adopter par rapport à l'Europe, et la lutte à mener, dépendent de la réponse à cette question à laquelle est intimement liée celle de la nécessité ou non de partis communistes dans chaque Nation, que se constitue ou ne se constitue pas une nouvelle Internationale. Et ceci dans les conditions concrètes où nous sommes, en France et dans les autres pays européens, c'est-à-dire dans l'incapacité pour le prolétariat et la classe ouvrière de peser par leurs seules forces, en tant qu'acteurs de l'histoire, sur le cours des événements, que la tendance à la fusion des nations européennes se développe ou que l'Europe, telle qu'elle se construit, se désagrège, renforçant le rôle de l'État-nation dans le contexte de systèmes d'alliances entre nations plus ou moins indépendantes.

 

Patrick Kessel[79]


Notes

 

 

 

 



[1]. Un phénomène plus ancien que ne le laisse paraître le mot, aujourd'hui banalisé. Un phénomène qui a été contrarié par la Révolution d'Octobre et qui, après l'autodissolution progressive du système socialiste, prend une ampleur générale.

[2]. De la colonisation aux annexions "légales" ou illégales, aux revendications basées sur la loi du sang, l'Anschluss, Dantzig, etc. Comme toute tendance, celle-ci supporte des exceptions: la tentative irakienne d'intégrer le Koweït, la politique de Grand-Israël et de Grande-Serbie. Mais dans ces cas il ne s'agit que de puissances impérialistes de deuxième ordre, et leurs actions de piraterie ne peuvent aller jusqu'à leur terme que si elles ne contredisent pas les intérêts des États-Unis, si elles soutiennent d'une façon ou d'une autre ses intérêts. Les anciennes puissances coloniales tentent, bec et ongles, de préserver leurs zones d'influence quant aux nouvelles nations. Plus habilement la France a prétendu intégrer au territoire national des peuples lointains, "habileté" qui a conduit à la répétition de guerres de libération nationale et à des crimes de guerre dont l'ampleur a largement dépassé ceux des barbares des Balkans.

[3]. En 1916, dans L'Impérialisme stade suprême du capitalisme, Lénine a bien montré qu'il n'y avait pas équivalence entre indépendance politique et indépendance économique ce qui ne l'empêchera pas de mettre en avant la revendication d'indépendance politique.

[4]. Ce sont les grandes puissances impérialistes qui mettent une fois de plus en avant les raisons humanitaires, les Droits de l'Homme, pour justifier leur intervention politique. Employer des expressions telles que génocide ou nettoyage ethnique a pour fonction de clore toute analyse. Tout comme la négation de la réalité a une fonction également politique, bien entendu.

[5]. [Note 321ignition:] Référence au dossier ‑ non reproduit ici ‑ figurant dans le même numéro du Bulletin international.

[6]. Lénine, Oeuvres, tome 5, p. 376. Les deux autres raisons invoquées par Lénine concernent l'essence internationale du mouvement social-démocrate. Il faut combattre le chauvinisme national et assimiler l'expérience des autres pays. Enfin "la social-démocratie russe a des tâches nationales, celle de libérer un peuple entier du joug de l'autocratie".

[7]. La fameuse phrase du révisionniste Édouard Bernstein, "ce que l'on appelle d'habitude le but final du socialisme ne m'est rien, le mouvement tout".

[8]. C'est seulement en 1918 que le Parti Ouvrier social-démocrate de Russie changea de dénomination pour s'appeler Parti communiste,

[9]. J. Staline, "La Révolution d'Octobre et la question nationale" (l9l8), Oeuvres, tome 4, Paris, 1978, NBE, p. 145.

[10]. J. Staline, "Comment la social-démocratie comprend-elle la question nationale?", Oeuvres, tome 1, Paris, 1975, NBE, p. 40. Concernant la Russie de l'époque, une précision importante: "Avant tout nous devons rappeler que le Parti social-démocrate qui lutte en Russie s'est appelé Parti social-démocrate de Russie (et non pas russe). Il a voulu évidemment nous montrer par là qu'il se proposait de grouper sous son drapeau non seulement les prolétaires russes, mais aussi ceux de toutes les nationalités de la Russie, et qu'il prendrait par conséquent toutes les mesures nécessaires pour abolir les barrières nationales dressées entre eux." (Idem, p. 47.) L'historien Pierre Vilar, qui fut membre du PCF, montre à l'évidence l'importance de ce texte de 1904 dont il souligne qu'il est la "généralisation" et la "clarification" du passage du Manifeste communiste qui suit la phrase célèbre: "Les ouvriers n'ont pas de patrie." (Voir plus loin.) Pierre Vilar, "Sur la question nationale", Présentation des textes de Staline in Introduction à l'oeuvre théorique de Staline, Paris, 1979, Éditions Norman Béthune, pp. 129‑227. Cf. également son article "Réflexions sur les fondements des structures nationales", La Pensée, n° 217‑218, janvier-février 1981.

