Pour une histoire du PCF
Deutsche Führerbriefe




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Paul Silverberg et les Deutsche Führerbriefe

La publication Deutsche Führerbriefe - Politisch-wirtschaftliche Privatkorrespondenz (Lettres de dirigeants allemands correspondance privée politique-économique) a été créée en 1928 par Otto Meynen, secrétaire particulier de l'industriel Paul Silverberg. Le deuxième poste de rédacteur était occupé par Franz Reuter, représentant à Berlin du bureau de presse de l'Association pour la préservation des intérêts économiques communs en Rhénanie et Westphalie [1]. Il s'agit d'une correspondance d'information interne destinée à des abonnés du milieu d'industriels, grands propriétaires terriens et politiciens.

Paul Silverberg comptait parmi les représentants les plus importants de l'industrie lourde allemande. Sa famille était d'origine juive, mais en 1895 il fit le choix d'adopter la confession chrétienne-protestante. En 1898 son père Adolf Silverberg fonda un consortium de mines. Sur cette base fut constituée en 1908 la Rheinische AG für Braunkohlenbergbau und Brikettfabrikation (RAG), groupe qui s'étendit ensuite par la création de la Rheinisches Elektrizitätswerk im Braunkohlenrevier AG (REW) ainsi que d'autres participations. Dans ce cadre Paul Silverberg assumait progressivement des fonctions dirigeantes importantes; ainsi en 1926 il devint président du conseil de surveillance de la RAG. En 1927 il détenait environ 60 mandats dans divers conseils de surveillance. Au-delà de ses fonctions direct d'entrepreneur grand capitaliste, il exerçait une influence considérable à travers différents regroupements d'industriels: à partir de 1914 il est président de la Société unie de mines de lignite rhénane (Vereinigungsgesellschaft Rheinischer Braunkohlenwerke) et président du conseil de surveillance du Syndicat du lignite rhénan (Rheinisches Braunkohlensyndikat); il est membre du comité de direction de la Fédération des Unions d'employeurs allemandes (Vereinigung der Deutschen Arbeitgeberverbände); en 1927 il devient président adjoint de l'Union nationale de l'industrie allemande (Reichsverband der deutschen Industrie, RDI), en 1932 président de la Chambre du commerce et de l'industrie de Cologne (Kölner Industrie- und Handelskammer).

Les 34 septembre 1926, l'Union nationale de l'industrie allemande (RDI) organise des assises. Paul Silverberg présente un rapport qui prône notamment une amélioration des relations entre les entrepreneurs et la Fédération syndicale générale allemande (Allgemeiner Deutscher Gewerkschaftsbund, ADGB). Ce discours suscite notamment une réaction de Theodor Leipart, président de l'ADGB, qui répond à l'exposé de Silverberg dans une interview publiée dans l'organe du Parti social-démocrate d'Allemagne (SPD), le Vorwärts.

Pour ces deux documents, cf. Paul Silverberg - Rede auf der Versammlung des RDI.

À partir de 1929 Silverberg était membre du Deutsche Volkspartei (Parti populaire allemand, DVP), fondé le 15 décembre 1918. Par ailleurs il était membre de diverses organisations, dont le Comité Pro-Palestine pour la promotion de la colonisation juive en Palestine (Komitee Pro Palästina zur Förderung der jüdischen Palästinasiedlung), constitué à la fin de la Première guerre mondiale. Parmi les adhérents de ce Comité on peut citer un certain nombre de dirigeants social-démocrates: Eduard Bernstein, Fritz Naphtali, Rudolf Breitscheid, Otto Braun, Paul Löbe, Hermann Müller.

Durant l'année 1932, Silverberg participait aux démarches visant à explorer les possibilités d'associer les national-socialistes au pouvoir. Lorsque le 4 janvier 1933 eut lieu une première rencontre entre Franz von Papen et Adolf Hitler, Silverberg, comme Friedrich Flick, Fritz Thyssen, Albert Vögler, avait appuyé la démarche. Quand Hitler fut investi des pouvoirs gouvernementaux, un article dans les Deutsche Führerbriefe, du 31 janvier 1933, commenta favorablement cet évènement [2]:

Par la nomination d'Hitler comme chancelier du Reich, la crise gouvernementale a trouvé de façon remarquablement rapide la solution que nous avons revendiquée avec persévérance depuis l'été comme la meilleure, malgré des critiques et réactions hostiles non négligeables.

Certes, après la prise du pouvoir par les national-socialistes, Silverberg dût abandonner ses différentes fonctions de direction, et à la fin de 1933 il émigra en Suisse. Mais, mise à part évidemment la question de l'antisémitisme et de la persécution des juifs, il ne remit pas en cause sa vision économico-politique antérieure. Et le 28 février 1935 il accepta la "Croix d'honneur pour les Combattants du Front" ("Ehrenkreuz für Frontkämpfer").

