Le “Travail hébreu” contre la classe ouvrière en Palestine

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Janvier 2009


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L'une des lignes directrices du mouvement sioniste, dès ses origines, était l'objectif de mettre en oeuvre la “conquête du travail”[1]. Les efforts en ce sens étaient présentés d'abord sous l'angle idéologique d'un soi-disant processus conscient et voulu, de prolétarisation individuelle et collective. Mais dans les faits il s'agissait d'un combat actif pour remplacer par des travailleurs juifs les travailleurs arabes employés dans le secteur juif de l'économie palestinienne. De là s'est développé la doctrine du “travail hébreu” ‑ c'est-à-dire l'emploi exclusif de Juifs dans chaque entreprise du secteur juif de l'économie palestinienne ‑, notion qui au cours de la décennie précédant la Première Guerre mondiale occupait progressivement une place centrale dans le discours et la pratique du sionisme socialiste.

Ce fut Yitzhak Ben Tzvi, l'un des principaux promoteurs du courant désigné comme “sionisme socialiste”, qui formula de la façon la plus élaborée le raisonnement idéologique qui permit au Poalei Tziyon d'adopter une politique qu'il avait initialement rejetée. Dans un essai en deux parties publié en 1912[2], Ben Tzvi tenta de démontrer que dans certaines conditions historiques, les intérêts nationaux doivent passer devant la solidarité de classe. Selon son argumentation, à l'époque, les travailleurs juifs en Palestine, organisés et ayant une conscience de classe, avaient le droit de demander que le travail arabe bon marché et non organisé soit exclu des emplois dans les moshavot et ailleurs dans le secteur juif. Selon lui, ce serait seulement lorsque le développement capitaliste aurait fait suffisamment de progrès et que les emplois seraient devenus abondants pour tous, que la base matérielle serait créée pour une solidarité entre travailleurs juifs et arabes. (La deuxième partie de l'essai qui est celle évoquée ici, s'intitulait "Perspective prolétarienne et défense nationale".) Dans un autre essai, datant de 1921 et intitulé "Le Mouvement arabe"[3], Ben Tzvi affirmait que le nationalisme arabe en Palestine était une création artificielle destinée à servir les intérêts des grands propriétaires fonciers, prêteurs d'argent et ecclésiastiques arabes palestiniens qui cherchaient à perpétuer leur domination et l'exploitation des paysans et travailleurs arabes. Selon lui, les propriétaires fonciers et leurs laquais craignaient que "les immigrants [juifs] viendront et s'établiront [sur des terres étatiques inutilisées] et priveront pour toujours les effendis [grands propriétaires fonciers] de toute espoir de s'approprier les terres vacants à des fins d'exploitation et de spéculation, mettant en danger par là tout avenir pour cette classe". Il considérait que ces propriétaires fonciers s'opposaient au sionisme parce qu'ils savaient que l'immigration et l'établissement des Juifs minait leur domination.

[Le paysan arabe en Palestine] ne souffre pas de l'immigration juive, mais de la pression de son effendi et de l'exploitation par le citadin représentant de l'effendi, qui est de la même race et religion. […] [Le paysan] est intéressé par le nouveau régime [britannique] qui assure la paix et la sécurité à l'égard des bandits et des voleurs, en particulier des bédouins qui habituellement venaient du désert vers les terres occupées et pillaient le pays sans être inquiétés. Le paysan est intéressé par un régime qui élève le niveau culturel et assure la justice et la défense contre l'extorsion. Le paysan est également intéressé par l'expansion de l'emploi et de l'industrie dans le pays et l'amélioration du sort des travailleurs, qui nécessairement découle de l'immigration et de l'établissement des Juifs. Ainsi le paysan n'est pas opposé à l'immigration.

Au cours des débats au congrès fondateur de la Histadrut (Fédération générale du travail juif, une institution sociale dépassant le cadre d'une organisation purement syndicale), des délégués du Mops (prédécesseur du Parti communiste palestinien) proposèrent l'établissement de deux organisations séparées[4]: "une fédération syndicale non-partisane de tous les travailleurs de Eretz Yisrael sans distinction d'affiliation nationale ou d'opinion politique" et une "organisation de colonisation de tous les travailleurs juifs engagés dans l'édification du centre socialiste juif en Eretz Yisrael". Pour compléter ces deux instances, il faudrait un "conseil international [juif et arabe] des travailleurs comme organe politique de la classe ouvrière toute entière du pays, dont la tâche serait de prendre les rênes du gouvernement".