[11]. J. Staline, "Le Marxisme et la question nationale", Oeuvres, tome 2, Paris, 1976, NBE, p. 252.

[12]Ibidem, p. 253.

[13]. Il est certes plus facile de se réfugier derrière Lénine pour affirmer que ce dernier ne tenait pas en grande estime les articles de Staline. Quand bien même cette affirmation serait vraie elle ne nous dispenserait pas de faire nous-mêmes ce travail d'analyse! Or il se trouve que cette affirmation est fausse. D'ailleurs Staline n'a-t-il pas exercé la fonction, après la Révolution d'Octobre, de Commissaire aux nationalités? Dans l'article intitulé Le Programme national du POSDR (Parti ouvrier social-démocrate de Russie), Lénine écrit en décembre 1913 que "les principes du programme national social-démocrate ont déjà été mis en lumière ces derniers temps (ici se place au premier chef l'article de Staline) [...]".

[14]. J. Staline, "Le Marxisme...", op. cit., pp. 255‑256.

[15]. Henri Lefebvre, Le nationalisme contre les nations, Paris, 1937, ESI, p. 129. Exclu du Parti communiste français après le XXe Congrès du PCUS en 1956 Lefebvre réaffirme dans ses mémoires: "La définition stalinienne de la nation n'est pas mauvaise. Elle peut figurer dans ce que Staline a écrit de mieux." (La Somme et le reste II, Paris, 1959, La Nef de Paris, p. 497.) Sa position à l'époque (il en variera...) mérite d'être soulignée dans le climat actuel d'hystérie anti-stalinienne: "La critique du stalinisme ne consiste pas en un rejet systématique de tout ce qu'a dit, écrit et fait Staline. [...] Railler la définition, la contester en elle-même sans examen, ce n'est pas de la critique scientifique. C'est encore de l'idéologie." (Ibidem.) La défendre en elle-même sans examen c'est faire usage de stéréotypes.

[16]. La théorie étatique religieuse est un phénomène en voie d'expansion, mis en place et revendiqué par les fractions intégristes tout autant du Judaïsme, de l'Islam que du Catholicisme.

[17]. Qu'en est-il par exemple aujourd'hui du capitalisme monopoliste d'Etat que les révisionnistes ont brandi pour justifier "théoriquement" le passage pacifique au socialisme? Il eût suffit de prendre l'État, tel qu'il était, avec "l'arme" du bulletin de vote, pour gérer l'économie et transformer le capital d'État en levier socialiste par la gestion socialiste de ce capital. Las, aux nationalisations ont succédé les privatisations et tout ce beau calcul est devenu obsolète!

[18]. Pour ne pas parler du reste du monde la composition nationale de l'Europe s'est considérablement compliquée depuis le début de ce siècle. Un travail global sur la question nationale aujourd'hui devrait impliquer des camarades de différentes nations pour l'analyse des situations particulières, régionales, continentales. Le Document préparatoire au Sommet social de Copenhague (1995) fait état de l'ONU et de ses "184 États membres qui se composent, en réalité, de plusieurs milliers de "nations" ou de "peuples", de ce monde bigarré, multi-ethnique et multiculturel". À cette vision bourgeoise, il est nécessaire d'opposer une réalité fondée sur une analyse marxiste-léniniste. Dans le cadre capitaliste les éléments de ce "monde bigarré" occupent une place particulière.

[19]. Une des thèses de Proudhon.

[20]. Vers la même époque il faut indiquer l'introduction des rotatives dans l'imprimerie et la naissance des journaux à grand tirage, l'établissement de la conscription et le développement des voies de communication. La Première Guerre mondiale, et ses morts, a renforcé ce sentiment d'appartenance à la Nation et stabilisé pour un temps le contenu des mots patriote et patriotisme, enjeu entre la droite et la gauche. Puis l'extrême-gauche.