Pour plus de détails, cf. une notice biographique sur Paul Silverberg.

Sohn-Rethel et les Deutsche Führerbriefe

L'interprétation de l'article "La reconsolidation sociale du capitalisme" nécessite une lecture qui combine deux approches: d'une part, le caractère des Führerbriefe comme publication liée à certains représentants de la grande bourgeoisie allemande, dont en premier lieu Paul Silverberg, qui avaient une vision politique particulière; et d'autre part, le personnage de l'auteur.

Les contributions aux Führerbriefe étaient toutes, à l'exception seulement des éditoriaux, strictement anonymes. Néanmoins l'identité de l'auteur de l'article sur la reconsolidation a depuis été portée à la connaissance du public: il s'agit d'Alfred Sohn-Rethel, dont voici quelques éléments de biographie.

En 1931, ayant pu bénéficier de l'appui de son parrain Ernst Poensgen (qui est un des principaux représentants de l'industrie sidérurgique [3]), il assume un poste à l'organisation Congrès d'économie pour l'Europe centrale (Mitteleuropäischer Wirtschaftstag, MWT[4] à Berlin. À partir de 1934 il exerce des activités auprès de l'Association allemande d'Orient (Deutscher Orient-Verein) et de la Chambre du commerce égyptienne (Ägyptische Handelskammer, ÄHK). En 1936 il est impliqué dans un litige qui oppose la ÄHK à l'Organisation pour l'étranger (Auslandsorganisation, AO) du NSDAP [5]; pour échapper à la menace d'une arrestation il quitte l'Allemagne et s'installe par la suite en Grande-Bretagne. 1947 il obtient la nationalité britannique et de 1947 à 1972 il est membre du Parti communiste de la Grande-Bretagne. Selon ses indications, entre 1931 et 1936 il a coopéré avec des groupes de résistance illégaux de tendance socialiste.

En ce qui concerne l'article sur la reconsolidation, l'auteur décrit les circonstances de sa publication de la manière suivante [6]: "Cet article a été écrit par moi dans le seul but de contribuer à cette campagne électorale [aux élections législatives de novembre 1932] de la part des communistes. Ce n'est pas que le Parti communiste l'ait commandé. Le parti ne savait rien ni de la rédaction ni de l'auteur de l'article. Je l'ai écrit de ma propre initiative et, après sa parution dans les Führerbriefe, j'en ai envoyé un exemplaire au Rote Fahne."

Quoi qu'on puisse penser de ce contexte particulier, le fait est que l'article en lui‑même constituait non pas une dénonciation des objectifs politiques propres aux Führerbriefe, mais les exposait de manière positive, en de termes conformes au mode de pensée du groupe de grands capitalistes qui les publiaient.

Lorsque Sohn-Rethel tente de formuler rétrospectivement le sens qu'il attribuait à cette épisode [7], il se perd dans des affirmations incohérentes. Il prétend que "le contenu de l'article était marxiste au plus haut point et sans équivoque", et qu'à l'époque l'article "ne pouvaient connaitre aucun autre sort que de servir au Parti communiste, entre fin septembre et le 6 novembre, de principal matériel de propagande". Or, que le KPD ait utilisé ce texte ‑ comme d'autres publications, discours et actes de la bourgeoisie ‑ pour appuyer son combat anticapitaliste, cela n'efface pas la réalité en ce qui concerne Silverberg. L'article sur la reconsolidation constituait une base d'argumentation en direction des fractions du capital qui, contrairement à Silverberg, tendaient à ce moment‑là à se détourner de Hitler; parallèlement il était utile en ce qu'il favorisait une prise de contact direct avec Hitler.

Sohn-Rethel lui-même rapporte d'ailleurs [8] que "l'analyse a suscité, du moins chez Franz Reuter, un intérêt effectif concret", que "un peu de clarté et de ligne conductrice d'envergure lui étaient bienvenues". En septembre 1932 une rencontre entre Meynen et Hitler était prévue mais n'avait finalement pas eu lieu. Le représentant de Silverberg renouvelait alors la sollicitation auprès de Hitler, en transmettant les deux numéros des Führerbriefe qui contenaient l'article sur la reconsolidation [9]. Début novembre finalement, se tint la rencontre de Meynen et Reuter avec Hitler.