David Ben Gourion de son côté exposa sa thèse concernant la relation entre travailleurs arabes et juifs en 1921, sous forme d'une proposition soumise lors de la préparation du congrès d'Ahdut Haavoda[5]. Il commença par constater que la base de ces relations doit être "un travail commun économique, politique et culturel, qui est la condition préalable nécessaire pour notre salut en tant que peuple travailleur libre et pour l'émancipation du peuple travailleur arabe de l'esclavage de la part de ses oppresseurs et exploiteurs, les propriétaires fonciers et immobiliers dominants". C'est "le travailleur juif conscient et cultivé, dont la mission historique est l'édification d'une communauté libre des travailleurs en Eretz Yisrael, qui doit diriger le mouvement de la libération et renaissance des peuples du Proche Orient" et "éduquer le travailleur arabe à vivre une vie de travail ordonnée et basée sur la coopération, la discipline et responsabilité mutuelle". Ben Gourion proposa: "[...] dans tous les métiers qui emploient des travailleurs juifs et arabes (tels que les chemins de fer, le travail des métaux, etc.) les syndicats juifs devraient organiser les travailleurs arabes au sein de syndicats reliés à des syndicats juifs. Les syndicats unifiés mettront en œuvre en commun des activités pour améliorer les conditions de travail et pourvoir aux activités culturelles et l'assistance médicale pour les travailleurs arabes." Il suggéra en outre que la Histadrut emploie des travailleurs arabes aussi bien que juifs, sur un pied d'égalité, pour effectuer des contrats de travaux publics obtenus du gouvernement.

Dans un discours adressé au conseil du syndicat des ouvriers des chemins de fer en 1924, D. Ben Gourion dit[6]:

L'unité entre les travailleurs de nations différentes ne peut exister que sur la base de la liberté et de l'égalité nationale. Pour les travailleurs il y a des sujets d'intérêt commun où il n'y a pas de différence entre un Juif et un Arabe, un Anglais ou un Français. Ce sont les choses qui concernent le travail: horaires, salaires, relations avec l'employeur, protection contre les accidents, le droit des travailleurs de s'organiser, et ainsi de suite. Dans tous ces domaines nous travaillons ensemble. Puis il y a des intérêts qui sont spécifiques aux travailleurs de chaque nationalité, spécifiques mais pas contradictoires, qui concernent les besoins nationaux: sa culture, sa langue, la liberté de son peuple, etc. Dans tous ces domaines il doit y avoir autonomie complète et égalité pour les travailleurs de chaque nation.

D. Ben Gourion fut amené à se prononcer plus clairement sur la question du nationalisme arabe au cours d'un débat qui eut lieu au sein d'Ahdut Haavoda à son troisième congrès tenu en 1924. À cette époque, le Colonial Office britannique et le gouvernement mandataire en Palestine avaient entamé des négociations avec les directions arabes et juives en vue d'un conseil législatif aux pouvoirs limités. Au congrès, Shlomo Kaplansky, dirigeant de l'aile gauche du parti, proposa qu'Ahdut Haavoda demande l'établissement immédiat d'un parlement élu démocratiquement et ayant des pouvoirs étendus. Kaplansky admit que ce parlement aurait inévitablement une majorité arabe, mais affirmait que les intérêts vitaux de la communauté juive pourraient être sauvegardés à travers un accord avec la direction arabe. Ben Gourion s'opposa vivement à cette proposition. Insistant sur le fait que le sionisme constituait essentiellement un projet de création d'un État, il demandait que toutes les propositions concernant un gouvernement représentatif soient évaluées en fonction de l'apport qu'ils pouvaient présenter à cet égard[7]:

Nous ne devons pas avoir peur de proclamer qu'entre nous, les travailleurs juifs, et les dirigeants du mouvement arabe actuel, les effendis, il n'y a pas de langage commun. […] Certainement, la communauté arabe dans le pays a le droit à l'autodétermination, à l'autogouvernement. Il ne nous viendrait jamais à l'esprit de restreindre ou minimiser ce droit. L'autonomie nationale que nous demandons pour nous-mêmes, nous la demandons également pour les Arabes. Mais nous n'admettons pas leur droit de gouverner le pays dans la mesure où le pays n'est pas édifié par eux et attend encore ceux qui vont le travailler. Ils n'ont aucun droit ou prétention légitime d'empêcher ou contrôler la construction du pays, la restauration de ses ruines, la mise en valeur de ses ressources, l'expansion de son territoire développé, le développement de sa culture, la croissance de sa communauté laborieuse. […] Le destin du travailleur juif est lié au destin du travailleur arabe. Ensemble nous nous élèverons, ou ensemble nous tomberons. Le travailleur juif ne travaillera pas 8 heures par jour si le travailleur arabe sera forcé de travailler 10‑12 heures. Le travailleur juif n'obtiendra pas 30 piastres par jour si le travailleur arabe vend son travail pour 15 piastres ou moins. […] Nous devons chercher un accord et un entendement avec le peuple arabe uniquement à travers le travailleur arabe, et uniquement une alliance de travailleurs juifs et arabes établira et maintiendra une alliance des peuples juifs et arabes en Palestine.