[21]. Il faut noter le projet d'abandon par l'actuel gouvernement social-démocrate d'Allemagne du "droit du sang" qui s'oppose au "droit du sol" presque un siècle après sa mise en oeuvre. On connaît les conséquences tirées par le national-socialisme de cette conception raciste, partagée aujourd'hui par l'État d'Israël. Il peut paraître erroné d'associer l'Etat d'Israël à une problématique européenne: ce serait oublier que le sionisme est né en Europe et que les premiers colons juifs en Palestine étaient d'origine européenne (on comprend la Russie dans l'Europe).

[22]. J. Staline, "Le Marxisme...", op. cit., p. 17.

[23]. Voir Bulletin international, n° 55‑58, 1982, Dossier "Palestine ou Israël" (La Troisième Internationale, la Palestine et le Parti communiste de Palestine - 1920‑1932). Également "Généalogie chronologique du Proche et Moyen Orient", Anna Vayres, I et II, suppléments au n° 1 et au n° 2 du Bulletin international nouvelle série.

[24]. La différenciation de la paysannerie est l'un des grands apports de Lénine.

[25]. Lénine, "Une caricature du marxisme et à propos de “l'économie impérialiste”" (1916), Oeuvres, tome 23, p. 40.

[26]. Marx-Engels, Le Manifeste du parti communiste, Paris, Éditions sociales, 1952. Chapitre II.

[27]. Les thèses d'Otto Bauer, distingué représentant de l'Austro-marxisme, sont remises en avant dans le contexte actuel. Voir Le Messager Européen, la revue d'Alain Finkielkraut, n° 7, 1993, un article de Michael Löwy, "La nation comme communauté de destin: actualité d'Otto Bauer", pp. 172‑177. La définition de la nation par Otto Bauer: "La nation est l'ensemble des hommes [êtres humains] liés par la communauté de destin en une communauté de caractère." Voir Otto Bauer, La question des nationalités et la social-démocratie, EDI-Arcanthère, Paris, 1987.

[28]. J. Staline, "La question nationale et le léninisme", in La question nationale et coloniale, Paris, 1949, Éd. Sociales, p. 255.

[29]. Une autre question est de savoir si les vagues d'immigration, par exemple en France, ont enrichi la culture française en s'additionnant à elle, ou bien l'ont transformée, ou bien, pour les plus récentes, en ont créé une nouvelle, coexistant avec la culture "officielle". Cette coexistence est aujourd'hui, en France, de plus en plus remise en cause, que cela soit le fait de l'extrême droite ou d'une droite conservatrice (par exemple Alain Finkielkraut).

[30]. L'assimilation des cultures étrangères est certes rendue encore plus facile quand la langue étrangère est traduite: ce qui est évident en ce qui concerne les films dont les versions doublées rendent plus proches les sentiments et le mode de vie au lieu de contribuer à leur différenciation.

[31]. Le mode de vie est un élément de la culture nationale, de la communauté de culture. Si une puissance impérialiste crée les besoins qu'elle peut le mieux satisfaire par sa production ou les licences qu'elle exporte elle transforme alors concrètement le mode de vie d'autres nations et renforce tout en même temps sa puissance économique en se créant de nouveaux marchés. Son emprise est alors multiple. Ceci ne concerne bien entendu que les pays capables (une partie de leur population) d'assumer ces nouveaux besoins. Pour les autres, il y a d'autres armes, celle de la faim notamment. Cette arme se présente sous différents aspects: celui du blocus alimentaire (autrefois on affamait des villes, aujourd'hui ce sont des pays), et celui de l'aide alimentaire obéissant à des considérations politiques sous le masque de l'humanitarisme. Sans oublier les effets de la monoculture au profit des intérêts capitalistes. L'arme alimentaire, des soupes populaires aux banques alimentaires, est aussi l'expression ‑ comme le RMI ‑, d'une "solidarité" privée et publique qui légitime tout à la fois l'Etat qui gouverne, sa nature économique, et l'image que l'on se fait de la Nation. Les catastrophes naturelles, et l'aide internationale qu'elles suscitent, quant à elles, tendent à accréditer l'idée d'une communauté humaine universelle.

[32]. "Projet de déclaration des droits des personnes appartenant à des minorités nationales ou ethniques, religieuses et linguistiques" élaboré en 1992 par la Commission des Droits de l'Homme des Nations Unies. La Charte européenne prévoit, entre autres articles, l'accès des langues ethniques aux procédures de justice et aux actes administratifs. Mais cet article n'est pas obligatoire pour les États membres, dont certains ont déjà manifesté leur opposition: la France, la Grèce et la Turquie.