Sohn-Rethel, en expliquant ses intentions de l'époque, inclut aussi une critique du KPD. Cependant il s'embrouille en mélangeant allègrement différentes périodes. Il écrit - en 1970 [10]:

Pour des raisons didactiques, j'ai adopté comme point de vue dans l'article la position du grand capital, afin de faire comprendre clairement aux travailleurs qu'autant les social-démocrates que les nazis ne faisaient que servir de soutien à la domination du capital, en tant que “transporteurs transfrontaliers”. Bien sûr, la même chose avait été expliquée auparavant à maintes reprises aux ouvriers et à la masse des électeurs anticapitalistes qui existaient alors, mais jamais encore à partir du porte-voix du grand capital lui‑même et en produisant l'impression d'une force probante incontestable. Si tant est qu'on voulait mener une propagande marxiste efficace, [...] le mieux façon était de procéder par ce détour. Et par le même détour, on pouvait faire appel au Parti communiste pour rappeler à son âme et conscience, à quel point il était nécessaire de mettre la révolution prolétarienne à l'ordre du jour comme la seule alternative pratique possible à la dictature fasciste. Pour ce qui est du discernement à cet égard, les choses clochaient considérablement du côté de la direction du parti. Ses réflexions ne semblaient pas dépasser un front uni avec les Sozis [social-démocrates] pour le sauvetage de la “démocratie”, alors qu'en vérité seule la révolution, avec à la suite une communauté de planification industrielle avec l'Union soviétique, aurait pu au moins théoriquement être une alternative au fascisme.

Faisant référence au "front uni avec les social-démocrates pour sauver la démocratie", Sohn-Rethel avait sans doute en vue certaines orientations ultérieures du mouvement communiste international, mais en cela il ne se souciait nullement de la chronologie historique. Au moment des évènements dont il est question, l'Internationale communiste et avec elle le KPD exprimaient clairement une position mettant en avant l'objectif de la dictature du prolétariat, entre autre au 12e plénum du Comité exécutif de l'IC, tenu du 27 aout au 15 septembre 1932. Les Thèses adoptée par le Plénum constatent en direction du KPD [11]:

Le P.C. allemand. Il faut mobiliser les millions de travailleurs pour la défense de leurs intérêts vitaux, contre leur pillage féroce par le capital monopoliste, contre le fascisme, contre les décrets-lois, contre le nationalisme et le chauvinisme, en luttant pour l'internationalisme prolétarien, en développant les grèves économiques et politiques, les manifestations et en amenant les masses à la grève politique générale; gagner les masses principales de la social-démocratie, liquider résolument les faiblesses du mouvement syndical. Le principal mot d'ordre que le P.C.A. doit opposer à celui de la dictature fasciste (le "troisième Empire") de même qu'au mot d'ordre du parti social-démocrate ("la deuxième République") doit être la République Ouvrière et Paysanne, c'est-à-dire de l'Allemagne socialiste, soviétique, assurant aussi la possibilité du rattachement volontaire des peuples d'Autriche et des autres régions allemandes.

Manuilski, au cours de la discussion sur le rapport de Kuusinen, insiste sur la question des rapports avec les social-démocrates. Il affirme [12]:

La social-démocratie qui au cours de décennies a fait figure de parti des réformes sociales, se déclare aujourd'hui parti du socialisme, de l'objectif final du mouvement ouvrier naturellement d'un socialisme démocratique qui devrait être atteint sans révolution prolétarienne, sur la voie de la mise en oeuvre du "programme de nationalisations" dans le cadre du capitalisme. [...] Et cette circonstance nous dicte à nous, communistes, la nécessité de poser avec une précision particulière la question du pouvoir de la dictature prolétarienne. [...] C'est pourquoi, pour lutter contre la démagogie que la social-démocratie manie autour de la référence au socialisme, notre vieux mot d'ordre de lutte, celui de la dictature du prolétariat, le mot d'ordre du pouvoir, doit ressortir avec une netteté particulière.


 

Notes



[1].       Allemagne, Verein zur Wahrung der gemeinsamen wirtschaftlichen Interessen in Rheinland und Westfalen

En 1871 est créée l'“Association pour la préservation des intérêts économiques communs en Rhénanie et Westphalie” (“Verein zur Wahrung der gemeinsamen wirtschaftlichen Interessen in Rheinland und Westfalen”). Le 13 décembre 1873 est décidée la fondation d'une “Association d'industriels du fer et de l'acier allemands” (“Verein deutscher Eisen- und Stahlindustrieller”). Le 15 avril 1874 le “Zollvereinsländischer Eisenhütten- und  Bergwerksverein”, créé en 1852, se dissout et se reconstitue immédiatement comme “Groupe Nord-Ouest de l'Association d'industriels du fer et de l'acier allemands” (“Nordwestliche Gruppe des Vereins deutscher Eisen- und Stahlindustrieller”), avec siège à Düsseldorf. Ce groupe est étroitement lié à l'Association pour la préservation des intérêts économiques communs en Rhénanie et Westphalie fondée en 1871.