Dans le cadre de la préparation du troisième congrès de la Histadrut en 1927, Chaim Arlosoroff publia un essai intitulé "Sur la question de l'organisation conjointe"[8]. Il citait le cas de l'Afrique du Sud où selon son point de vue les conditions pouvaient être étroitement mises en parallèle avec celles auxquelles étaient confrontés les travailleurs juifs en Palestine. Suivant son exposé, les travailleurs blancs étaient incapables de faire face à la concurrence dominante du travail africain et indien, abondant et peu couteux. Ils s'étaient donc organisés et avaient utilisés leur prépondérance politique pour assurer l'imposition d'une "barre de couleur" qui excluait les non-blancs des emplois de supervision, qualifiés, et bien payés. La seule voie pour sortir de ce même dilemme pour le mouvement sioniste était de consacrer ses ressources et énergies à développer un secteur économique séparé exclusivement juif, de salaires et de productivité élevés qui coexisterait avec un secteur arabe improductive et de salaires bas durant les décennies à venir.

À ce même troisième congrès de la Histadrut, D. Ben Gourion (secrétaire de l'organisation) fut amené à réfuter l'argument visant à faire une distinction entre le sionisme et les travailleurs juifs[9]:

[…] les travailleurs juifs en Palestine, ce sont eux les sionistes. […] Ils sont venus en Palestine grâce au sionisme. […] Et le sionisme aspire à amener les masses juives en Eretz Yisrael et au travail, de transformer ici les masses juives en travailleurs, et elles amèneront aussi le renforcement des travailleurs et des masses arabes en Eretz Yisrael et dans les pays environnants […] Voilà ce qu'est le sionisme: le retour des masses juives en Eretz Yisrael et leur transformation en une force de travail productive sur laquelle sera basé le futur régime du pays.


Notes



[1]. Pour un glossaire relatif aux personnalités, organisations et termes particuliers mentionnés, voir:

http://histmove.ouvaton.org/pag/chr/pag_004/fr/pag.htm.

[2]Zachary Lockman: Comrades and Enemies - Arab and Jewish Workers in Palestine 1906‑1948, Berkeley, University of California Press, 1996, 1er chapitre (section "The Struggle for Hebrew Labor"), et Note 40 du chapitre.

http://www.escholarship.org/editions/view?docId=ft6b69p0hf&doc.view=content&chunk.id=s1.1.13

http://www.escholarship.org/editions/view?docId=ft6b69p0hf&doc.view=content&chunk.id=d0e1327

[3]. Z. Lockman, op. cit., chapitre 2 (section "The Arabs of Palestine In Labor-Zionist Discourse"), et Note 1 du chapitre.

http://www.escholarship.org/editions/view?docId=ft6b69p0hf&doc.view=content&chunk.id=s1.2.15

http://www.escholarship.org/editions/view?docId=ft6b69p0hf&doc.view=content&chunk.id=d0e2353

[4]. Z. Lockman, op. cit., chapitre 2 (section "The Histadrut and the “Arab Question”").

http://www.escholarship.org/editions/view?docId=ft6b69p0hf&chunk.id=s1.2.17

[5]. Z. Lockman, op. cit., chapitre 2 (section "Ben-Gurion and the Arab Working Class").

http://www.escholarship.org/editions/view?docId=ft6b69p0hf&doc.view=content&chunk.id=s1.2.19

Cf. également Bureau Oriental de l'Internationale Communiste: "Contre les méfaits du nationalisme en Palestine - Appel aux prolétaires de tous les pays", Correspondance Internationale, 15, février 1925. Document reproduit in: Bulletin International, 55‑58, juillet-octobre 1982. http://321ignition.free.fr/pag/fr/lin/pag_005/docu_06.htm

[6]. Z. Lockman, op. cit., chapitre 2 (section "Ben-Gurion and the Arab Working Class").

http://www.escholarship.org/editions/view?docId=ft6b69p0hf&doc.view=content&chunk.id=s1.2.19

[7]. Z. Lockman, op. cit., chapitre 2 (section "Zionism, Democracy, and Arab Workers").

http://www.escholarship.org/editions/view?docId=ft6b69p0hf&doc.view=content&chunk.id=s1.2.20

[8]. Z. Lockman, op. cit., chapitre 2 (section "Palestine, South Africa, and Native Labor").

http://www.escholarship.org/editions/view?docId=ft6b69p0hf&doc.view=content&chunk.id=s1.2.26

[9]. Z. Lockman, op. cit., chapitre 2 (section "From “Historic Mission” to Benign Neglect").

http://www.escholarship.org/editions/view?docId=ft6b69p0hf&doc.view=content&chunk.id=s1.2.27