[33]. J. Staline, "La question nationale...", op. cit., p. 249.

[34]. On doit remarquer que Staline ne fait pas de cette théorie une théorie universelle. C'est la théorie des marxistes russes.

[35]. On a écrit majorité. Il serait plus exact de dire totalité. Cette précaution a en vue une analyse qui n'a pas été menée, celle des survivances de la dictature du prolétariat dans les ex-pays socialistes. Dans le meilleur des cas, cependant, il nous semble que s'il existe deux cultures dans ces pays les moyens de propagation de la culture bourgeoise sont dominants.

[36]. Le concept de préférence nationale englobe différents domaines qui sont tout autant l'apanage de la droite, de la gauche que de l'extrême droite et de l'extrême gauche.

[37]. Synonyme de "nation sans histoire"?

[38]. J. Staline, "La question nationale...", op. cit., pp. 251‑252.

[39]. Ce que sont les Amis du peuple, Oeuvres, tome 1, p. 170.

[40]. Lénine, "La Révolution socialiste et le droit des nations à disposer d'elles-mêmes", Oeuvres, tome 22, p. 159.

[41]. "La Maladie infantile  du communisme (le “gauchisme”)", Oeuvres, tome 31, p. 88.

[42]. Lettre de Marx à Engels du 20 juin 1866, Correspondance Marx-Engels, Paris, 1981, tome VIII, pp. 284‑285. Max Stirner, théoricien de l'anarchisme, auteur de L'Unique et sa propriété, dont la critique se trouve dans L'Idéologie allemande.

[43]. La mondialisation a été annoncée par Marx et Engels. L'existence de l'URSS, puis du camp socialiste (non pas système) ont retardé ce que James Burnham appelait dans son livre Pour la domination mondiale (édition française, Paris, 1947) l'Empire mondial. "Il va sans dire que la tentative d'établir un Empire mondial ne s'effectuera pas en affichant ouvertement que c'est à l'Empire mondial qu'on vise. Il sera fait usage de phrases plus acceptables telles que “Fédération mondiale”, “République mondiale”, “États-Unis du monde”, “Gouvernement du monde”, ou même “Nations unies”." (P. 47.)

[44]. Lénine, "La révolution socialiste...", op. cit., pp. 163‑165. Thèse 4.

[45]. Sinon strictement sur la question de l'autodétermination, mais bien plus dans une optique révisionniste la référence à Rosa Luxemburg, après la période libertaire de 1968, réapparaît aujourd'hui comme arme contre la conception léniniste du parti et le concept de dictature du prolétariat, etc.

[46]. Rosa Luxemburg, "La question nationale et l'autonomie'' (1908‑1909).

[47]. Lénine a largement développé la réfutation de ces thèses qui ont pour base concrète la situation de la Pologne, et leur généralisation hors propos. Le mieux est de se rapporter aux textes eux-mêmes.

[48]. Lénine, "Du droit des nations à disposer d'elles-mêmes", Oeuvres, tome 20, pp. 419‑420, 421.

[49]. Lénine, "La révolution socialiste...", op. cit., note de la page 163.

[50]. Lénine, "Le militarisme militant et la tactique antimilitariste de la social-démocratie" (1908), Oeuvres, tome 15, p. 212 et 213.

[51]. Lénine, "Bilan d'une discussion sur le droit des nations à disposer d'elles-mêmes", Oeuvres, tome 22, p. 385.

[52]. Lénine, "La révolution socialiste...", op. cit., pp. 160‑161. Thèse 4.

[53]. Le lien organisationnel établi par le Parti communiste français entre lui-même et les colonies françaises, sous leurs statuts différents, avait pour objet de préserver la "grandeur française", non pas seulement symbolique mais également économique, impérialiste.

[54]. Il ne serait pas sérieux, et idéaliste, de se prononcer pour ou contre la révision des frontières aujourd'hui. Ce n'est pas une question de principe. Quant à rêver à l'intangibilité des frontières comme facteur de paix, c'est une position extérieure au marxisme, au léninisme, fondée sur le pacifisme. Mais à qui sert le pacifisme? C'est dans chaque cas la question que l'on doit se poser.