[2].       Cité dans: Blätter für deutsche und internationale Politik, Band 27, 1982, Ausgabe 1; Bonn, PahlRugenstein Verlag; p. 66.

[3].       Cf "La représentation des grands capitalistes dans les dessins de George Grosz" 

[4].       Mitteleuropäische Wirtschaftstagung (MEWT, Congrès économique de l’Europe centrale).

En 1925 est fondée la MEWT avec comme objectif "la création d’un espace économique étendu" en Europe centrale. Vers la fin des années 1920 l'organisation s'engage en faveur d’un rapprochement entre l’Allemagne et l’Autriche, sous la forme d’un Anschluss. En 1928, la MEWT prend le nom de Mitteleuropäischer Wirtschaftstag (MWT).

[5].       Organisation pour l'étranger du NSDAP (Auslandsorganisation, AO)

Le 1er mai 1931 est créée la Section pour l'étranger de la Direction nationale (Reichsleitung) du NSDAP afin d'intégrer et coordonner l'ensemble des associations national-socialistes formées à l'étranger. Le 3 octobre 1933 elle est transformée en Auslandsorganisation du NSDAP, laquelle est directement placée sous les ordres de l'adjoint de Hitler.

[6].       Alfred Sohn-Rethel: Ein Kommentar nach 38 Jahren; Kursbuch, n° 21, 1970; Verlag Klaus Wagenbach; p. 23‑35.

Ici p. 33:

Der Artikel war von mir einzig zum Zweck dieses Wahlkampfes für die Kommunisten verfaßt worden. Nicht daß die Kommunistische Partei ihn etwa bestellt hätte. Die Partei wußte weder von der Abfassung noch von dem Verfasser des Artikels etwas. Ich schrieb ihn aus eigener Initiative und schickte, nachdem er in den Führerbriefen erschienen war, ein Exemplar an die Rote Fahne.

[7].       Idem, p. 32‑33:

Wie kam ein Artikel von so eindeutig marxistischem Inhalt zu jenem kritischen Augenblick ausgerechnet in die Deutschen Führerbriefe? Ein Artikel, dem zu diesem Zeitpunkt gar nichts anderes zuteil werden konnte, als von Ende September bis zum 6. November der kommunistischen Partei als Hauptpropagandamaterial zu dienen?

[8].       Idem, p. 34:

Außerdem aber erweckte die Analyse, zum mindesten bei Franz Reuter, ein tatsächliches sachliches Interesse. In der unbeschreiblichen politischen und ökonomischen Konfusion, die mit ihrem Getöse die damalige Zeit erfüllte, war ihm und möglicherweise sogar dem beschränkteren Otto Meynen ein wenig Klarheit und große Linie aufrichtig willkommen.

[9].       Reinhard Neebe: Großindustrie, Staat und NSDAP 1930-1933 - Paul Silverberg und der Reichsverband der Deutschen Industrie in der Krise der Weimarer Republik;
Göttingen,Vandenhoeck & Ruprecht, 1981;

p. 166‑167.

[10].          Alfred Sohn-Rethel: Ein Kommentar..., op. cit.

Ici p. 33:

Aus didaktischen Gründen nahm ich in dem Artikel den Standpunkt des Großkapitals als Blickwinkel ein, um den Arbeitern klar zu machen, daß sowohl die Sozialdemokraten wie die Nazis bloß der Kapitalherrschaft zur Stütze, zum »Grenzträger«, dienten. Natürlich war der Arbeiterschaft und den massenhaften antikapitalistischen Wählern, die es damals gab, dasselbe viele Male vorher erklärt worden, aber noch niemals aus dem Sprachrohr des Großkapitals selbst und mit dem Anschein unumstößlicher Beweiskraft. Wenn man überhaupt wirksame marxistische Propaganda treiben, der Arbeiterschaft die drohende Spaltungsgefahr vor Augen stellen wollte, so konnte es am besten auf diesem Umwege geschehen. Und auf demselben Umwege konnte man auch der kommunistischen Partei ins Gewissen reiben, wie notwendig es war, die proletarische Revolution auf die Tagesordnung zu setzen als einzige mögliche praktische Alternative zur faschistischen Diktatur. Mit dieser Einsicht stand es bei der Parteiführung sehr faul. Über eine Einheitsfront mit den Sozis zur Rettung der »Demokratie« schien ihr Denken nicht hinauszureichen, wo in Wahrheit nur die Revolution, mit nachfolgender industrieller Plangemeinschaft mit der Sowjet-Union wenigstens theoretisch eine Alternative zum Faschismus hätte sein können.

[11].     12e Plenum du Comité exécutif de l'Internationale communiste, Thèses : La situation internationale et les tâches de l'IC .

[12].     12e Plénum du Comité exécutif de l'Internationale communiste, Dmitri Manuilski: Intervention dans la discussion .