[55]Note de Lénine: "Inutile de dire que repousser le droit d'autodétermination pour la raison qu'il en découlerait la nécessité de “défendre la patrie” serait tout à fait ridicule. C'est pour la même raison ‑ c'est-à-dire aussi peu sérieusement ‑ que les social-chauvins se réfèrent en 1914‑1916 à n'importe quelle revendication de la démocratie (par exemple, à son républicanisme) et à n'importe quelle formule de lutte contre l'oppression nationale pour justifier la “défense de la patrie”. Lorsque le marxisme déclare que la défense de la patrie se justifiait dans les guerres, par exemple, de la grande Révolution française, ou celles de Garibaldi, en Europe, et qu'elle ne se justifie pas dans la guerre impérialiste de 1914‑1916, il procède de l'analyse des particularités historiques concrètes de chaque guerre en tant que telle, et nullement d'un “principe général”, ni d'un paragraphe de programme." C'est ainsi que la référence aux positions de Lénine en 1939 n'avait pas de sens, même si l'on devait aboutir aux mêmes conclusions pour qualifier la guerre comme inter-impérialiste.

[56]. Lénine, "Bilan d'une discussion... ", op. cit., p. 367.

[57]. On doit noter le passage de la référence à la démocratie à la référence au socialisme dans une perspective mondiale.

[58]. Que l'indépendance du Kosovo, par exemple, soit favorable au prolétariat serbe, cela ne fait aucun doute d'un point de vue marxiste. Mais cette indépendance est-elle nuisible au prolétariat russe? au prolétariat mondial? Et si oui, dans quelle mesure exacte, dont il faudrait tenir compte? À ces questions les défenseurs actuels de la Serbie impérialiste (voir le dossier Polémique [non reproduit ici ‑ Note 321ignition]) ne répondent pas. Ce qu'ils mettent en avant ce sont les dangers de guerre dans les Balkans et contre la Russie.

[59]. Lénine, "Une caricature du marxisme...", op. cit., note de Lénine de la page 57. L'existence de l'URSS, après la Deuxième Guerre mondiale, et la présence de l'Armée rouge au cœur de l'Europe en tant qu´"alliée de classe" fut le facteur déterminant de la création des démocraties populaires, à l'exception de l'Albanie qui, étant donné le déroulement des hostilités, se libéra elle-même.

[60]Idem, p. 69.

[61]. Comme l'écrit le Manifeste: "Le caractère distinctif du communisme n'est pas l'abolition de la propriété en général, mais l'abolition de la propriété bourgeoise. Or, la propriété privée d'aujourd'hui, la propriété bourgeoise, est la dernière et la plus parfaite expression du mode de production et d'appropriation basé sur des antagonismes de classes, sur l'exploitation des uns par les autres. En ce sens, les communistes peuvent résumer leur théorie dans cette formule unique: abolition de la propriété privée."

[62]. On peut par exemple suivre l'évolution du concept de dictature du prolétariat chez Lénine dans Le Prolétariat et sa dictature, Textes choisis par Patrick Kessel, Paris, 1974, UGE/l0‑18, 552 pages.

[63]Les luttes de classes en France, éd. 1952, pp. 33‑34.

[64]. Souligné par nous.

[65]. Lénine, "Le militarisme militant...", op. cit., p. 208.

[66]. Dirigeants du Parti S-D allemand. C'est sous le ministère Noske que Rosa Luxemburg et Karl Liebknecht furent assassinés.

[67]. On trouve cette amputation dans le livre de Victor Leduc, Communisme et nation, Paris, 1954, Éditions sociales, pp. 50‑51. V. Leduc renvoie à l'édition en russe de l'article de Lénine, non encore traduit en français!

[68]. Lénine, Oeuvres, tome 35, p. 252.

[69]. Dans une lettre à K. Kautsky (7‑15 février 1882) Engels écrit: "Le mouvement international du prolétariat n'est possible qu'entre nations indépendantes." En 1915 Lénine écrit: "On conçoit parfaitement que, pour fonder une organisation marxiste internationale, il faut que la volonté de créer des partis marxistes indépendants existe dans les différents pays." ("Le socialisme et la guerre", Oeuvres, tome 21, p. 342.)

[70]. Le "jeu" de la Bourse n'est pas abstrait. Il reflète les tensions inter-capitalistes, est soumis aux fluctuations de la situation internationale ou à de simples intérêts privés qui, en investissant ou en désinvestissant provoquent des effets directs sur de grandes sociétés, causant licenciements, restructurations, etc. Dans cette mesure ceux que l'on appelle les "petits porteurs" sont de fait complices de ce mécanisme, intéressés au maximum de profit extorqué par les grandes et petites sociétés. De même la classe ouvrière et les travailleurs sont également intéressés, quand leurs entreprises sont en Bourse, à la baisse ou à la hausse des actions de ces entreprises, qu'ils le veuillent ou non liés à la survie et au développement financier de celles-ci, au prix de leur exploitation ou de leur oppression. L'important, ce sont les rapports entre les gouvernements des États et la Bourse. En 1893 Engels pouvait écrire à A. Bebel que "la Bourse est une institution, au sein de laquelle les bourgeois exploitent non pas les ouvriers, mais s'exploitent entre eux: la plus-value qui change de mains à la Bourse est une plus-value qui existe déjà, c'est le produit d'une exploitation ouvrière passée" (Marx-Engels, Correspondance, Moscou, 1971, p. 494). Les conditions sont aujourd'hui différentes. Si l'on met à part les petits-bourgeois, ce sont les ouvriers eux-mêmes qui peuvent être amenés à s'exploiter dans le cadre de la participation pour ne pas parler des fonds de pension.

[71]. Fr. Engels, "Esquisse d'une théorie de l'économie politique", in Marx, Critique de l'économie politique, Paris, 1972, UGE/l0‑18, p. 35. C'est suite à ce texte de Fr. Engels (1843‑1844) que Marx commença ses travaux sur l'économie.

[72]. J. Staline, "A propos du marxisme en linguistique", Derniers écrits, Paris, 1953, Éditions Sociales, p. 26. En France, la consigne que donne le PCF aux ouvriers lors de grèves même importantes est de préserver "leurs instruments de travail", c'est-à-dire les moyens de production capitalistes. C'est reconnaître implicitement qu'il n'y a jamais eu de projet révolutionnaire.

[73]. Lénine, "Une caricature du marxisme...", op. cit., p. 37.

[74]. Sur le "jacobinisme" de Marx voir par exemple Karl Korsch in Marxisme et contre-révolution, Paris, 1975, Éditions du Seuil, pp. 73‑74, 80‑81.

[75]. Marx écrit en 1848 dans la Nouvelle Gazette Rhénane: "Toute la Terreur en France ne fut rien d'autre qu'une méthode plébéienne d'en finir avec les ennemis de la bourgeoisie, l'absolutisme, le féodalisme et l'esprit petit-bourgeois." (NGR, Paris, 1969, Éd. sociales, t. 2, p. 229, "La bourgeoisie et la contre-révolution".

[76]. Il faut noter qu'avant de s'en prendre au communisme François Furet était considéré comme un "spécialiste" de la Révolution française. Un "spécialiste" dans la lignée de Tocqueville comme il le souligne alors que lui est attribué le prix Tocqueville en 1991! (Commentaire, n° 55, automne 1991).

[77]. Lénine, "Une caricature du marxisme...", op. cit., p. 68.

[78]. Écrit en 1916 ce texte, d'un point de vue tactique, concerne la Première Guerre mondiale. Toujours d'un point de vue tactique, mais à une époque différente, il posait la question des débuts de la Deuxième Guerre mondiale, qualifiée avant 1941 de guerre inter-impérialiste. Dans une époque caractérisée par la Guerre froide, l'américanisation économique et idéologique de l'Europe, Staline pouvait en 1952 recommander aux partis communistes européens de reprendre des mains de la bourgeoisie, qui l'avait abandonné, le drapeau de l'indépendance nationale contre les États-Unis. De la revendication de l'indépendance nationale comme tactique (il s'agissait alors d'affaiblir le front anticommuniste de l'Alliance Atlantique) à un nationalisme mettant en avant la grandeur de la France (sic) et sa mission historique dans le monde (sic), le pas avait déjà été franchi par le Parti communiste français après le VIIe Congrès de l'Internationale communiste en 1935 et lors du Front populaire. Ce n'est bien entendu pas la tactique en elle-même qui est en cause, mais les objectifs qu'elle sous-tend et que l'on interprète dans un objectif révolutionnaire ou contre-révolutionnaire. Alors que ne se pose plus aujourd'hui la nécessité internationaliste de défendre l'URSS, premier État de dictature du prolétariat, dans le cadre du passage des économies socialistes (peu ou prou socialistes) à un mode de production généralisé, le capitalisme, la question est fondamentalement différente.

[79]. Ce texte a bénéficié particulièrement des remarques et suggestions d'Anna Vayres.